Les cahiers de prothèse n° 188 du 01/12/2019

 

Prothèse maxillo-faciale

C. DE BATAILLE   I. ARAGON   P. POMAR   É. TOULOUSE   F. DESTRUHAUT  

Introduction

La diversité et la complexité des cas cliniques nécessitent une approche réflexive, assimilable au travail d'un architecte. Cette étape, dont l'objectif est l'établissement d'un plan de traitement et d'une séquence thérapeutique, se base :

– sur les éléments recueillis au cours de l'entretien semi-directif initial (prise en compte des symptômes) ;

– sur l'observation clinique (mise en évidence des...


Résumé

Résumé

Les réhabilitations prothétiques nécessitent une approche globale du patient, et le praticien doit tenir compte à la fois de facteurs biologiques, de considérations psycho-sociales et du contexte de vie du patient (en incluant engagement et occupation). Les thérapeutiques préprothétiques représentent les phases préliminaires à toute réhabilitation et peuvent être, par exemple, d'ordre tissulaire ou encore musculo-articulaire dans le cadre plus spécifique d'une rééducation fonctionnelle. Elles permettent de préparer, d'une part, les tissus de soutien et, d'autre part, l'environnement musculaire afin d'assurer l'intégration tant biologique que fonctionnelle d'une future réhabilitation prothétique. À partir de quatre situations cliniques retrouvées dans des contextes post-carcinologiques, les auteurs souhaitent illustrer différentes possibilités de rééducations fonctionnelles en vue d'une réhabilitation prothétique mandibulaire : l'approche par plans postérieurs, par gabarit, par dispositif orthodontique, et enfin à l'aide d'un appareil-guide. Cette rééducation peut faire appel à plusieurs intervenants de santé et nécessite ainsi une approche pluridisciplinaire en médecine orale intégrative.

Introduction

La diversité et la complexité des cas cliniques nécessitent une approche réflexive, assimilable au travail d'un architecte. Cette étape, dont l'objectif est l'établissement d'un plan de traitement et d'une séquence thérapeutique, se base :

– sur les éléments recueillis au cours de l'entretien semi-directif initial (prise en compte des symptômes) ;

– sur l'observation clinique (mise en évidence des signes) ;

– sur l'analyse de données complémentaires annexes : photographies, radiographies, analyse occlusale sur articulateur (confirmation des assertions).

Ce travail initial de relevés « d'indices cliniques » permet de répondre aux besoins spécifiques de chaque patient dans le cadre d'une prise en charge personnalisée. Par ailleurs, l'approche pluridisciplinaire est souvent indispensable afin de répondre aux différents impératifs inhérents aux réhabilitations prothétiques et à leurs paramètres techniques. Parmi ceux-ci, un rapport inter-arcades stable, reproductible et équilibré est primordial afin d'obtenir une intégration fonctionnelle de la réhabilitation prothétique.

Les auteurs exposeront tout d'abord les objectifs préprothétiques préalables à toute réhabilitation prothétique, puis, à travers plusieurs cas cliniques (dans des contextes singuliers post-carcinologiques), plusieurs possibilités de rééducations fonctionnelles seront exposées afin, d'une part, de mettre en évidence la diversité des situations cliniques rencontrées et, d'autre part, d'illustrer les différentes possibilités de l'arsenal thérapeutique mises à la disposition du chirurgien-dentiste.

Objectifs prothétiques

L'observation clinique est essentielle en réhabilitation prothétique. Elle se compose de deux temps préalables : un temps clinique, en présence du patient, et un temps de réflexion. Le praticien doit tenir compte des demandes spécifiques de chaque patient tout en respectant les impératifs techniques inhérents à chacune des réhabilitations. À l'issue de la phase de réflexion, un plan de traitement prothétique est établi ainsi qu'une séquence thérapeutique. On distingue :

– une phase préprothétique (chirurgicale, tissulaire, parodontale, rééducation oro-faciale) ;

– une phase pro-prothétique pour améliorer l'intégration des futures prothèses d'usage (prothèses transitoires de 1e, 2e et 3e générations par exemple) ;

– une phase prothétique (prothèses d'usage).

Toute réhabilitation, qu'elle soit fixe, amovible ou maxillo-faciale, doit répondre à différents impératifs, tels que la stabilisation, la sustentation, la rétention (triade de Housset), et doit contribuer à une intégration d'ordre à la fois esthétique, biologique et fonctionnel.

En vue d'une meilleure intégration prothétique, des objectifs préprothétiques sont à atteindre. Il s'agit de :

– s'assurer de la présence de surfaces d'appuis saines et prothétiquement exploitables (sans inflammation, sans lésion muqueuse, et sans contre-dépouille gênant l'insertion prothétique) ;

– permettre un environnement tissulaire compatible avec une réhabilitation (couloir prothétique, « masse » linguale non envahissante) ;

– enregistrer un rapport inter arcades stable, centré, équilibré et reproductible.

Nombreux sont les cas cliniques complexifiés par les événements de vie : tumeur de la sphère oro-faciale, traumatisme maxillo-facial, édentement ancien non réhabilité, paralysie faciale, polypathologies, etc. Ces situations cliniques peuvent amener notamment à des rapports inter-arcades complexes et difficiles à gérer (car non reproductibles) sans une rééducation oro-faciale préalable.

Rééducation fonctionnelle : Quand ? Pourquoi ? Comment ?

Quand ?

Certains patients souffrent d'algies oro-faciales dans le cadre de désordres temporo-mandibulaires, et doivent avoir recours à une prise en charge globale avant toute réhabilitation prothétique, en associant souvent approche psycho-comportementale, kinésithérapie maxillo-faciale et occlusodontie. De façon similaire, des patients peuvent présenter des désordres maxillo-mandibulaires sans pathologies articulaires sous-jacentes, mais qui nécessitent une rééducation fonctionnelle oro-faciale. Ces désordres maxillo-mandibulaires entraînent notamment un déséquilibre de la musculature environnante, pouvant être associés à :

– des contacts non équilibrés (nécessitant une analyse occlusale préalable pour identifier des interférences et des prématurités à supprimer afin de retrouver un équilibre occlusal et permettre une cinématique mandibulaire physiologique) ;

– des édentements anciens non réhabilités (pouvant être à l'origine de proglissements mandibulaires) ;

– des édentements réhabilités par des prothèses iatrogènes et défectueuses ;

– des interventions chirurgicales dans le cadre de tumeurs de la sphère oro-faciale, ou encore des accidents avec traumatisme maxillo-facial pouvant engendrer des latéro-déviations mandibulaires [1, 2].

En présence d'une pelvi-glosso-mandibulectomie, les latéro-déviations correspondent à des déviations mandibulaires pathologiques dans lesquelles le côté non réséqué, dans un plan frontal, s'incline du côté réséqué. Il ne faut pas oublier qu'une latéro-déviation s'accompagne la plupart du temps d'une déviation dans le plan sagittal, compte tenu des groupes musculaires touchés par la résection chirurgicale (propulsion, rétropulsion, élévation, abaissement mandibulaire en fonction que sont touchés par la chirurgie carcinologique les muscles masséters, les muscles temporaux, le groupe mylo-hyoïdien/génio-hyoïdien/digastrique, et les ptérygoïdiens latéraux) [1].

Pourquoi ?

Une rééducation fonctionnelle permet de « reconditionner » l'environnement musculaire maxillo-facial pour obtenir une situation d'équilibre musculaire et entreprendre, dans un second temps, une réhabilitation prothétique dans un environnement stable, fonctionnel et acceptable pour le patient. Les objectifs d'une telle rééducation sont notamment de :

– rétablir une dimension verticale d'occlusion physiologique ;

– guider la mandibule en relation myo-centrée ;

– permettre une occlusion de confort pour le patient, avec un maximum de contacts occlusaux le plus harmonieusement répartis au niveau des arcades dentaires [3].

La rééducation fonctionnelle nécessite une communication entre différents intervenants de santé dans le cadre d'une approche multidisciplinaire :

– kinésithérapeute (physiothérapie et massages d'assouplissement) ;

– orthophoniste (rééducation linguale) ;

– chirurgien-dentiste et orthodontiste ;

– chirurgien maxillo-facial ;

– prothésiste dentaire [1].

Comment ?

Le chirurgien-dentiste dispose de différents moyens thérapeutiques pour réaliser une rééducation fonctionnelle, tels que l'utilisation de plans postérieurs, de gabarits de dispositifs orthodontiques et d'appareils-guide.

Cas clinique no 1 : rééducation dans le cadre d'une latéro-déviation mandibulaire

Ce premier cas concerne un patient de 79 ans pris en charge pour un carcinome de la cavité buccale traité par chirurgie tumoro-ganglionnaire, suivie d'une radiothérapie cervico-faciale (20 séances, > 50 Gy), avec épisodes de surinfections nécessitant une exérèse chirurgicale mandibulaire reconstruite par fibula et plaque d'ostéosynthèse. Un dispositif prothétique avec des plans-guides en résine en controlatéral de la zone opérée avait été mis en place préventivement en postopératoire pour limiter les phénomènes de latéro-déviation, mais celui-ci n'a pas été d'une efficacité suffisante [2] (fig. 1 à 3). Une phase de rééducation par mobilisation mandibulaire douce a été initiée par un kinésithérapeute maxillo-facial. Parallèlement, un dispositif d'élastiques reliés à une gouttière thermoformée rigidifiée sur le côté opposé au côté opéré a été positionné afin de guider la mandibule au cours du trajet de fermeture (fig. 4 à 7). Lors de la séance de réévaluation à un mois, le port du dispositif intrabuccal, associé aux séances de kinésithérapie oro-faciale, a permis une diminution significative de la latéro-déviation avec un recentrage transversal mandibulaire.

Les gouttières n'étant pas assez rigides et rétentives pour assurer des forces plus importantes de guidage via les élastiques, un dispositif plus efficient a été confectionné : après consultation multidisciplinaire et avec l'accord du patient, des bagues « boules » ont été collées au niveau des secteurs 2 et 3, supportant le port de 4 élastiques associés au port d'orthèses de contention (afin d'éviter les mouvements dentaires) (fig. 8 à 10). Après un mois de port, il a été objectivé une amélioration du centrage mandibulaire. Le patient a ressenti un bénéfice dans son confort quotidien et lors de la mastication. Des contacts prémolo-molaires ont ainsi pu être récupérés. La prochaine étape sera d'améliorer le centrage de la mandibule en antéropostérieur (fig. 11 et 12).

Cas clinique no 2 : rééducation en présence d'un édentement complet mandibulaire et d'une arcade maxillaire dentée

Ce cas clinique fait référence à un patient de 40 ans, polymédiqué dans un contexte d'intoxication alcoolo-tabagique. Depuis quelques années, il a perdu l'ensemble de ses calages dentaires suite à des fractures corono-radiculaires de l'ensemble des dents mandibulaires et souhaite notamment retrouver un certain confort à la mastication. Le rapport inter-arcades n'est pas reproductible. Les restes radiculaires ne présentent pas de foyers infectieux sur l'arcade mandibulaire. L'arcade maxillaire est totalement dentée avec des réhabilitations par prothèses fixes. Dans un premier temps, une réhabilitation amovible muco-portée avec un plan postérieur est proposée pour permettre une rééducation tissulaire et musculaire et obtenir un rapport inter-arcades stable et  reproductible (fig. 13 à 18). Les équilibrations successives sur articulateur vont permettre de trouver une position inter-arcades stable et reproductible dans le temps, afin d'envisager dans un second temps une réhabilitation prothétique.

Cas clinique no 3 : rééducation en présence d'un édentement complet bimaxillaire

Une patiente de 64 ans se présente au centre de soins avec pour antécédents notables un carcinome laryngé pris en charge par chirurgie carcinologique et radiothérapie cervico-faciale. Elle présente deux arcades complètement édentées non réhabilitées depuis plusieurs années. Une rééducation oro-faciale a été préconisée avec l'utilisation d'un gabarit mandibulaire et des plans postérieurs maxillaires. Le gabarit correspond à une ébauche de la future réhabilitation prothétique permettant une rééducation à la fois tissulaire et musculaire. C'est un « brouillon » de la future prothèse qui sera modifiée au cours de différentes séances en fonction de l'observation attentive du praticien et des remarques et du ressenti du patient. Le gabarit est d'abord un dispositif de rééducation ; c'est également un moyen d'éducation thérapeutique autorisant un réel accompagnement de la patiente et une participation active de celle-ci au cours de son traitement. Le gabarit est réalisé en résine autopolymérisable, sur le modèle primaire ou secondaire. Il est porté quotidiennement par la patiente et des équilibrations sont fréquemment réalisées sur articulateur via l'enregistrement de rapport inter-arcades. Dès lors que ce dernier est reproductible, stable et confortable pour la patiente, la réhabilitation d'usage peut être envisagée dans de meilleures conditions [4] (fig. 19 à 23).

Cas clinique no 4 : rééducation en présence d'une reconstruction prothétique par endoprothèse

Une patiente de 60 ans est adressée au centre de soins suite à une exérèse chirurgicale de l'hémimandibule gauche reconstruite à l'aide d'une endoprothèse hémi-mandibulaire (fig. 24 et 25). Malgré la reconstruction chirurgicale, la patiente présente une latéro-déviation interdisant une réhabilitation prothétique d'emblée, compte tenu de l'absence d'un rapport inter-arcades centré et reproductible et d'un faible espace prothétique. Il a été décidé de réaliser dans un premier temps un appareil guide de Ponroy, un dispositif maxillaire dont la rétention est assurée grâce à l'utilisation de crochets-boule (fig. 26). Ce dispositif présente un volet vertical permettant de guider la mandibule au cours du chemin de fermeture mandibulaire et d'assurer un recentrage transversal mandibulaire. Après 3 mois de port, on assiste, lors de la réévaluation, à un repositionnement mandibulaire (fig. 27) qui permet une libération du couloir prothétique tout en assurant un rapport inter-arcades stable, ce qui autorise à envisager in fine une réhabilitation prothétique.

Conclusion

La réflexion prothétique est guidée par l'observation clinique et les besoins du patient. Avant toute réhabilitation prothétique, un rapport inter-arcades stable et reproductible est indispensable. Afin de choisir un moyen thérapeutique adapté, on doit prendre en compte le contexte socio-familial du patient, ses besoins, ses antécédents médico-chirurgicaux, et l'environnement dento-parodontal, musculaire et tissulaire. Pour toute réhabilitation, le patient doit être conscient des objectifs à atteindre, mais aussi être pleinement actif au cours de la prise en charge. Une réelle relation de confiance entre le patient et le praticien paraît donc primordiale afin de créer une prise en charge à la fois personnalisée et participative.

Concernant les différents dispositifs de rééducation existants, le gabarit représente un outil intéressant qui permet d'obtenir une rééducation tissulaire et participe à l'éducation thérapeutique : le patient devient acteur de sa prise en charge. Le caractère temporaire, de « brouillon » et de modelage progressif de la future prothèse avec écoute du patient, aide ce dernier à mieux accepter la future prothèse sur le plan psychologique. Par ailleurs, les plans postérieurs autorisent une réhabilitation musculaire tout en assurant au patient un minimum d'esthétique avec la présence des dents antérieures. Côté réalisation, les étapes prothétiques et le coût sont plus importants que pour un gabarit. Les plans postérieurs restent relativement peu utilisés dans des contextes de désordres musculaires et d'incohérence du rapport inter-arcades [4-7]. Le dispositif de recentrage mandibulaire à l'aide des élastiques, dans le cas de latéro-déviation importante, est un dispositif original, encore peu décrit au sein de la littérature scientifique. Les appareils-guides sont plus largement évoqués et permettent de répondre à un grand nombre de situations cliniques en présence de latéro-déviations mandibulaires.

Bibliographie

  • 1 Destruhaut F, Dichamp J, Hennequin A, Vigarios E, Pomar PH. Rééducation fonctionnelle mandibulaire et patients à besoin spécifique en cancérologie oro-faciale. Inf Dent 2016;17.
  • 2 Vigarios-Viste E, Destruhaut F, Toulouse E, Dichamp J, Pomar PH. La prothèse maxillo-faciale. Paris : Éditions CdP, 2015.
  • 3 Fajri L, Berrada S, Abdedine A. Clinical examination contributing to selection and orientation of prosthodontic treatments in completely edentulous patients. Rev Odont Stomat 2008;37:91-107.
  • 4 Jaudoin P, Millet C, Jaudoin E. Traitements préprothétiques chez l'édenté total. EMC Odont 2007.
  • 5 Hue O, Bertereche MV. Prothèse complète. Paris : Quintessence internationale, 2003:41-48.
  • 6 Jeannin C, Bourret C. Relation maxillo-mandibulaire en prothèse complète. EMC-Méd bucc 2019;14:1-10.
  • 7 Taddei C, Metz M, Boukari A, Waltmann E. Cas difficiles en prothèse complète. Les solutions mandibulaires. Cah.Proth 1998;103:37-55.

Liens d'intérêts

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Auteurs

Caroline de Bataille - Assistante hospitalo-universitaire

Isabelle Aragon - Assistante hospitalo-universitaire

Éric Toulouse - Prothésiste dentaire, épithésiste

Philippe Pomar - Professeur des Universités - Praticien Hospitalier - Doyen de la Faculté d'Odontologie de Toulouse

Florent Destruhaut - Maître de conférences des universités – praticien hospitalier

Expert près la Cours d'Appel de Toulouse

Faculté de chirurgie dentaire de Toulouse/CHU Rangueil