Les cahiers de prothèse n° 184 du 01/12/2018

 

Esthétique

C. TOLEDANO  

Nous avons longtemps été démunis face à un patient qui présentait une denture usée et nous lui conseillions essentiellement le port d'une gouttière nocturne. Nous regardions évoluer inexorablement, voire imperturbablement, ses lésions occlusales dentinaires en cuvette sans chercher à les traiter (fig. 1).

Nous en plaisantions même parfois, proposant de l'adresser à tel ou tel confrère mal aimé...

L'usure...


Résumé

Résumé

La prise en charge d'une denture usée sévèrement par érosion, attrition ou abrasion doit s'envisager par :

– une analyse esthétique et fonctionnelle précise transmise au laboratoire de prothèse ;

– l'évaluation de la dimension verticale d'occlusion et de son éventuelle augmentation ;

– la réalisation d'un wax up qui sera transféré en bouche sous la forme d'un masque en résine ;

– la taille dans le masque de préparations partielles ou périphériques assurant une préservation tissulaire maximale ;

– le collage de restaurations en céramiques recréant le secteur antérieur ;

– le collage de restaurations en céramiques postérieures assurant un calage occlusal pérenne.

Cet article fait le point sur cette chronologie en discutant de certaines alternatives dans le protocole selon la situation clinique.

Nous avons longtemps été démunis face à un patient qui présentait une denture usée et nous lui conseillions essentiellement le port d'une gouttière nocturne. Nous regardions évoluer inexorablement, voire imperturbablement, ses lésions occlusales dentinaires en cuvette sans chercher à les traiter (fig. 1).

Nous en plaisantions même parfois, proposant de l'adresser à tel ou tel confrère mal aimé...

L'usure attritive progressive de leurs dents les aidant à s'habituer esthétiquement à cette lente évolution, ces patients d'un certain âge avaient une demande esthétique faible et présentaient relativement peu de sensibilités, grâce à la diminution de la perméabilité dentinaire.

Lorsque l'usure devenait un problème esthétique ou fonctionnel trop important, certains confrères « aventuriers » se lançaient dans une réhabilitation globale par des couronnes céramo-métalliques scellées. L'insuffisance de rétention primaire (le ferrule effect tant recherché) les obligeait d'ailleurs à dévitaliser des dents souvent asymptomatiques pour pouvoir y ancrer des reconstitutions corono-radiculaires.

Les problèmes de fracture de céramique cosmétique étaient fréquents et encourageaient souvent les moins téméraires à envisager des couronnes coulées métalliques dans les secteurs postérieurs.

En résumé, il n'était pas conseillé d'user ses dents il y a 10 ans !

À cette problématique, essentiellement d'attrition, s'est ajoutée une composante acide de plus en plus présente de par :

• une augmentation de la consommation de boissons de plus en plus érosives. La consommation de boissons gazeuses non alcoolisées s'est par exemple multipliée par trois en France en 50 ans et par six aux USA, et elles sont consommées à plus de 70 % par les 3-19 ans [1].

Le jus d'orange présente un pouvoir tampon trois fois plus important que le Coca et 25 fois plus important que le lait (plus le pouvoir tampon est élevé, plus il faut une quantité de salive importante po »ur parvenir à un PH salivaire neutre [2]) ;

• des habitudes alimentaires privilégiant la consommation de fruits ;

• une prévalence non négligeable de patients souffrant de reflux gastro-œsophagien ;

• des troubles du comportement alimentaire dont l'anorexie-boulimie, associée à des vomissements provoqués.

Ainsi, en plus de l'usure attritive, nous sommes de plus en plus confrontés aujourd'hui à une usure par érosion acide, qui augmente nettement la vitesse d'évolution du processus de destruction des tissus dentaires et amène des patients de plus en plus jeunes à être concernés par cette problématique. Cette rapidité d'évolution inquiète alors ces patients et ne permet pas toujours à la dentine de mettre en œuvre ses mécanismes de défense, entraînant l'apparition de sensibilités dentinaires parfois insupportables.

Ces facteurs d'attrition et d'érosion peuvent d'ailleurs se cumuler.

Aujourd'hui, patients et praticiens acceptent de moins en moins cette situation évolutive :

• les premiers parce que la demande esthétique et l'inquiétude sont beaucoup plus importantes et que nous devons les entendre et les prendre en charge ;

• les seconds parce que les progrès des matériaux à notre disposition et des protocoles de collage nous permettent de proposer des solutions fiables esthétiquement et fonctionnellement à moindre coût biologique.

Sous l'impulsion de Francesca Vailati et Urs Belser il y a 10 ans [3-5], plusieurs protocoles ont été proposés pour prendre en charge et réhabiliter ces patients. Tous ces protocoles ont en commun d'envisager le traitement en plusieurs étapes :

Si la chronologie globale semble assez consensuelle, la mise en œuvre clinique peut être parfois discutée et nous nous proposons d'en décrire certaines variantes cliniques.

Analyse esthétique et fonctionnelle

L'analyse esthétique consiste essentiellement à observer :

• les lignes principales du visage (ligne bipupillaire horizontale et ligne médiane verticale) ;

• les rapports des dents et des lèvres lors du sourire naturel ;

• la forme et l'axe des dents.

Cette analyse permet de déduire les modifications à apporter selon les critères esthétiques idéaux qui sont les suivants :

• la ligne des bords incisifs (le plan frontal esthétique) est convexe et suit la concavité de la lèvre inférieure ;

• les bords incisifs affleurent la lèvre inférieure ;

• l'axe vertical des deux incisives centrales est rectiligne et parallèle à l'axe vertical du visage ;

• les bords incisifs des centrales forment une ligne parallèle à la ligne bipupillaire ;

• l'incisive centrale a un rapport hauteur/largeur d'environ 80 % et domine les latérales ;

• le bord incisif des incisives latérales est en retrait de 0,5 mm à 1 mm par rapport aux bords des incisives centrales et aux pointes canines ;

• il y a une harmonie de couleur entre les dents.

Un bilan photographique précis doit donc être réalisé en premier lieu et adressé au prothésiste (fig. 2). Il est accompagné de l'analyse esthétique dont découlent les mesures du wax-up (fig. 3). La transmission des axes du visage complète ces données (fig. 4).

L'analyse fonctionnelle consiste à vérifier préalablement l'absence de symptômes articulaires ou musculaires et l'intégrité des rapports occlusaux. Ces symptômes doivent être traités avant d'envisager une réhabilitation globale définitive.

Une prise d'arc facial complète cette analyse pour transmettre au laboratoire le maximum de précisions en vue de la reconstruction des arcades.

Évaluation de la DVO

Même si l'usure s'accompagne fréquemment d'une égression compensatrice [67], il est souvent préférable d'augmenter la DVO pour créer un espace suffisant à une réhabilitation esthétique et fonctionnelle et permettre une préparation minimale des tissus dentaires résiduels. Il semble qu'une augmentation maximale de 5 mm au niveau du secteur antérieur soit possible sans conséquence néfaste sur les articulations temporo-mandibulaires [8]. Cette augmentation peut être évaluée à l'aide d'un jig antérieur directement en bouche.

Ce jig, lorsqu'il est réalisé en composite, permet aussi de contrôler la longueur des deux incisives centrales par rapport à la lèvre inférieure, ainsi que le parallélisme des bords incisifs avec la ligne bipupillaire. Un silicone d'occlusion est ensuite injecté dans l'espace postérieur ainsi créé (fig. 5).

Selon la règle des tiers, nous savons qu'une surélévation d'1 mm au niveau molaire correspond à une surélévation de 2 mm au niveau incisif et de 3 mm au niveau de la tige incisive de l'articulateur (fig. 6).

Les auteurs sont toutefois partagés entre reconstruire en relation centrée [9-11] ou en OIM [3-5, 12].

Ces données sont transmises au prothésiste grâce à :

• des empreintes de la situation initiale ;

• un bilan photographique ;

• un projet esthétique (les techniques de « smile design » peuvent être d'une aide précieuse, lorsqu'elles sont maîtrisées, pour transmettre des mesures précises au laboratoire mais présentent l'inconvénient d'être relativement chronophages) ;

• une prise d'arc facial ;

• la communication des axes du visage (Ditramax®, OneBite Bisico®...) [13] ;

• le jig en composite ;

• la clé d'occlusion en silicone (fig. 7).

Wax-up et masque en résine

L'ensemble de ces éléments permet la réalisation d'un wax-up précis qui sera transféré en bouche sous la forme d'un masque en résine.

Le wax-up ne doit pas recouvrir toutes les dents ni toutes les faces dentaires pour permettre de laisser des zones de repositionnement précises lors de l'enfoncement complet des clés en silicone qui seront réalisées ; il ne concerne en général ni les faces palatines ou linguales ni les molaires terminales. Le palais est aussi conservé dans la clé par exemple (fig. 8).

Après avoir dupliqué les wax-up en plâtre, des clés en silicone, les plus rigides possible, sont réalisées. Deux options existent :

• des clés sectorielles transparentes épaisses et rigides réalisées au laboratoire et qui seront remplies de composite photopolymérisable réchauffé. Cette option permet de reconstruire les dents avec un matériau résistant mécaniquement et donc plus durable [3].

Une approche simplifiée, testée avec succès depuis plus d'un an, consiste à remplacer le composite réchauffé par une résine de faible viscosité mais extrêmement chargée (GrandioSO® Heavy Flow®, Voco®). Cette résine nano-hybride contient entre 78 et 83 % de charges en poids, ce qui la situe dans les plus chargées, contrairement aux autres résines fluides qui, elles, contiennent environ 60 % de charges en moyenne. De plus, sa dureté initiale élevée (68 Vickers) reste extrêmement stable dans le temps (63 Vickers après deux ans d'immersion) [14]. Cette option est plus rapide et nécessite moins de matériel [15].

Les clés en silicone peuvent d'ailleurs être remplacées par des porte-empreintes en silicone transparent rigide, remplis de silicone transparent injectable (Mémosil 2®, Heraeus Kulzer®), permettant ainsi la photopolymérisation de la résine au travers (fig. 9).

• des clés en silicone de laboratoire rigide et non transparent, qui seront remplies de résine provisoire bis-acrylique. Cette option, plus conventionnelle, permet de reconstruire l'arcade en une étape avec un matériau moins résistant à long terme mais plus rapide à mettre en place et plus facile à fraiser ensuite (technique du full mock-up) [16].

Ce masque en résine est collé par des spots de mordançage et d'adhésif universel à même les dents saines et les restaurations (céramique, composite, amalgame) qui, à ce stade, ne sont pas déposées. Il permet de tester l'esthétique, la phonation, la mastication et l'occlusion.

Le choix de la technique se fera donc généralement en fonction :

• de la présence d'une symptomatologie nécessitant une période de test plus longue, jusqu'à disparition des douleurs ;

• de l'étiologie de l'usure : l'usure attritive nécessite l'utilisation d'une résine plus résistante que l'usure par érosion acide, qui entraîne moins de contraintes mécaniques occlusales ;

• du patient (étalement du traitement pour des raisons financières, disponibilité professionnelle ou privée, corpulence, angoisse...).

À ce stade, le masque est laissé pendant une période plus ou moins longue selon le contexte clinique (si certains auteurs taillent immédiatement dans le masque en l'absence de symptomatologie, un délai d'environ deux mois avant de passer à la réalisation des restaurations définitives nous semble plus prudent). Quelques séances de retouches fonctionnelles et esthétiques peuvent être nécessaires durant cette phase de test.

Préparation des secteurs antérieurs

L'esthétique guide la fonction.

L'augmentation de la DVO crée une béance palatine antérieure qui va permettre une reconstruction du secteur incisivo-canin à faible coût tissulaire.

Secteur antérieur mandibulaire

Si le degré d'usure le permet, les bords incisifs du secteur incisivo-canin inférieur peuvent souvent être reconstitués, au moins dans un premier temps, par des composites stratifiés. Si l'usure est trop importante et affecte aussi les faces vestibulaires, ou si l'exigence esthétique le justifie, des facettes vestibulaires en céramique seront préparées.

Secteur antérieur maxillaire

Au maxillaire, plusieurs options peuvent être envisagées :

• Facettes palatines en composite (fig. 10) : cette solution est en général indiquée lorsque les faces vestibulaires sont peu usées en longueur et en épaisseur et que le patient n'a pas de demande esthétique forte. Le composite offre l'avantage d'être moins abrasif vis-à-vis du secteur mandibulaire (en particulier s'il est naturel ou reconstitué par des composites) et de pouvoir être masqué au niveau des joints vestibulaires par l'apport de composites directs. Leur préparation ne nécessite qu'un léger congé dans l'émail pour marquer la limite nette au prothésiste et asseoir le composite, la face palatine étant généralement déjà de dépouille.

• Facettes bilaminaires (fig. 11) : cela consiste à réaliser une facette palatine en composite et une facette vestibulaire en céramique. Cette solution se justifie lorsque l'aspect esthétique est à modifier et que la face vestibulaire conserve un bombé qui nécessiterait une préparation invasive, en particulier dans l'émail, s'il fallait envisager une facette cavalier ou à 360o. C'est la solution la moins invasive, mais la plus onéreuse. Elle présente aussi l'inconvénient de laisser un joint de collage au milieu de la face palatine.

• Facettes à 360o (fig. 12) : la différence avec une couronne périphérique réside essentiellement dans l'épaisseur plus fine de la pièce en céramique (environ 0,5 mm), qui permet une préservation amélaire maximale. L'avantage est la réalisation d'une seule pièce, limitant ainsi le temps de travail et le coût financier. L'inconvénient est la nécessité d'une mise de dépouille, en particulier au niveau des faces proximales rarement usées [17].

• Facettes cavalier (fig. 13) : il s'agit d'une facette à 360o mais qui respecte les faces proximales et donc les points de contact. Son aspect est ainsi plus proche d'une facette bilaminaire qui serait en céramique d'une seule pièce. Elle en présente les avantages (sauf la nécessité d'une préparation de dépouille vestibulaire palatine) sans les inconvénients. Elle est indiquée lorsque l'usure est telle que la dent est presque déjà naturellement de dépouille.

Mis à part pour les facettes palatines, la préparation se fait selon les protocoles, décrits par Galip Gurel [18], de taille dans les masques. Les restaurations provisoires sont réalisées par injection de résine bis-acrylique dans la clé en silicone issue du wax-up.

Collage des restaurations en céramiques antérieures

Cette étape présente peu d'alternatives. Les facettes sont réalisées en disilicate de lithium qui sera mordancé à l'acide fluorhydrique puis silanisé. Le collage se fera de préférence à l'aide d'une colle composite sans potentiel adhésif, après mordançage de l'émail et application d'un adhésif fin. Le champ opératoire peut être positionné selon la préférence de chacun, en cadran ou unitairement sur chaque dent. En cas de facettes bilaminaires, les facettes palatines seront réalisées et collées avant les facettes vestibulaires.

Préparation des secteurs postérieurs

Après taille dans les masques selon le même protocole que celui utilisé dans les secteurs antérieurs, les anciennes restaurations éventuelles sont retirées à cette étape et une hybridation dentinaire immédiate, avec un adhésif MR3 recouvert de composite fluide, permet de créer un design cavitaire optimal lorsque cela s'avère nécessaire.

Si certains auteurs préconisent une épaisseur minimale de céramique de 0,5 mm en occlusal (table top), il semble qu'une épaisseur de 1,5 mm soit prudente pour réduire les risques de fractures ou de chipping, en particulier dans les cas de bruxisme [19].

Il est souvent préférable de reconstituer les prémolaires par des veneerlays pour des raisons esthétiques, et les molaires par des overlays pour des raisons biologiques (fig. 14).

Plusieurs stratégies sont envisageables :

• préparer cadran par cadran, en commençant par le maxillaire, pour recréer une courbe esthétique idéale. Cette option nécessite plusieurs étapes mais permet d'avancer tranquillement en conservant un calage occlusal controlatéral et en retouchant la résine antagoniste si nécessaire ;

• préparer les deux secteurs maxillaires postérieurs et réaliser une clé en silicone d'occlusion sur le premier côté taillé puis s'en servir de cale pour réaliser une deuxième clé d'occlusion sur le second côté taillé. Le même protocole est ensuite réalisé à la mandibule. Cette option permet de restaurer les arcades en un nombre de séances réduit de moitié, tout en offrant la possibilité d'affiner dans un premier temps l'occlusion aux dépens du masque mandibulaire ;

• préparer côté par côté. Cette option, aussi rapide que la précédente, présente l'avantage de conserver un calage occlusal sur le côté non préparé, mais oblige à affiner l'occlusion aux dépens de la céramique.

Collage des restaurations en céramiques postérieures

Les protocoles sont les mêmes que ceux réalisés en antérieur.

Les publications de Vailati et Belser [3-5] sur la restauration des arcades usées ont été révolutionnaires, car elles ont permis d'apporter une réponse thérapeutique à ces situations d'usure qui n'étaient que rarement prises en charge.

Elles n'en ont pas moins été sujettes à de nombreuses discussions sur sa complexité et son coût, et chacun a essayé de trouver des moyens d'apporter des simplifications à cette « three step technique ».

S'il est permis, comme on a pu le voir dans cet article, de modifier certains détails cliniques, un consensus semble établi sur la chronologie des grandes phases du traitement.

La recherche de l'étiologie et l'implication du patient dans la prévention sont indispensables, et la réhabilitation ne nous exempte pas de réaliser en fin de traitement une gouttière de protection en cas de bruxisme.

La philosophie de préservation tissulaire doit rester le maître-mot pour guider le praticien dans ses choix thérapeutiques.

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  • 18 Gurel G. Les facettes en céramiques : de la théorie à la pratique. Paris : Quintessence Int 2005.
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Liens d'intérêts

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Remerciement

Remerciements au laboratoire Dominique Watzki.

Les auteurs

Charles Toledano - Ancien assistant hospitalo universitaire

Chargé d'enseignement universitaire

Coordinateur pédagogique du DU d'esthétique du sourire de Strasbourg