ODONTOLOGIE RESTAURATRICE
Blanche GOYAT-LONGLET* Aline COSTENOBLE** Élodie SAVARD*** Céline GAUCHER****
*Interne en médecine bucco-dentaire,
Service d’odontologie, hôpital Albert-Chenevier, hôpital universitaire
Henri-Mondor, Créteil
Faculté de chirurgie dentaire, université
Paris-Descartes, Pôle de recherche et
d’enseignement supérieur Paris Cité
**Spécialiste en orthopédie
dento-faciale, Lille
Ancienne interne, Service
d’odontologie, hôpital Albert-Chenevier, hôpital universitaire
Henri-Mondor, Créteil
***Attachée, Service d’odontologie,
hôpital Albert-Chenevier, hôpital
universitaire Henri-Mondor, Créteil
Faculté de chirurgie dentaire, université
Paris-Descartes, Pôle de recherche et
d’enseignement supérieur Paris Cité
****MCU-PH, Service d’odontologie, hôpital
Albert-Chenevier, hôpital universitaire
Henri-Mondor, Créteil
Faculté de chirurgie dentaire, université
Paris-Descartes, Pôle de recherche et
d’enseignement supérieur Paris Cité
La technique moderne des résines composites permet de modifier de façon importante l’anatomie des dents existantes avec des préparations mini-invasives, voire sans préparation. L’intérêt fondamental de ces techniques est la préservation des propriétés biologiques et biomécaniques des dents et leur faisabilité immédiate en technique directe. Le concept de stratification naturelle est devenu une référence dans les concepts de restaurations composites.
Shannon, âgée de 14 ans à la première consultation, est en bonne santé générale, elle se présente pour l’asymétrie de ses incisives latérales.
L’analyse exobuccale (fig. 1 à 3) montre un visage ovalaire symétrique avec un profil assez rectiligne et un sourire harmonieux mais légèrement perturbé par l’asymétrie des latérales.
L’examen endobuccal montre (fig. 4 à 8) :
• la persistance de la 62 et la morphologie riziforme de la 12 ;
• un décalage du centre interincisif maxillaire à droite de 1 mm ;
• une classe II dentaire légèrement plus marquée à droite qu’à gauche par mésialisation du secteur 1 ;
• une supraclusion avec un recouvrement de 5 mm.
Les examens complémentaires (fig. 9 à 12) objectivent :
• la persistance de la 62 sur l’arcade ;
• la morphologie riziforme des 12 et 22 ;
• une racine résiduelle lactéale entre 44 et 45 (asymptomatique).
La téléradiographie de profil et l’analyse de Tweed Merrifield (fig. 13) laissent apparaître une normo-divergence, une classe II squelettique par rétromandibulie et une palato-version des incisives maxillaires.
Shannon est venue consulter pour une question de sourire en lien avec la forme de ses incisives latérales. Elle est en bonne santé générale et ne présente pas de facteurs de risque ni de signes de maladie carieuse.
Sur le plan de l’organisation fonctionnelle de ses arcades, cette patiente présente une classe II.2 avec une dysharmonie dento-maxillaire modérée associée à la persistance de la 62 et à l’aspect riziforme des 12 et 22. Le schéma squelettique est de légère classe II par rétromandibulie, dans un contexte normo-divergent. L’examen fonctionnel ne révèle pas d’anomalie.
L’aspect esthétique de son sourire est perturbé par une asymétrie de forme des incisives latérales.
Les objectifs du traitement sont d’améliorer la stabilité fonctionnelle des arcades et d’améliorer l’aspect du sourire. Pour cela, il s’agit d’obtenir la classe I dentaire et l’harmonisation de la symétrie du sourire (tableau 1). La stratégie thérapeutique retenue est une approche mixte couplant l’orthodontie - multi-attache bimaxillaire et tractions intermaxillaires de classe 2 - et une approche restauratrice adhésive pour donner une anatomie physiologique à 12 et 22.
La fin du traitement orthodontique sera gérée par un fil collé conventionnel à la mandibule et une attelle fibrée collée au maxillaire, avec des gouttières thermoformées de port nocturne en complément.
La prise en charge multidisciplinaire nécessite la coordination des différents praticiens, et ce dès l’élaboration du plan de traitement. En effet, il faut notamment veiller à obtenir un surplomb suffisant pour permettre l’élaboration de la contention fibrée-collée et des espacements interproximaux antérieurs (13-12/12-11 et 21-22/22-23) nécessaires à l’intégration des diamètres mésio-distaux idéaux de 12 et 22.
Les grandes étapes du traitement se déroulent selon la chronologie suivante :
• pose du système multi-attache bimaxillaire et extraction de 62 puis traitement orthodontique (juillet 2013) (fig. 14 et 15) ;
• validation multidisciplinaire de l’espace nécessaire aux restaurations antérieures et à l’attelle fibrée-collée (juin 2015) ;
• empreinte pour les cires diagnostiques de 12 et 22 réalisées au laboratoire de prothèses (septembre 2015) ;
• dépose du dispositif orthodontique, stratification et contention (octobre 2015) ;
• contrôle à J7, finitions, polissage et pose des gouttières thermoformées ;
• extractions des dents de sagesse dans un second temps (décembre 2015) ;
• maintenance.
Intéressons-nous maintenant plus particulièrement aux étapes de stratification et de contention orthodontique.
La situation obtenue après traitement orthodontique permet d’envisager la stratification directe des 12 et 22 avec un bon pronostic : surface amélaire de collage suffisante et espaces mésio-distaux bien proportionnés et équilibrés à droite et à gauche (fig. 16 et 17). L’espace mésio-distal des 12 et 22 a été déterminé en se fondant sur des données anatomiques connues (diamètre mésio-distal de 5 à 6 mm et hauteur coronaire de 8 à 9 mm) et en fonction de proportions relatives aux dents adjacentes.
La technique de stratification consiste en la restitution de la forme, de la teinte et de l’état de surface de la dent naturelle par addition de différentes couches de composite de teintes et de translucidités différentes.
Ici, la demande esthétique concerne exclusivement la forme des dents (fig. 18).
La technique de stratification directe permet de répondre à la demande de la patiente tout en s’inscrivant dans l’optique de la meilleure préservation tissulaire [1]. Elle apparaît comme la plus conservatrice selon le gradient thérapeutique et offre de plus la possibilité de réinterventions aisées.
Le choix d’une technique indirecte du type restaurations adhésives en céramique aurait pu être discuté. Mais ces restaurations sont plus invasives car elles nécessitent l’aménagement, aux dépens des tissus, d’une épaisseur suffisante à leur intégration et elles sont en outre déconseillées chez les patients dont le parodonte est immature, comme c’est le cas ici. Elles peuvent cependant être intéressantes si la demande concerne la teinte de la dent : il s’agira alors d’augmenter le volume de la restauration afin de masquer la dyschromie. Rappelons que le défaut ici est essentiellement un défaut de forme.
L’argument du choix de la technique directe pour les restaurations des 12 et 22 est la gestion du temps. En effet, les restaurations adhésives et les contentions doivent être réalisées dans un laps de temps le plus court possible après la dépose du dispositif multi-attache pour ne pas compromettre la qualité des finitions orthodontiques.
Il est donc convenu avec la patiente d’effectuer, dans la même journée, la dépose du dispositif orthodontique, les stratifications antérieures et la mise en place des contentions postorthodontiques (fig. 19).
N.B. : les empreintes à l’alginate de fin de traitement sont réalisées pour la confection de gouttières thermoformées à port nocturne prescrites par l’orthodontiste pour servir de contention supplémentaire.
La stratification se déroule en 12 étapes.
1. Le nettoyage des surfaces dentaires est effectué à l’aide d’un contre-angle bague bleue et d’une pâte à polir (Zircate Prophy Paste®).
2. La prise de la teinte se fait selon la technique du « teintier personnalisé » (fig. 20). Cela consiste à déposer de petits incréments de composite polymérisé, sans traitement préalable des dents, sur les différentes zones stratégiques de la dent (cervicale et médiane pour les masses dentines et bord libre pour la masse émail). La prise de photographies améliore la visualisation des valeurs chromatiques. Pour Shannon, les teintes émail ED2 et dentine UD3 sont utilisées (composite nanohybride ENAMEL plus HRi®, Bisico).
3. La réalisation des clés en silicone s’effectue à partir des cires diagnostiques (ou wax-up) réalisées au préalable (fig. 21 et 22). Deux clés sont nécessaires :
• une clé palatine, qui est découpée de façon à ne garder que la face palatine des dents et un léger retour vestibulaire du bord libre. Elle permet de ?positionner le mur palatin de composite des incisives en bouche ;
• une clé d’épaisseur, découpée dans le sens sagittal, qui permet de contrôler l’épaisseur des différentes stratifications.
4. L’anesthésie (anesthésie de contact et légère para-apicale de confort) et la pose du champ opératoire sont des étapes indispensables. Des ligatures à l’aide de fils de soie sont réalisées sur et de part et d’autre des 12 et 22 (fig. 23 et 24).
5. L’étape de préparation de la surface de collage s’effectue par un léger mouvement de va-et-vient à l’aide d’une fraise diamantée bague rouge, montée sur contre-angle bague rouge, sur toute la surface amélaire afin de dépolir légèrement l’émail. Cela permet d’améliorer la qualité de l’adhésion (fig. 25).
Le passage d’un obus sur contre-angle bague bleue est ensuite recommandé afin d’améliorer la mouillabilité.
6. À ce stade, le traitement adhésif peut être réalisé. Un système MR (OptiBond™, Kerr) est utilisé. L’acide orthophosphorique à 30 % est appliqué pendant 30 secondes puis rincé et séché. L’adhésif est alors appliqué sur toute la surface amélaire à l’aide d’une microbrosse et photopolymérisé pendant 15 secondes.
7. Le mur palatin est réalisé avec une couche uniforme de composite de teinte émail, de 0,5 à 1 mm d’épaisseur. Il s’étend sur toute la face palatine jusqu’au bord libre de la dent. Le composite est appliqué directement dans la clé palatine – toujours en tapotant la matière afin d’augmenter la thixotropie et la malléabilité du composite –, puis la clé est positionnée en bouche avant photopolymérisation. Les faces proximales sont réalisées en continuité avec le mur palatin, en s’appuyant sur des matrices transparentes insérées dans la clé préalablement coupée avec une pointe de bistouri juste dans la continuité des points de contacts (fig. 26 et 27).
8. Les murs palatins et proximaux vont servir de socle à la réalisation de la couche dentinaire. Ainsi, le placement tridimensionnel de petits incréments de composites de teinte dentine s’effectue depuis le mur palatin vers la face vestibulaire en imitant la position et la forme des lobes dentinaires.
Le contrôle de l’épaisseur de cette couche est nécessaire afin d’optimiser l’espace requis pour la couche émail (fig. 28 et 29). Il s’effectue grâce à la clé d’épaisseur, et il est associé à un contrôle visuel en vue vestibulaire, axiale et occlusale.
9. La couche émail finale vestibulaire est une masse de composite translucide de fine épaisseur appliquée sur la couche dentine. Cette couche est toujours plus fine en cervical qu’au niveau du bord libre (fig. 30).
La photopolymérisation finale s’effectue au travers d’un gel de glycérine, ce qui permet une photopolymérisation anaérobie. Elle évite les défauts de polymérisation sur 40 µm de profondeur. Elle va également permettre d’augmenter la résistance superficielle du matériau ainsi que sa longévité en termes d’état de surface et de teinte.
10. Les étapes de finition consistent en la réalisation de l’anatomie primaire macroscopique : aplanissement du joint, forme globale. Elles se font à l’aide d’une fraise flamme diamantée bague rouge et/ou de disques abrasifs sur contre-angle bague bleue, avec un passage du matériau vers la dent.
11. L’occlusion est vérifiée après dépose de la digue à l’aide de papier à articuler fin, en statique et en dynamique pour vérifier l’intégration des 12 et 22 dans la propulsion.
12. Les faces palatines sont correctement polies à l’aide de cupules siliconées (Enhance Multi®, Densply) afin de recevoir la contention. L’anatomie secondaire (macrorelief, ligne de transition) et tertiaire (texture de surface, microstructure) des faces vestibulaires sera réalisée dans un second temps. En effet, selon da Silva et al. [4], le stress de polymérisation présent pendant 24 heures dans le matériau diminue la qualité du polissage immédiat.
Le choix du type de contention postorthodontique dépend de l’opérateur puisque la littérature scientifique ne fournit pas de recommandation précise, comme en témoignent les deux revues Cochrane de 2009 et 2013 à notre disposition [5, 6].
Pour Shannon, à la mandibule, la situation est classique. Le choix se porte donc sur le gold standard : le fil collé de canine à canine, ici un fil multibruns en acier rond.
Au maxillaire, deux des six faces palatines à inclure dans la contention sont en composite. Il était nécessaire d’utiliser une attelle plus rigide du type attelle fibrée-collée (fig. 31 et 32). Celle choisie ici est l’Everstick Ortho™ (GC) qui est une fibre de verre silanée imprégnée de bis-GMA et de polymère de méthacrylate de méthyle. Les faisceaux de la fibre sont unidirectionnels. Son diamètre est de 0,7 à 0,8 mm.
L’attelle Evertsick Ortho™ offre des propriétés intéressantes [7-10] :
• elle est esthétique (elle se confond avec la teinte de la dent) ;
• elle adhère aux résines composites (avec des résultats similaires pour différents composites) ;
• elle est rigide, ce qui permet de former une unité avec les dents et entraîne moins de déformations que le fil collé ;
• elle est malléable, donc elle s’adapte directement sur les dents, évitant ainsi le recours au modèle en plâtre pour la préparer ;
• elle n’a pas de mémoire de forme ;
• sa pose ne nécessite aucune préparation des dents et elle peut être réparée si besoin (notamment lorsque les fibres s’exposent dans la cavité buccale avec le temps).
Cependant, elle est onéreuse et le protocole est très rigoureux, sa longévité à terme en dépend.
1. L’occlusion est analysée, en statique et en dynamique, afin de s’assurer que l’espace nécessaire à la contention est disponible et afin de placer au mieux l’attelle pour conserver des mouvements mandibulaires aisés.
2. La position dentaire est enregistrée à l’aide d’une clé en silicone vestibulaire.
3. La réalisation d’un patron en aluminium permet de découper la fibre aux bonnes dimensions. Celui-ci sera correctement inséré dans les espaces interdentaires à l’aide d’une spatule de bouche.
4. Le nettoyage des surfaces est effectué à l’aide d’une brossette montée sur contre-angle bague bleue, avec de la pierre ponce.
5. La pose du champ opératoire s’étend de prémolaire à prémolaire.
6. Des fils de soie sont positionnés dans chaque espace interdentaire pour maintenir la fibre.
7. La préparation au collage consiste à effectuer un mordançage de 30 secondes sur l’émail et à appliquer l’adhésif (système MR OptiBond™, Kerr) au niveau des faces palatines et des faces proximales.
8. La mise en place de la fibre est l’étape la plus délicate. Elle devra être minutieusement positionnée afin de ne plus bouger lors du collage. Elle est plaquée contre les faces palatines et insérée dans les espaces interdentaires. Elle est ensuite maintenue par les fils de soie ligaturés à la clé vestibulaire (fig. 33 et 34).
9. Une fois le dispositif installé, du composite fluide (Tetric EvoFlow, Ivoclar Vivadent) est appliqué puis photopolymérisé de proche en proche sur chaque dent.
10. La clé vestibulaire et les fils de soie sont ensuite retirés. Un composite macrochargé (composite nanohybride ENAMEL plus HRi®, Bisico) est mis en place dans les zones qui le nécessitent pour compléter le recouvrement/l’enrobage de l’attelle.
11. L’étape de prépolissage peut avoir lieu si la fibre est totalement noyée dans le composite.
12. Le retrait du champ opératoire est obligatoirement suivi d’un contrôle minutieux de l’occlusion en statique, mais surtout en dynamique, afin de vérifier que les contacts sont bien répartis, notamment ceux dus aux forces de cisaillement qui sollicitent considérablement le composite.
13. Les finitions soigneuses des faces palatines sont effectuées à l’aide de cupules à polir (Enhance Multi®, Densply) (fig. 35).
La préservation des tissus sains doit être au centre de l’attention du praticien pour répondre à la demande esthétique des jeunes patients en attendant la maturité tissulaire.
Les techniques restauratrices adhésives permettent cette préservation tissulaire et offrent par ailleurs la possibilité très intéressante de réintervention.
La phase orthodontique est un préalable aux restaurations esthétiques certainement sous-exploitée. Elle permet l’aménagement des espaces nécessaires au collage et à l’occlusion ainsi que l’alignement optimal des dents dans le ou les secteurs concernés (fig. 36 à 39).
La coordination des différents praticiens est primordiale dans la réussite du traitement.
La thérapeutique utilisée pour Shannon n’a nécessité aucune préparation invasive des surfaces amélaires. Elle permet de répondre au mieux à la demande de la patiente tout en étant le plus conservateur.