THÉRAPIE PULPAIRE ET PLAIE DENTINAIRE INFECTÉE ET PROFONDE LA LÉSION CARIEUSE PROFONDE
Dossier
Marjorie ZANINI* Cyril VILLAT** Franck DECUP***
*MCU-PH, Université de Paris, GH Pitié Salpêtrière, AP-HP.
**PU-PH, Université Lyon 1, Hospices Civils de Lyon.
***MCU-PH, Université de Paris, Hôpital Charles Foix, AP-HP.
Le processus carieux est lié à des bactéries (streptocoques et lactobacilles) présentes dans la salive et au sein du biofilm oral. Les hydrates de carbone fermentescibles qu’elles métabolisent grâce à leurs enzymes protéolytiques sont à l’origine d’une production d’acides (acides acétique, formique, propionique, butyrique et surtout lactique) au contact des tissus dentaires. La conséquence directe de la...
Le processus carieux est lié à des bactéries (streptocoques et lactobacilles) présentes dans la salive et au sein du biofilm oral. Les hydrates de carbone fermentescibles qu’elles métabolisent grâce à leurs enzymes protéolytiques sont à l’origine d’une production d’acides (acides acétique, formique, propionique, butyrique et surtout lactique) au contact des tissus dentaires. La conséquence directe de la production des acides bactériens sera la libération d’ions H+ et la diminution locale du pH. Lorsque le pH atteint 5,5 (pH critique), l’hydroxyapatite des tissus minéralisés dentaires se dissout (figure 1).
De plus, les bactéries cariogènes synthétisent des exotoxines, molécules qui contribuent à leur virulence. Les micro-organismes développent aussi des stratégies qui contribuent à leur pathogénicité.
Quelques exemples de facteurs de virulence et leur rôle :
- adhérence aux surfaces dentaires (acide lipotéichoïque ou LTA, adhésines) ;
- invasion des cellules de l’hôte (flagelle, enzyme) ;
- dommages tissulaires (exotoxines, enzymes) ;
- évitement/résistance aux cellules de défense de l’hôte.
Histologiquement, la lésion carieuse peut être divisée en plusieurs zones.
À partir de la périphérie vers la partie interne de la lésion carieuse, on distinguera [1] (figure 2) :
- la zone nécrotique composée du biofilm bactérien et de la dentine décomposée sous l’action des acides et des enzymes protéolytiques bactériens ;
- la zone contaminée ou infectée (soft dentin) où les bactéries sont présentes mais en quantité moindre par rapport à la zone sus-jacente et où les dommages du tissu dentinaire sont irréversibles : au sein de la dentine, on note une dénaturation du collagène et une déminéralisation acide des composés inorganiques ;
- la zone déminéralisée ou affectée (leathery ou firm dentin) : ici, la dentine ne présente que des dommages réversibles car le tissu est seulement déminéralisé et le collagène non dénaturé.
La progression du front bactérien par rapport à la pulpe dentaire a une influence sur les phénomènes physiologiques pulpo-dentinaires. Tant que ce front se trouve à une distance radiologique d’au moins 0,5 mm, le passage des bactéries reste limité dans les canalicules grâce, d’une part, au phénomène de surpression pulpaire du fluide dentinaire et, d’autre part, au pouvoir tampon de la dentine qui est capable de maîtriser les ions H+ des acides bactériens [2].
En revanche, les toxines vont pouvoir diffuser au travers des canalicules jusqu’aux odontoblastes.
Ceux-ci, tout comme les autres cellules de défense présentes dans le tissu pulpaire (macrophages, cellules dendritiques…), ne restent pas insensibles à ces agressions (figure 3). En effet, ces cellules présentent des récepteurs TLR (pour Toll Like Receptor) [3] qui font partie de la famille des PRR (Pattern Recognition Receptors) ayant pour ligands les PAMPs (Pathogen-Associated Molecular Patterns ou motifs moléculaires associés aux pathogènes). Les PAMPs sont des motifs bien spécifiques que contiennent des toxines bactériennes (tableau 1).
La fixation du PAMP sur le récepteur TLR déclenche une signalisation interne au sein de l’odontoblaste. On aura ainsi une réaction en cascade.
Par exemple, la liaison du LTA (présent au niveau des bactéries cariogènes Gram+) avec les récepteurs TLR2 implique [4] :
- l’augmentation de la production de PRR au niveau de l’odontoblaste ;
- la production de cytokines (en l’occurrence Il-8 et Il-6) et de chimiokines (en l’occurrence CCL-2).
Les cytokines et chimiokines inflammatoires ont des rôles variés spécifiques mais toutes deux contribuent au déclenchement des processus biologiques d’inflammation pulpaire.
La réaction inflammatoire est le processus de défense de tout tissu conjonctif. Elle s’initie via des médiateurs inflammatoires libérés localement qui ont des actions diverses : changements vasculaires (vasodilatation, augmentation de la perméabilité vasculaire permettant notamment le recrutement de cellules neutrophiles provenant de la circulation sanguine), gradient chimique pour recruter les cellules en regard de la lésion carieuse (gradient chémo-attractant), activation et stimulation des cellules immunitaires qui libèrent davantage de molécules inflammatoires.
La détection du LPS [5] et du LTA [6] par les TLR est responsable de la sécrétion de VEGF (facteur de croissance de l’endothélium vasculaire) par les odontoblastes/macrophages/autres cellules pulpaires. Le VEGF va participer à l’augmentation de la perméabilité vasculaire et à la vasodilatation.
Ce processus inflammatoire, essentiel à la défense du tissu pulpaire, est également responsable de l’exacerbation de la douleur. Parmi les médiateurs inflammatoires libérés, l’histamine est notamment une substance algogène.
En outre, les acides bactériens ne peuvent pas diffuser jusqu’aux odontoblastes mais ils vont néanmoins déminéraliser localement le tissu dentinaire. Cette déminéralisation aboutit à la libération de protéines matricielles initialement incluses dans le tissu dentinaire. La dentine est en effet un tissu partiellement minéral qui est composé, dans sa phase organique, d’une trame de collagène I qui renferme au sein de ses « mailles » un certain nombre de protéines matricielles non collagéniques.
Ces protéines, initialement sécrétées par les odontoblastes, se retrouvent successivement enfermées et protégées par le processus de minéralisation. Parmi ces nombreuses protéines matricielles, on retrouve un grand nombre de facteurs de croissance, notamment ceux de la exacer de famille de TGF-ß, VEGF, ADM (adrénomédulline). Ces facteurs de croissance diffusent par voie canaliculaire en direction pulpaire. Dans le cas du TGF-ß, l’odontoblaste présente un récepteur qui lui est spécifique. La reconnaissance du TGF-ß par ce récepteur implique une augmentation de l’activité´ dentinogénétique (formation de dentine par les odontoblastes) induisant la formation d’une dentine tertiaire réactionnelle. L’apposition de dentine réactionnelle sera localisée aux odontoblastes stimulés, c’est-à-dire sous-jacents à la lésion carieuse (figure 4).
Deux phénomènes biologiques sont en compétition :
- la diffusion des toxines bactériennes associée au déclenchement de l’inflammation pulpaire ;
- la diffusion de protéines matricielles déclenchant une stimulation de l’odontoblaste à sécréter une dentine réactionnelle.
Ainsi, les deux objectifs thérapeutiques seront d’éliminer la majeure partie de la masse bactérienne (necrotic et soft dentin) pour bloquer la diffusion des toxines en direction pulpaire afin de limiter le processus inflammatoire tout en tirant parti de la diffusion et de l’action des protéines matricielles présentes et libérées au sein de la dentine la plus interne (soft et firm dentin) (figure 5).
Les atteintes carieuses profondes, associées à des symptômes pulpaires réversibles (réponse d’intensité légère à une douleur provoquée et réponse exacer bée au test au froid avec une rémanence inférieure à 20 secondes) et dont l’évaluation radiographique atteint le quart interne de l’épaisseur dentinaire, peuvent répondre à des traitements préservant la vitalité de la pulpe [7].
Le « curetage sélectif », défini par l’ICCC (International Carie Consensus Collaboration) [8], consiste en l’élimination tissulaire de la soft dentin (pouvant être retirée à l’aide d’un excavateur manuel avec une légère pression) jusqu’à la leathery ou firm dentin (déminéralisée et colorée mais ayant encore une texture proche du cuir) [9].
L’objectif est de conserver une épaisseur de tissu dentinaire assurant une barrière physique et dotée d’un potentiel biologique participant à la cicatrisation. Le maintien d’une distance de sécurité au niveau des parois pulpaires permet d’éviter une exposition engageant le pronostic de la pulpe.
Cette stratégie de préparation cavitaire fait aujourd’hui consensus. Les études cliniques et les différentes sociétés scientifiques en font leur recommandation de première intention.
Les lésions carieuses occlusales ont un résultat plus prévisible que les lésions multi-surfaces [10].
Le gain de temps (absence de traitement endodontique) pour le praticien et l’amélioration du pronostic de la dent pour le patient sont des arguments forts pour appliquer cette procédure de manière systématique.
Cliniquement, le but est d’éliminer toute la dentine cariée en périphérie jusqu’à obtenir une dentine saine, dure et claire (hard dentin) [1] pour assurer l’étanchéité de la restauration. Pour cela, un excavateur manuel ou un curetage rotatif avec une fraise boule tungstène est utilisé. Une attention particulière est apportée au curetage de la jonction amélo-dentinaire (JAD) qui est généralement le siège d’une extension carieuse. En revanche, plus en profondeur, la dentine leathery ou firm est conservée dans la partie centrale. Un peu de dentine soft peut même être laissée sur une faible surface au niveau de la paroi pulpaire la plus profonde si le risque d’effraction est important [8, 9]. On obtient ainsi une préparation cavitaire nécessaire et suffisante pour permettre un arrêt de la lésion, une cicatrisation pulpo-dentinaire et une restauration durable.
Une approche systématique est décrite pour concilier l’avantage du curetage sélectif tout en maintenant la qualité de l’adhésion de la restauration [11]. Elle consiste à créer une zone de scellement périphérique comprenant l’émail (1-1,5 mm), la JAD (0,2 mm) et une bande de 1 à 2 mm de dentine dure pour permettre un collage fiable et durable. Pour s’assurer du meilleur curetage dentinaire dans cette zone périphérique, les révélateurs tissulaires sont intéressants. Les colorants dentinaires, qui teintent la matrice collagénique, et la fluorescence laser, qui analyse la luminance tissulaire et renseigne sur l’activité du processus de déminéralisation, peuvent être avantageusement utilisés dans cette situation [12, 13].
Compte tenu de la faible épaisseur de la dentine vis-à-vis de la pulpe, l’utilisation d’un matériau silicate de calcium ou d’un ciment verre ionomère conventionnel est recommandée avant la restauration avec une résine composite [14] (figures 6 et 7). Néanmoins, d’après une méta-analyse récente, le collage direct (surtout en cas d’utilisation d’un système M + R) sur les tissus dentinaires ainsi préparés a aussi montré de bons résultats [15] (figures 8 et 9). Toutefois, les forces d’adhésion diminuent avec l’épaisseur de la dentine résiduelle : ainsi, plus la cavité est proche de la pulpe, moins l’adhésion est optimale [16]. Avec l’éviction carieuse on assiste à une réduction drastique de la charge bactérienne. En conséquence, la diffusion des toxines en direction pulpaire est diminuée, voire éradiquée.
Les bactéries persistantes au moment du curetage sélectif seront ici scellées et deviendront inactives. L’action des silicates de calcium serait a priori essentiellement indirecte. En effet, l’induction locale d’un pH alcalin lors de la prise de ces matériaux induit une déminéralisation dentinaire à l’origine d’une libération des protéines matricielles. Comme vu précédemment, ces protéines matricielles peuvent réactiver les odontoblastes via une liaison protéines sur récepteurs. Les odontoblastes augmentent donc la vitesse de sécrétion de dentine (dentinogenèse tertiaire) induisant l’apposition d’une dentine tertiaire (dentine réactionnelle) faisant office de barrière physique entre la restauration et la pulpe sous-jacente. La mise en place d’un ciment aux silicates de calcium ou d’un CVI ne peut être considérée comme une restauration d’usage en raison d’une résistance mécanique moindre par rapport à une résine composite [17]. Il convient donc de réaliser une restauration adhésive sus-jacente.
Les études évaluant l’adhésion entre les ciments verres ionomères et les résines composites montrent de bons résultats quel que soit le système adhésif, y compris les systèmes universels [18]. L’analyse de la littérature est assez hétérogène quant à l’efficacité des forces d’adhésion à l’interface silicate de calcium/résine composite. En effet, des études in vitro ont montré que les forces d’adhésion des restaurations collées sur la Biodentine étaient significativement inférieures à celles des ciments verres ionomères modifiés par adjonction de résine ou d’autres silicates de calcium [19-21]. La comparaison entre les différents types de silicates de calcium montre, en revanche, de meilleurs résultats pour la Biodentine que pour le MTA. Les forces d’adhésion à un composite de type méthacrylate vont du simple au double : 17,7 MPa pour la Biodentine contre 8,9 MPa pour le MTA [22]. Le délai de restauration (immédiat versus 1 semaine) ne semble pas être un facteur prépondérant [23]. Néanmoins, certains auteurs recommandent un délai de 2 semaines entre la mise en place du ciment aux silicates et la restauration permanente sus-jacente [AB3] permettant ainsi une maturation intrinsèque du matériau. Le durcissement complet pourra ainsi s’opposer aux phénomènes de stress de surface conséquents à la contraction de polymérisation du composite de restauration [24, 25]. Pour Pradelle-Plasse et al., ni le délai de restauration ni le système adhésif utilisé ne présente une incidence majeure sur les forces d’adhésion des silicates de calcium/résine composite [26].
La lésion carieuse induit un gradient de destruction au sein de la dentine. Cliniquement, on distingue une zone nécrotique à l’extérieur, puis une zone ramollie de dentine « infectée » (soft dentin) et un front lésionnel plus ferme de dentine « affectée » (firm dentin).
À ce niveau, c’est une troisième ligne de défense, fondée sur des réactions biochimiques, qui est en jeu. L’agression bactérienne dissout la phase minérale de la dentine et libère des molécules qui entrent en compétition : des toxines, source d’inflammation pulpaire et d’un cortège de signaux d’alarme, et des protéines dentinaires, qui stimulent les odontoblastes pour créer une dentine réactionnelle.
Le traitement consiste à stopper la lésion tout en gardant le potentiel de réparation dentinaire.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.