Technologie numérique
F. DESTRUHAUT P. POMAR T. LETELLIER A. HENNEQUIN
L'intelligence renferme au sein même de son étymologie la notion de liberté de conscience : au XIIe siècle, le terme intellĕgĕre formé du préfixe inte- (de inter- « entre ») et du verbe lĕgĕre (« choisir ») renvoie à la nécessité de faire un choix. L'intelligence est donc associée à la notion de libre arbitre selon laquelle chaque conscience doit réaliser des choix en fonction de critères moraux...
Résumé
Bien qu'il s'agisse d'un champ de recherche encore jeune, l'intelligence artificielle offre actuellement de très nombreuses applications dans le monde de la santé : monitoring à distance des patients, logiciels d'analyse et d'aide au diagnostic, assistance chirurgicale, nouvelle génération de prothèses dites intelligentes... Les exemples ne manquent pas et les progrès en la matière paraissent exponentiels. À travers une réflexion au carrefour des sciences, de la santé, des nouvelles technologies et de la création numérique, les auteurs souhaitent énumérer les principales avancées médecale en matière d'intelligence artificielle, avant de présenter, de façon plus spécifique, les bases d'un projet de création en cours d'un logiciel d'intelligence artificielle pour gérer la problématique des douleurs oro-faciales chroniques dans le cadre des désordres temporo-mandibulaires. Les auteurs montreront que ce projet dépasse sa propre conception puisqu'il permet, à un échelon supérieur, de repenser la médecine de demain, en l'intégrant dans un modèle intégratif dit 4P : Préventif, Prédictif, Participatif et Personnalisé.
L'intelligence renferme au sein même de son étymologie la notion de liberté de conscience : au XIIe siècle, le terme intellĕgĕre formé du préfixe inte- (de inter- « entre ») et du verbe lĕgĕre (« choisir ») renvoie à la nécessité de faire un choix. L'intelligence est donc associée à la notion de libre arbitre selon laquelle chaque conscience doit réaliser des choix en fonction de critères moraux façonnés par sa propre histoire, sa culture, sa religion et ses motivations. Par exemple, le libre choix se retrouve en médecine lorsque le clinicien doit déterminer les options thérapeutiques pour un patient donné. Le médecin se situe alors au sein d'un entre-deux singulier dans sa réflexion et sa démarche de soins, tiraillé entre une certaine forme d'intelligence scientifique soucieuse de compétence et focalisée sur un problème technique à résoudre (comme le diagnostic biomédical, la thérapie, la compréhension d'un mécanisme biologique, l'interprétation de données, etc.), et une autre forme, d'ordre plus émotionnel, orientée vers l'empathie, préoccupée de sollicitude, attentive à la finalité de la médecine et à la situation particulière de son patient.
Au-delà de l'aspect rationnel que peut revêtir l'intelligence humaine (déclinée elle-même en aptitudes multiples), il faut souligner l'importance de l'intuition qui est cette perception de la vérité sans l'aide du raisonnement et qu'Howard Gardner rattache plus volontiers à l'intelligence créative [1]. Il s'agit de cette capacité de l'homme à prendre la bonne décision alors qu'elle va à l'encontre, au premier abord, des éléments purement objectifs et pragmatiques tendant vers une autre solution. Il y a donc, dans l'intelligence humaine, quelque chose d'impalpable, qui relève plus de nos sens (et peut-être aussi d'une certaine forme d'expérience, que l'on pourrait qualifier d'intelligence du vécu) que du raisonnement simplement cartésien. L'intelligence est la somme de perceptions multiples qui passent par l'ensemble des sens (toucher, vue, odorat, goût, ouïe) et elle ne peut se limiter à un simple raisonnement dépourvu d'expérience [2]. L'intelligence passe donc indéniablement par le corps et ses multiples afférences sensorimotrices qui forgent l'expérience et la mémoire dans lesquelles se nourrit l'intelligence. Néanmoins, quand on parle d'intelligence artificielle, l'intelligence pourrait-elle, à ce titre, être désincarnée ?
Quand nous parlons d'intelligence artificielle, nous pouvons évoquer, en premier lieu, l'artifice appréhendé comme l'illusion de ce que l'homme souhaiterait créer, pour mieux mettre en valeur sa propre intelligence, en soi, une façon plus ou moins consciente de reconnaître, par un effet miroir, son propre génie. Le professeur Hiroshi Ishiguro, directeur de l'Intelligent Robotics Laboratory à l'Université d'Osaka, a conçu une série de robots dont fait partie un androïde très singulier puisqu'il tend à être la réplique de sa propre personne, tel un clone cybernétique. Certains de ses androïdes permettent de reproduire fidèlement des expressions faciales ou bien de parler à des individus d'une façon relativement naturelle [3]. Malgré les fantasmes qu'elle peut susciter, l'intelligence artificielle est encore loin d'être intelligente du fait de l'absence de conscience d'elle-même. Mais l'intelligence artificielle n'en est qu'à ses débuts, tout comme l'étaient finalement nos connaissances très simplistes en matière d'intelligence humaine, il y a encore quelques siècles [4]. Pour l'heure, quand nous évoquons l'intelligence artificielle, les ingénieurs en intelligence artificielle parlent plus volontiers de machine learning (apprentissage automatique), d'apprentissage supervisé (réseau bayésien), d'apprentissage non supervisé ou deep learning (apprentissage profond) et de réseaux de neurones artificiels (inspirés de la métaphore biologique) pour qualifier des modes d'apprentissage et une structuration informatique organisée. Pour bien comprendre par exemple à quoi correspond concrètement le deep learning, improprement qualifié d'intelligence artificielle, il faut imaginer une série de variateurs de lumière reliés les uns aux autres ; chacun reçoit un signal d'entrée et renvoie une valeur de sortie. Cette opération est réalisée plusieurs milliers de fois au sein d'un vaste réseau de neurones artificiels organisés en plusieurs couches (d'où l'appellation d'apprentissage profond pour qualifier différents niveaux, du plus superficiel au plus enfoui) afin d'aboutir à une valeur finale, globale et statistique. Plus la machine est entraînée en réalisant l'opération un très grand nombre de fois (d'où la notion d'apprentissage), plus elle fournira un résultat final proche du résultat attendu [5].
Depuis une dizaine d'années, les techniques prédictives basées sur l'apprentissage automatique, et plus spécifiquement sur les réseaux profonds de neurones artificiels, réalisent des prouesses spectaculaires notamment dans les domaines de la reconnaissance d'images ou de la traduction automatique [6]. Plus encore, ce sont presque tous les corps de métier qui sont touchés par les prouesses de l'intelligence artificielle : éducation, police, justice, commerce, musique, peinture, etc. La médecine bénéficie également de ces avancées technologiques ambitieuses : aides au diagnostic médical, interprétations des radiographies, propositions de traitements... L'IA permet d'apporter une aide pour une meilleure prise en charge, notamment dans le cadre d'un modèle médical d'avenir nommé « médecine 4P » (Préventive, Prédictive, Personnalisée, Participative) (fig. 1).
L'intelligence artificielle permet de traiter un très grand volume de données, regroupé sous les termes anglais de big data qui désignent des volumes massifs de données classées et analysées sous forme numérique et virtuelle (fig. 2). À travers cette mouvance, Olli Carpen, professeur de pathologie à l'université d'Helsinki, tente de mettre au point la médecine de demain par l'intermédiaire de l'analyse de données biologiques contenues dans des biobanques, entités organisées assurant la gouvernance et la gestion de ressources biologiques. Expérimentant son procédé au sein de la population finlandaise, l'IA devrait permettre de développer des diagnostics précoces, de proposer des traitements personnalisés et d'identifier des facteurs de risque et prédictifs pour telle ou telle pathologie, et ce, pour chaque individu. Ce projet d'IA, adapté à une population complète, s'inscrit pleinement dans les principes de la médecine 4P [8].
En médecine, le principal biais réside dans la notion d'empathie qui correspond à la compréhension des sentiments et émotions d'autrui : la reconnaissance d'un sentiment chez un autre individu provient de la connaissance de soi et de ses propres émotions. L'empathie est un sentiment qui fait pleinement référence à l'intelligence intrapersonnelle évoquée par Howard Gardner. L'empathie, au contraire de la sympathie, induit une trop grande implication du soignant sur le plan émotionnel qui peut aller à l'encontre d'un raisonnement médical rationnel et objectif (qui serait lui-même tiré de l'intelligence logico-mathématique). Un logiciel d'intelligence artificielle d'aide au diagnostic, incapable par définition de posséder un quelconque ressenti émotionnel, pourrait représenter un outil non négligeable pour « rectifier » ou « nuancer » l'avis d'un soignant plus enclin à fonctionner selon un modèle psycho-social plutôt que biomédical. Ce type d'applications informatiques, corrélées au sens critique du clinicien, permettrait d'éviter certaines erreurs de diagnostic résultant de biais cognitifs, et limiterait, in fine, les pertes de chance pour le patient. Par ailleurs, concernant le diagnostic et l'interprétation des données radiologiques, la technologie Enlitic basée sur des modules de deep learning, permet par exemple d'analyser des radiographies en quelques millisecondes ; Arterys produit une scintigraphie (image fonctionnelle par l'administration d'un médicament radiopharmaceutique) en quelques minutes et fournit l'anatomie réelle du cœur du patient en trois dimensions tout en simulant le débit sanguin [9].
Dans le cadre d'une pathologie chronique, une consultation de suivi ne permet pas toujours d'obtenir des données fiables (car fluctuantes dans le temps) : l'IA incorporée dans des moniteurs portatifs assure une surveillance continue des données biologiques du patient comme le taux de glycémie, le rythme cardiaque, le niveau de tension artérielle, etc. Par exemple, le moniteur Moov ou le bracelet électronique Motiv surveillent le rythme cardiaque et les mouvements du patient en temps réel. KWatch surveille le taux de glycémie permettant un suivi plus efficace du diabète. Le Wearable Defibrillator Vest contrôle le rythme cardiaque et délivre un choc cardiaque en cas d'arrêt soudain du cœur [10].
Le chirurgien se retrouve également assisté dans ses interventions : le système Da Vinci donne la possibilité au chirurgien de pratiquer l'acte en dirigeant un robot effectuant lui-même l'opération (le système supprime de lui-même les potentiels tremblements du chirurgien) et d'assurer un certain nombre d'actions de façon parfaitement autonome. Citons également le premier robot autonome à avoir posé pour la première fois, à Xi'an, en 2017, deux implants dentaires, sans participation humaine durant l'acte chirurgical.
L'intelligence artificielle répond également à la problématique de patients à besoins spécifiques, c'est-à-dire présentant une pathologie invalidante ou un handicap particulier. Le dispositif de contrôle par le regard Eyegaze permet à un individu tétraplégique de réaliser des tâches sur un ordinateur par une détection du regard à l'aide de deux caméras. Le cerveau peut être relié à un bras robotique : cette prothèse devient alors mobile par l'action de la pensée et permet à un individu quadriplégique de s'alimenter à nouveau tout seul [11]. De plus, de façon plus ludique, l'hygiène dentaire bénéficie aussi des procédés d'intelligence artificielle et de réalité augmentée. La brosse à dents connectée Ara (Kolibree) est dotée d'intelligence artificielle : elle fournit, via un Smartphone, les données de brossage en temps réel, contrôle l'efficacité de la technique de brossage de l'utilisateur et transforme le brossage en une expérience divertissante en proposant notamment aux enfants un dispositif de réalité augmentée.
Certaines douleurs oro-faciales sont rencontrées au sein d'un ensemble de pathologies regroupées sous le terme de Désordres Temporo-Mandibulaires (DTM). Ces dysfonctions sont multidimensionnelles, complexes et polyétiologiques, c'est-à-dire qu'il faut une combinaison de plusieurs facteurs pour déclencher les symptômes douloureux. Les étiologies réelles ou supposées sont très nombreuses, relevant tant de paramètres physiologiques que de caractéristiques psychosociales : stress, parafonctions, sexe, âge, laxité ligamentaire, traumatisme, facteurs systémiques, occlusion, posture, dysfonctionnement de la langue, génétique, qualité du sommeil, contexte socioculturel, et il en existe probablement encore d'autres... Le modèle étiopathogénique est mal compris : non linéaire, il comprend des facteurs prédisposants, des facteurs déclencheurs et des facteurs de maintien (fig. 3). Les facteurs prédisposants créent le lit de la pathologie, les facteurs déclencheurs déséquilibrent l'homéostasie de l'appareil manducateur et les facteurs de maintien pérennisent la pathologie par des modifications structurelles, fonctionnelles et neuropsychiques.
La prise en charge des DTM pose de nombreux défis aux acteurs de ces pathologies eu égard à l'errance thérapeutique des patients dont certains mettent jusqu'à 5 ans ou plus pour trouver un praticien capable de diagnostiquer ce type de pathologie et de traiter correctement la symptomatologie que constitue ce type de douleurs oro-faciales chroniques dans le cadre des DTM. Les causes sont nombreuses : discipline complexe, problèmes de formation (apprentissage transversal et global), faible prise en charge par les organismes de santé (peu de remboursement), problème de la répartition de spécialistes sur le territoire, faibles contacts entre les praticiens de ville et les hospitaliers, etc. L'errance diagnostique des douleurs oro-faciales conduit à une prise en charge retardée, à la chronicisation de la maladie, à de perte de chance thérapeutique et in fine à la dégradation de la qualité de vie des patients.
De nombreuses classifications ont été proposées, notamment celle de Schiffman et al. en 2014 [12]. Très détaillée, cette classification obtient la plus grande acceptation par la communauté scientifique internationale. Néanmoins, le modèle étiopathogénique et cette classification posent des problèmes à de nombreux niveaux, discernables facilement par une approche bio-psycho-sociale :
– tout d'abord, il existe une mauvaise corrélation entre les signes cliniques (qui sont des caractéristiques cliniques mises en évidence par le médecin) et les symptômes (qui sont des troubles ressentis par le patient et traduits par ce dernier avec ses mots, comme la fatigue ou la douleur). L'évaluation proposée dans la démarche soutenue par la classification de Schiffman comprend deux axes : axe 1 (somatique) et axe 2 (psycho-émotionnel). L'évaluation ne comprend aucun volet génétique, parafonctionnel lingual, biologique (futur axe 3), environnemental... ce qui pourrait expliquer que les corrélations actuelles entre signes et symptômes soient de très mauvaise qualité. Tous ces paramètres sont-ils gérables à l'échelle de l'intelligence humaine ? Ces considérations conduisent à des problèmes conceptuels de diagnostic.
– Deuxièmement, il existe une classification très détaillée, mais les traitements sont souvent similaires, quel que soit le niveau de précision du diagnostic ; c'est-à-dire que pour des affections différentes, les cliniciens appliquent de façon stéréotypée un mode de traitement multimodal associant éducation thérapeutique, physiothérapie, thérapie cognitive, orthèse, privilégiant l'un par rapport à l'autre simplement en fonction de leur expérience. Ce fait conduit à un problème thérapeutique.
– Troisièmement, la classification ne donne aucune information quant à l'évolution de la pathologie et à l'efficacité des traitements engagés : cela induit un problème du pronostic.
La classification actuelle des désordres temporo-mandibulaires posant de sérieux problèmes conceptuels (eu égard à la mauvaise corrélation entre les signes cliniques et les symptômes rapportés par les patients, du caractère stéréotypé de la thérapeutique engagée quel que soit le niveau de précision diagnostique, et du caractère peu informatif du pronostic), l'utilisation de l'intelligence artificielle pourrait-elle constituer une proposition pertinente pour le diagnostic précis et le traitement efficace des désordres temporo-mandibulaires et des douleurs oro-faciales ?
Pour mener à bien le projet, les auteurs ont dû, d'une part, s'entourer d'ingénieurs spécialistes en informatique et en cognitivisme, plus particulièrement en intelligence artificielle, et d'autre part, mobiliser les membres de l'équipe d'occlusodontologie du CHU de Toulouse. Pour ce faire, les auteurs se sont rapprochés du département de génie informatique et génie logiciel, supervisé par Olivier Gendreau (ing., PhD, maître d'enseignement à l'École Polytechnique de Montréal, Canada), afin de concevoir le logiciel Meditrinae (Médecine Intégrative, Thérapeutiques et Recherches en Intelligence Artificielle) (fig. 4).
Le flux de travail, ou workflow, s'articule en quatre points successifs, de la création d'une interface (avec recueil de données) jusqu'à la mise en essai de l'intelligence artificielle. Dans le cadre d'un travail collaboratif et transdisciplinaire, le workflow, à travers une modélisation de tâches, permet :
– de mieux définir les objectifs du projet au cours des étapes de réalisation (il s'agit de transformer un problème complexe en une succession de petites problématiques aisées à résoudre) ;
– mieux identifier les acteurs (humains [individus, groupes d'individus, collectivités] et non humains [automates]) ;
– de préciser le rôle de chaque acteur au sein d'une chaîne procédurale plus globale et du flux organisationnel (fig. 5).
L'équipe de travail s'articule entre les deux structures, française et canadienne, la première à l'initiative du projet et gérant la conception sur les plans biomédicaux et psychométriques, la seconde responsable de la conception purement informatique (fig. 6).
Une première séquence de travail est établie sur une période de quatre mois, à l'issue de laquelle le module d'acquisition des données est alimenté par une base de données. L'objectif d'une telle démarche est d'entraîner le module d'intelligence artificielle afin que celui-ci soit plus précis dans l'établissement d'un diagnostic par informatique et dans la proposition d'options thérapeutiques. La séquence de travail s'articule en six étapes (fig. 7) :
– création d'un outil informatique qui inclut la création d'une interface d'acquisition des données sous la forme d'une application sur tablette, la réalisation d'une base de données localisée en Europe (réglementation conforme au RGPD) et la location de serveurs sécurisés ;
– constitution d'une cohorte fictive des données médicales et psychométriques : n'ayant initialement aucune autorisation légale pour exploiter une base de données réelles, les auteurs ont choisi de créer, de façon préliminaire, une base de données de patients fictifs (c'est-à-dire créés par les membres de l'équipe française) mais plausibles sur les plans médicaux et psychosociaux, compte tenu de l'expérience des opérateurs en matière de compréhension de la prise en charge des patients souffrant de DTM, pour tester la faisabilité d'utiliser l'IA dans le cadre de cette problématique. Cette option permet également de recueillir des dossiers complets sans données manquantes, ce qui nuirait à la précision de l'apprentissage des algorithmes. L'équipe française rentre les données plausibles biomédicales et psychométriques pour un total initial de 200 patients fictifs ;
– formatage des données : cette étape consiste dans la préparation (autrement dit dans la « transformation ») des données afin qu'elles soient utilisables par l'intelligence artificielle ; les données sont matricialisées puis binarisées ;
– choix des algorithmes : l'équipe d'ingénieurs canadiens, en rapport avec la faisabilité du projet et les types de données à rentrer par l'équipe française, choisit les différents types de modèle d'intelligence artificielle à tester, ainsi que les hyperparamètres correspondant aux paramètres de l'algorithme dont le fonctionnement est fixé avant le début du processus d'apprentissage. Autrement dit, ils choisissent des paramètres ajustables par un humain (ingénieur informatique) ou un non-humain (autre module d'intelligence artificielle) pour entraîner un modèle qui régit le processus d'apprentissage de l'intelligence artificielle ;
– entraînement de l'intelligence artificielle : la création de prédictions à l'aide de nouvelles données permet l'évaluation du modèle pour déterminer si les prédictions sont exactes, combien d'erreurs il y a, si certaines données sont responsables d'apprentissage erroné ou de surapprentissage. La qualité de l'apprentissage est mesurée par un score de régression appelé learning score, compris entre 0 et 1, où 1 est le meilleur résultat de réponse possible pour chaque catégorie interrogée. Les hyperparamètres sont modifiés, certains choix sont pondérés (on parle de pénalisation de l'apprentissage), l'IA est à nouveau entraînée, testée et modifiée jusqu'à atteindre un score supérieur à 0,8 (pour information, le learning score pour l'intelligence humaine est estimé à environ 0,8, c'est-à-dire que l'humain se trompe une fois sur cinq en moyenne face à un problème donné) ;
– pipeline logiciel retour : le but est l'optimisation informatique de l'application et l'intégration fluide de l'IA dans le logiciel.
Les auteurs ont souhaité un processus de développement comprenant quatre modules (fig. 8). Les quatre modules permettent de répondre aux quatre impératifs de la médecine 4P (Prévention, Prédiction, Personnalisation, Participation), rompant avec le modèle biomédical linéaire, pour s'inscrire dans une démarche originale et novatrice pour une meilleure compréhension des pathologies chroniques et une prise en charge optimisée des patients. Les quatre modules accessibles par les patients, les utilisateurs et les chercheurs, sont nommés « collecte des données », « diagnostics et traitements », « réévaluation du patient », « analyse et recherche ».
Les trois premiers modules sont associés au data mining, c'est-à-dire la constitution et l'exploration des données (biologiques et psychosociales) afin d'extraire un savoir à partir du recueil d'un grand volume d'informations, grâce à des méthodes automatiques ou semi-automatiques utilisant des algorithmes issus des statistiques, de l'informatique et de l'intelligence artificielle. Le quatrième module « analyse et recherche » s'appuie sur le machine learning, autrement dit l'apprentissage automatique qui se fonde sur une approche statistique afin de donner au logiciel informatique la capacité d'apprendre et d'améliorer ses performances au fur et à mesure de l'accroissement des données recueillies, traitées et corrigées.
Le présent logiciel est à ce jour opérationnel en vue de projets de recherche. L'accès est actuellement réservé pour maintenir la qualité des données. Il est gratuit et sera mis à disposition de la communauté scientifique ultérieurement. Il est en cours de perfectionnement (amélioration de l'interface et apprentissage de l'IA) et fait actuellement l'objet de demande d'autorisations pour une utilisation au sein des services hospitaliers afin de respecter les règles éthiques et de protection des données pour sa future utilisation en conditions réelles (RGPD, règlement général sur la protection des données) (fig. 9 et 10 a,b).
« L'idée de l'avenir est plus féconde que l'avenir lui-même »
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889
Le paradigme médical laissant penser qu'une pathologie est rattachée à une seule cause est une relation linéaire causale (hard model de Kendler) devenue obsolète et dépassée. Il convient de redéfinir la manière dont sont perçues les pathologies (particulièrement celles évoluant de manière systémique, chronique et multi-focale dont les DTM ou la fibromyalgie sont de bons exemples) comme des entités polyétiologiques, complexes, non linéaires et nécessitant une évaluation réellement globale du patient, seule susceptible d'éclairer le diagnostic, la prise en charge et le pronostic. Venir à un ensemble de caractéristiques multi-échelles incluant évaluation génétique, enzymatique, cellulaire, clinique, psychométrique, ergométrique, sociale, culturelle, pose la question suivante : comment allons-nous gérer toutes ces données ? Comment centraliser toutes ces informations à des fins de recherches ? (fig. 11). Les DTM, comme la plupart des pathologies systémiques, sont des affections dont certains aspects sont encore largement méconnus. Existe-t-il des sous-phénotypes non encore découverts ? Peut-on faire changer le phénotype du patient ? Certains phénotypes sont-ils le continuum d'autres pathologies au cours de la vie du patient ?
L'utilisation raisonnée de l'IA peut apporter des éléments de réponse aux quatre problématiques suivantes en médecine orale : meilleure analyse des données (même si celles-ci sont volumineuses, grâce au big data), aide logistique pour la pose des diagnostics (à la fois sur le plan biomédical, mais aussi sur le plan psychosocial par une meilleure évaluation qualitative et quantitative du degré de handicap), proposition informatique des options thérapeutiques personnalisées pour chaque patient en fonction de phénotypes (autrement dit des profils de patient) que l'IA aura déterminé peu à peu dans le temps à travers la multitude des données collectées, suivi individualisé dans le temps pour chaque patient, à la fois sur un plan biomédical et sur le plan psychosocial, avec une double mission : renforcer l'adhésion thérapeutique (qui inclut la coopération active du patient) et mieux évaluer l'observance (qui fait référence à l'analyse globale de la pratique de soin).
Le recours à l'intelligence artificielle est probablement une des opportunités les plus fantastiques pour l'humanité de potentialités de progrès en médecine, et constitue, sans aucun doute possible, un tournant aussi majeur que l'ont été la découverte des antibiotiques ou de la génétique. Une nouvelle voie de pensée médicale s'ouvre désormais aux chercheurs et elle va bouleverser l'exercice des omnipraticiens. Ces derniers doivent acquérir une culture de l'IA, qui doit débuter dès la formation initiale au sein des facultés (inclus dans de futurs éco-campus connectés) et se poursuivre tout au long de la carrière pour apprendre et comprendre les nouveaux enjeux auxquels l'ensemble des professions médicales sera inéluctablement confronté (fig. 12).
Nous ne tenons pas pour vaines les craintes que d'une utilisation peu attentive ou peu scrupuleuse de l'intelligence artificielle naisse une certaine déshumanisation de la médecine. Ici se rejoignent les préoccupations éthiques qui placeraient un algorithme au centre de la relation patient/praticien et la perte de la souveraineté de notre jugement. L'IA ne remplacera pas le raisonnement médical, ne se substituera pas à la relation interpersonnelle qui existe entre le praticien et son patient, si nous acceptons de maintenir, dans notre pratique, le cadre éthique qui vise à garantir la relation de soins. Nous n'acceptons pas non plus d'abandonner aux grands groupes privés (GAFAM : Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft) la gestion de nos données médicales sous la fausse assurance d'une médecine béate et extatique : investissons le champ naissant de la médecine prédictive. Après tout, nous en avons l'expertise.
Par ses promesses, par le prestige dont nous la parons, les espoirs dont nous la chargeons, nous allons faire de la médecine intégrative dite « 4P », imaginée par le Pr Luc Montagnier, prix Nobel de médecine, la médecine de demain qui mettra le patient au cœur d'une tétrade thérapeutique : prédiction, prévention, personnalisation et participation. À nous de savoir nous projeter, avec sagesse et conviction.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
Les auteurs souhaitent remercier l'équipe canadienne d'Olivier Gendreau, de l'École Polytechnique de Montréal, le Dr Alexandre Leleu pour sa participation au projet et le Dr Frédérique Ferrand pour l'illustration artistique finale.
Destruhaut Florent - Maître de Conférences des Universités - Praticien Hospitalier (MCU-PH)
Pomar Philippe - Professeur des Universités, Praticien Hospitalier, Doyen de la faculté d'odontologie de Toulouse
Letellier Thierry - Anthropo-biologiste, Chercheur en biologie évolutive, Responsable de l'Unité de recherche EvolSan (Évolution et Santé Orale)
Hennequin Antonin - Assistant hospitalo-universitaire (AHU), exercice libéral