Technologie numérique
L. PELLETIER A. HENNEQUIN K. NASR T. CANCEILL X. DUSSEAU P. POMAR F. DESTRUHAUT
Une dysfonction temporo-mandibulaire (DTM) est définie comme un trouble mandibulaire dysfonctionnel, expression d'une myoarthropathie de l'appareil manducateur [1]. Une importante étude de cohorte américaine prospective récente (OPPERA, Orofacial Pain Prospective Evaluation and Risk Assessment Study) menée chez l'adulte (18-44 ans) a mis en évidence un taux d'incidence de 3,9 % par an des premières...
Résumé
Le numérique en odontologie a pris un essor considérable et peut être utilisé lors du diagnostic (électromyographie, imagerie, intelligence artificielle), de la préparation (empreinte optique et prise de rapport inter-arcades numérique), de la conception et de la réalisation prothétique (usinage, impression 3D, CFAO) ou encore lors du réglage occlusal (T scan®, OccluSense®). L'intégration du numérique dans le processus de fabrication des orthèses occlusales reste discuté à l'heure actuelle quant aux différentes options proposées et procédés utilisés. Les auteurs souhaitent présenter une étude préliminaire portant sur la faisabilité de l'intégration de l'impression 3D des orthèses occlusales dans la chaîne numérique globale, à travers la comparaison de la réalisation d'orthèses réalisées de façon traditionnelle au laboratoire (empreinte physique et montage préalable sur articulateur) avec la conception et la fabrication d'orthèses créées par impression 3D (empreinte optique préliminaire).
Une dysfonction temporo-mandibulaire (DTM) est définie comme un trouble mandibulaire dysfonctionnel, expression d'une myoarthropathie de l'appareil manducateur [1]. Une importante étude de cohorte américaine prospective récente (OPPERA, Orofacial Pain Prospective Evaluation and Risk Assessment Study) menée chez l'adulte (18-44 ans) a mis en évidence un taux d'incidence de 3,9 % par an des premières manifestations des DTM douloureuses ; ces pathologies chroniques affectent un peu plus les femmes que les hommes et augmentent avec l'âge : 2.5% chez les 18-24 ans, 3.7% chez les 25-34 ans et 4.5% chez les 35-44 ans [2]. Les étiologies ne sont pas toujours bien connues et les thérapeutiques sont, la plupart du temps, simples, réversibles et non invasives. Elles associent fréquemment éducation thérapeutique, kinésithérapie et orthèse occlusale [3]. Les orthèses occlusales sont traditionnellement réalisées en orthorésine (grâce à une technique coulée) sur des modèles en plâtre montés sur articulateur ou par adjonction de résine couche par couche sur le modèle de travail.
Les orthèses, qu'elles soient réalisées de façon traditionnelle ou imprimée, doivent répondre à des impératifs de trois natures : biologique, occlusale et mécanique.
– Critères biologiques : les orthèses doivent être réalisées dans un matériau biocompatible de classe IIa pour une utilisation de plusieurs mois. De plus, l'intrados doit être adapté aux dents supports, sans exercer de force iatrogène sur le desmodonte.
– Critères occlusaux : la conception des orthèses nécessite un réglage occlusal des rapports occlusaux statiques (contacts avec cuspides d'appui antagonistes en postérieur, contacts plus légers en antérieur pour éviter de solliciter le réflexe d'inhibition trigéminale) et dynamiques (guidage canin, absence d'interférences). Les orthèses doivent recouvrir au moins partiellement toutes les dents de l'arcade afin d'éviter les phénomènes d'égression iatrogènes.
– Critères mécaniques : Les orthèses doivent résister aux charges fonctionnelles et aux forces de retrait sans fracture.
L'objectif de cette étude est de comparer la séquence de réalisation d'orthèses réalisées de façon traditionnelle au laboratoire (empreinte physique et montage préalable sur articulateur) et d'orthèses créées par impression 3D (empreinte optique préliminaire). A un échelon supérieur, dans le cadre d'une analyse des pratiques, les auteurs s'interrogent sur la faisabilité de l'intégration de l'impression 3D des orthèses occlusales dans la chaîne numérique globale.
Cette étude a été réalisée sur 7 patients. Pour chaque patient, ont été confectionnées une orthèse occlusale par méthode manuelle et une ou plusieurs orthèses imprimées.
Des empreintes maxillaire et mandibulaire ont été réalisées en silicone pour chaque patient (selon la technique du double mélange). La position spatiale du maxillaire par rapport au plan de référence axio-orbitaire, a été enregistrée puis transmise sur l'articulateur grâce à un arc facial Axioquick® (SAM, Präzisionstechnik). La relation centrée myo-stabilisée est enregistrée grâce à une cire de double épaisseur (cire Moyco®), doublée d'un enregistrement précis à l'aide de cire Aluwax®, réalisé sur 4 points (2 antérieurs et 2 postérieurs). Les modèles sont montés sur articulateur semi-adaptable SAM2P. Le montage est vérifié par le retrait de l'aimant (système Axiosplit®). Les modèles, une fois soclés, sont envoyés au laboratoire et l'orthèse occlusale est réalisée, son épaisseur correspondant à celle de la cire de relation centrée myostabilisée.
L'empreinte optique de chaque arcade a été réalisée avec une camera iTero Element® 2. La cire de relation centrée myostabilisée est repositionnée entre les arcades et le rapport inter-arcade est enregistré grâce à la caméra optique. La position mandibulaire thérapeutique est donc identique pour un même patient pour les deux types de conception d'orthèses (articulateur SAM2P et méthode numérique).
L'échantillon a ensuite été divisé en trois groupes, nommés G1, G2, G3 pour les besoins de l'étude.
Phase de conception numérique : l'orthèse est modélisée grâce au logiciel 3Shape Dental Splint Designer. Les étapes numériques sont les suivantes :
– création des socles ; (fig. 1)
– mise en place des modèles sur un articulateur virtuel géométrique ; (fig. 2)
– choix de l'axe d'insertion de l'orthèse occlusale. Pour chaque axe, de la « cire virtuelle » est représentée dans les zones de contre-dépouilles, sous la ligne guide globale (perpendiculaire à l'axe d'insertion choisi) ; (fig. 3)
– tracé, point par point, des contours de l'orthèse ; (fig. 4)
– fermeture de l'articulateur virtuel et réglage de l'intensité des points de contacts. Le logiciel enlève automatiquement les excès pour affiner l'orthèse. (fig. 5)
Phase d'impression tridimensionnelle : le fichier STL (STereo-Lithography) est ensuite envoyé sur une imprimante 3D Form2 (FormLabs).
– L'impression se fait grâce à un procédé de stéréolithographie (SLA). Un laser de lumière UV permet la polymérisation de la matière photosensible couche par couche. L'épaisseur de chaque couche est de 25,50 à 100 μm. La dimension du plateau est de 145×145×175 mm. Le matériau doit être certifié pour une utilisation en bouche supérieure à 24 h (de type ISO 10993-1). [4]
– Un protocole post-traitement est alors nécessaire : coupure des tiges de coulées ; trempage 10 minutes dans de l'alcool à 90o puis séchage ; placement de l'orthèse dans un four à polymérisation à 30o-40o pendant 20 minutes ; cassure des « picots » ; marquage du fond des fosses (points de contacts avec les cuspides appui) et aplanissement autour de chaque point d'occlusion ; polissage.
La conception est réalisée grâce au logiciel Sirona Lab Splint.
– Placement et centrage des modèles au niveau des emplacements dédiés ; (fig. 6)
– Visualisation des modèles en relation centrée myostabilisée (RCMS) ; (fig. 7)
– Tracé des contours de l'orthèse ; (fig. 8)
– Visualisation de la gouttière et réglage des points de contact. (fig. 9)
L'orthèse est ensuite imprimée par l'imprimante 3D MoonRay D avec une résine NextDent Ortho Clear qui est un matériau de classe IIa biocompatible. L'imprimante MoonRay utilise la technologie DLP (Digital Light Processing). C'est un projecteur qui va envoyer une image couche par couche et entraîner la polymérisation de la résine (précision 20 à 100 μm ; résolution XY 75 μm ; 5 à 15 secondes par couche en fonction de la précision choisie ; dimension du plateau : 96×60×200 mm). On peut imprimer jusqu'à deux orthèses par plateau. L'orthèse occlusale sera ensuite trempée dans un bain d'isopropanol puis placée dans un four en vue de la thermopolymérisation.
Nous avons réalisé pour chaque patient, une orthèse avec le logiciel 3Shape et l'imprimante 3D Form2 (FormLabs), et une orthèse grâce au logiciel InLab Splint (Sirona) et l'imprimante MoonRay D. Les orthèses ont été comparées sur plusieurs points :
– le temps de réalisation de chaque étape ;
– la qualité des orthèses ;
– la présence du guide antérieur.
Pour chaque type d'orthèse, le temps au fauteuil et le temps de laboratoire sont équivalents. Au fauteuil, l'empreinte numérique (25 minutes) correspond à une moyenne ; un praticien peu expérimenté aura besoin de 30 minutes alors qu'un clinicien expérimenté les réalisera en 10 minutes. Il n'y a pas d'enregistrement de la position du maxillaire avec l'arc facial pour l'orthèse imprimée, donc cette étape est raccourcie. Concernant le temps de laboratoire, la modélisation d'une orthèse imprimée (15 minutes) est plus rapide que la coulée des modèles et leur montage sur articulateur (48 minutes). Le temps d'impression 3D peut varier selon les imprimantes (imprimante 3D Form2 : 75 minutes ; imprimante MoonRay D : 150 minutes) (Tableaux 1 et 2).
Concernant la méthode traditionnelle, il faut signaler préalablement que 100% des modèles ont des dents cassées, cela concerne le plus souvent le bloc incisivo-canin (fig. 10). Pour ce qui est de la gêne au niveau de l'intrados, les résultats sont équivalents pour les deux types d'orthèse, mais il faut prendre en compte que pour 2 orthèses imprimées, cela entraînait un manque d'enfoncement. Au niveau des contacts, l'orthèse a été mise en bouche et les contacts en statique ont été enregistrés avec un papier articulé de 200 microns et un de 8 microns doublé. Une photo de l'orthèse a été réalisée avec les points de contacts occlusaux avant retouches. Il est important de préciser qu'au niveau des secteurs postérieurs, pour les orthèses traditionnelles, dans seulement 2 cas, il y avait des contacts partout ; dans 1 cas, il y avait des contacts sur 1 secteur seulement ; et dans 3 cas, des contacts au niveau des molaires uniquement. Concernant les orthèses imprimées, il y avait des contacts partout en postérieur pour 3 cas, sur 2 molaires ou 2 molaires et une prémolaire dans 4 cas (fig. 11a) et des contacts seulement au niveau molaire dans 1 cas (fig. 11b).
En antérieur, pour les orthèses traditionnelles, dans 3 cas, il y avait des contacts partout, et dans 2 cas sur seulement 1 dent. Pour les orthèses imprimées, 1 orthèse présentait des contacts répartis en antérieur (fig. 11c) et 3 gouttières sur seulement 1, 2 ou 3 dents (fig. 11d).
La discussion porte sur les avantages et les limites de chaque technique, détaillés étape par étape.
– La qualité de la caméra présente certaines limites : sur une arcade complète, les déviations seront plus importantes que sur une empreinte sectorielle [5]. Une étude in vivo montre que la caméra Emerald™ induit 80 μm de déviation sur une arcade complète [6]. L'iTero Element 2 qui est utilisée par les orthodontistes pour la réalisation d'aligneurs, entraîne 50-60 μm de déviation selon la même étude.
– De plus, les conditions en bouche (salive, espaces limités) peuvent entraîner des imprécisions lors de l'empreinte optique [7].
– La caméra iTero a un temps de travail intra-oral plus court pour l'empreinte full arch, comparé au Lava™ Chairside Oral Scanner in vitro [8].
– L'ouverture buccale doit aussi être suffisante pour permettre l'empreinte optique afin d'accéder aux faces disto-vestibulaires des molaires lors de l'utilisation de la caméra iTero Element 2 car l'embout est assez volumineux.
– Les empreintes optiques sont stockées dans l'ordinateur : pas de casse, ni de perte, ni de place nécessaire pour le stockage.
– Sur le logiciel 3Shape, le modèle maxillaire est placé sur l'articulateur virtuel grâce à une table de montage virtuelle, la prise d'arc facial n'est pas permise.
– Pour le logiciel InLab Splint (Sirona), il n'y a pas d'articulateur virtuel. Il faut que la cire de relation centrée myostabilisée soit de l'épaisseur de l'orthèse pour qu'il n'y ait pas de modification de la position des modèles sur le logiciel afin de limiter le risque d'imprécision.
– Il existe des articulateurs virtuels géométriques (simulation mathématique) intégrés aux logiciels de conception assistée par ordinateur, mais aussi des articulateurs virtuels totalement adaptables. Ces derniers utilisent les données enregistrées grâce à un JMA (Jaw Motion Analyzer), qui peuvent même être couplées à un scanner optique CBCT pour numériser le visage du patient et ainsi prendre des repères osseux réels [9,10].
– Il n'est pas possible de vérifier le positionnement et les contacts de l'orthèse imprimée sur articulateur ; il est alors possible d'imprimer les modèles et de les monter sur articulateur en vue de réaliser les vérifications mais on sort du digital work flow.
– Le rebasage des orthèses imprimées reste discuté. Les auteurs l'ont néanmoins essayé pour une orthèse avec un résultat satisfaisant.
– L'adaptation des orthèses imprimées est tellement précise qu'il faut faire attention lors de la modélisation au comblement des contre-dépouilles et des embrasures fines, sinon l'orthèse ne pourra pas s'insérer complètement. De plus, elles ne doivent pas être trop fines sinon il y a un risque de fêlures lors de la mise en place.
L'étude a été réalisée sur seulement 7 patients et les orthèses traditionnelles ont été réalisées dans un unique laboratoire de prothèse, éléments qui peuvent représenter des limites à la présente étude (mais il s'agit d'une étude préliminaire). Pour les orthèses imprimées, les auteurs ont pu les réaliser au sein de deux laboratoires différents ; ces laboratoires possèdent chacun leur logiciel et imprimante. Au niveau de la faisabilité de l'intégration de l'impression 3D des orthèses occlusales dans la chaîne numérique globale, les résultats sont encourageants au niveau du temps de travail, de la qualité des orthèses mais aussi du ressenti des patients.
Par ailleurs, pour les deux types d'orthèses, il est rare d'avoir des contacts répartis de façon homogène dès la pose initiale, notamment en antérieur. De plus, les auteurs n'avaient pas l'équipement pour simuler la position réelle du maxillaire numériquement sans passer par le scan d'un montage sur un articulateur physique. Des dispositifs comme le Modjaw, permettraient de supprimer cette limite ; bien plus encore, les mouvements réels du patient pourraient être enregistrés en vue d'une meilleure intégration fonctionnelle des orthèses.
Enfin, des études complémentaires devront être menées, notamment sur la résistance à l'usure des orthèses imprimées (étude de profilométrie optique) et sur leur envahissement microbien après plusieurs semaines de port (analyse de type microbioloqique).
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts.
Les auteurs tiennent à remercier le laboratoire de Prothèse Dentaire Bertin (62, Rue Frantz Despagnet, 33000 Bordeaux)
Pelletier Lucie - Chirurgien-dentiste, exercice libéral
Hennequin Antonin - Chirurgien-dentiste, exercice libéral, Assistant hospitalo-universitaire (AHU)
Nasr Karim - Chirurgien-dentiste, exercice libéral
Canceill Thibault - Assistant hospitalo-universitaire (AHU)
Dusseau Xavier - Prothésiste dentaire
Philippe Pomar - Professeur des Universités, praticien hospitalier (PU-PM), Doyen de la Faculté
Destruhaut Florent - Maître de Conférences des Universités - Praticien Hospitalier (MCU-PH)