Prothèses et recherche
La perte des dents a des conséquences à la fois fonctionnelles, esthétiques et émotionnelles, et s'accompagne d'un handicap fonctionnel et social [1, 2]. Si les thérapeutiques faisant appel aux implants constituent une option de choix, la prothèse amovible complète (PAC) demeure une réalité clinique pour nombre des patients par peur ou par manque de moyens financiers [
Résumé
L'élaboration du projet esthétique chez un patient totalement édenté demeure un défi clinique pour le praticien. Au cours de la réalisation d'une prothèse amovible complète maxillaire, une étude observationnelle a été réalisée pour évaluer la perception esthétique et les attentes d'un groupe de patients totalement édentés.
Quarante-deux patients ont ainsi été interrogés à propos de la perception de leur esthétique dento-faciale à l'aide de la version française du Psychosocial Impact of Dental Aesthetics Questionnaire (PIDAQ) et de leurs attentes esthétiques.
Le score global du PIDAQ varie en fonction du sexe, de l'âge, du statut marital et selon l'arcade antagoniste (p < 0,05). La plupart des patients souhaitaient une apparence la plus naturelle possible. Les attentes esthétiques étaient significativement associées à l'existence de données pré-extractionnelles, au jugement esthétique individuel, et à certains items du PIDAQ (p < 0,05).
La perception de l'esthétique dento-faciale peut influencer les attentes esthétiques des patients totalement édentés. Cliniquement, la prise en compte de l'aspect psychosocial de l'esthétique dento-faciale chez les patients totalement édentés pourrait aider le praticien à mieux cerner les attentes esthétiques des patients. Elle constituerait notamment une base pour orienter le choix des caractéristiques de forme, de couleur et de position des dents prothétiques et élaborer une composition dentaire en adéquation avec les attentes des patients.
La perte des dents a des conséquences à la fois fonctionnelles, esthétiques et émotionnelles, et s'accompagne d'un handicap fonctionnel et social [1, 2]. Si les thérapeutiques faisant appel aux implants constituent une option de choix, la prothèse amovible complète (PAC) demeure une réalité clinique pour nombre des patients par peur ou par manque de moyens financiers [3]. La satisfaction avec une PAC dépend de la stabilité et de la rétention prothétique, du confort ressenti pour parler, manger et sourire [4, 5], et également de paramètres émotionnels, de l'implication et des attentes des patients [6, 7]. Concernant l'esthétique, les attentes des patients ont souvent été jugées irréalistes [8] et ne semblent pas corrélées à l'opinion du praticien [9].
Dans ce contexte, proposer une esthétique satisfaisante avec une PAC demeure un défi. Historiquement, le choix et le montage des dents visaient à reproduire une apparence la plus naturelle possible recherchant une harmonie avec les données de l'examen clinique [10]. La restauration de l'esthétique pré-extractionnelle peut également être envisagée dès que des documents (photographies, moulages) sont disponibles [11]. Enfin, une approche plus centrée sur l'attractivité du sourire a récemment été proposée [12]. Si Davis a montré que les patients totalement édentés préféraient une apparence naturelle il y a trente ans [8], plus récemment il est apparu que certains patients pouvaient également souhaiter une apparence davantage orientée vers la recherche d'une esthétique idéalisée, voire « supernaturelle » [12], ce qui pose la question de l'évolution des attentes esthétiques.
Les besoins esthétiques des patients totalement édentés ont déjà fait l'objet d'études reposant sur des questionnaires [13] ou sur l'évaluation de la qualité de vie liée à la santé orale [14]. Récemment, un outil psychométrique d'évaluation de l'impact psychosocial de l'esthétique dento-faciale, le psychosocial impact of dental aesthetic questionnaire (PIDAQ), a été développé pour des patients suivis en orthodontie [15]. Proposé aux patients totalement édentés lors du choix des options esthétiques, ce questionnaire pourrait faciliter la communication entre le patient et le praticien en permettant de déterminer les besoins esthétiques des patients totalement édentés. L'objectif de cette étude est d'évaluer la perception de l'esthétique dento-faciale, les attentes esthétiques des patients totalement édentés en attente d'une PAC maxillaire ainsi que les relations entre la perception du patient et les attentes exprimées.
De janvier 2016 à mars 2017, 42 patients totalement édentés à l'arcade maxillaire (20 femmes, 22 hommes, entre 29 et 90 ans, d'âge moyen ± SD égal à 67,9 ± 12,2 ans) ont été inclus parmi les patients bénéficiant d'une prise en charge pour la réalisation d'une PAC maxillaire au sein du pôle odontologie de l'Hôpital Rothschild (AP-HP, Paris, France). Étaient inclus les patients majeurs, parlant le français, capable de répondre au questionnaire. Ont été exclus les patients souffrant de problèmes cognitifs. Tous les sujets ont été informés des modalités et finalités de l'étude et ont donné préalablement leur accord à participer. Leur anonymat a été conservé tout au long de l'étude par l'utilisation d'un code alphanumérique. L'étude a adhéré aux principes de bonne pratique clinique énoncés dans la déclaration d'Helsinki et a été préalablement approuvée par le comité d'éthique à la recherche de l'Hôpital Robert Debré (no 2016/295(2)). En application à la loi du 6 janvier 1978, le fichier informatisé a fait l'objet d'une déclaration à la CNIL (1977961v0). L'étude est enregistrée sous la référence NCT03283514 (https://clinicaltrials.gov) et le rapport de l'étude suit les recommandations STROBE.
Un examen clinique a été réalisé et les participants ont répondu à une série de questions relatives à l'anamnèse et à l'historique de leur édentement (date de perte des dernières dents, existence de données pré-extractionnelles, existence d'une prothèse immédiate, expérience de PAC, satisfaction avec leur prothèse existante sur une échelle allant de 0 = pas satisfait à 10 = très satisfait). Les participants ont également répondu à un questionnaire relatif à leur statut socio-culturel, économique, marital, sourire jugé le plus attractif parmi 4 concepts esthétiques (apparence semblable à celle avant la perte des dernières dents, apparence artificielle d'une prothèse, apparence naturelle, apparence idéalisée). L'impact psychosocial de l'apparence dento-faciale a été apprécié à l'aide de la version francophone du PIDAQ [16]. Celle-ci comprend 23 items regroupés en 4 dimensions :
1. La confiance en soi (DSC) ;
2. L'impact social (SI) ;
3. L'impact psychologique (PI) ;
4. La préoccupation esthétique (AC).
Chaque item est évalué à l'aide d'une échelle de score de Lickert à 5 niveaux allant de 0 = pas du tout à 5 = très fortement (sauf pour les items du DSC pour lesquels le sens de l'échelle est inversé). Il n'existe pas de questionnaire validé pour les propositions esthétiques. Nous avons donc demandé aux participants quelle option esthétique ils souhaitaient parmi une série de 5 propositions :
1. Retrouver l'esthétique dentaire pre-extractionnelle ;
2. Retrouver une esthétique ressemblant à leur prothèse actuelle ;
3. Créer une apparence naturelle ;
4. Créer une apparence parfaite ;
5. Pas d'opinion.
Chaque participant a été interrogé par la même personne (LB). Pour chaque proposition, une explication verbale identique a été donnée aux participants.
L'analyse des données a été réalisée avec le logiciel SPSS 11.5 (SPSS Inc, Chicago, IL, US) et a compris un test de Chi-2 de Pearson, une analyse de variance (ANOVA) univariée ainsi que des tests non paramétriques de Mann-withney et Kruskal-Wallis. Le niveau de significativité a été fixé à 0,05 pour tous les tests.
Les caractérisques de la population étudiée sont détaillées dans le tableau 1. Le score moyen du PIDAQ ± SD était égal à 49,3 ± 22,1. Les scores moyens du PIDAQ diffèrent significativement :
– entre les hommes et les femmes (F = 6,6 ; p < 0,05) ;
– entre les sujets âgés de moins de 65 ans et ceux âgés de 65 ans et plus (F = 47,1 ; p < 0,05) ;
– entre les sujets qui sont mariés/en concubinage et ceux qui vivement seuls (F = 4,6 ; p < 0,05) ;
– et entre les sujets présentant un édentement limité à l'arcade maxillaire et ceux qui sont édentés également à la mandibule (F = 2,9 ; p < 0,05).
47 % des patients ont souhaité la création d'une esthétique naturelle. La recherche d'une apparence parfaite, d'une apparence semblable à celle des dents avant extraction ou à une prothèse existante est souhaitée par respectivement 19 %, 16,7 % et 14,4 % des participants. Un seul patient ne s'est pas prononcé concernant ses attentes esthétiques. Les attentes esthétiques sont significativement associées aux variables « existence de données pré-extractionnelles » et « option la plus attractive » (p < 0,05) (tableau 1). Les patients qui souhaitent la création d'une apparence naturelle consultent par exemple plus fréquemment sans données pré-extractionnelles (p < 0,05) (fig. 1) et les patients consultant avec des documents pré-extractionnels sont plus nombreux parmi ceux qui souhaitent la restauration d'une apparence semblable à leur esthétique avant l'extraction des dernières dents (p < 0,05). Les attentes des patients sont également fréquemment identiques à leur opinion concernant le sourire jugé le plus attractif (p < 0,05) (fig. 2). L'analyse n'a pas révélé de relation significative entre le score moyen du PIDAQ et les attentes esthétiques. Cependant, la fréquence des réponses aux items « Je suis un peu inhibé dans mes rapports avec les autres à cause de mes dents » et « J'ai l'impression que la plupart des gens que je connais ont de plus belles dents que moi » est significativement associée aux attentes des patients (tableau 2).
La restauration de l'esthétique est une des raisons les plus souvent citées pour justifier le remplacement des dents [17]. La réalisation d'une PAC permet d'améliorer l'apparence esthétique dento-faciale [13] et ainsi la qualité de vie et la communication [18] des patients totalement édentés. Ces derniers ont cependant souvent des exigences trop élevées [8, 19-21] et des attentes esthétiques irréalistes [12]. Quand on interroge les patients suivis au sein du pôle odontologie, près de la moitié choisit la création d'une sourire naturel, ce qui signifie que l'option la plus conventionnelle peut satisfaire la quasi majorité des patients. Néanmoins, l'autre moitié des patients a choisi des options esthétiques moins conventionnelles, telles qu'une apparence idéalisée, une apparence identique à celle de leur prothèse actuelle ou encore une apparence semblable à celle qu'ils avaient avant l'extraction des dernières dents. Ceci révèle la diversité de points de vue entre les patients et montre qu'aucune option esthétique ne doit être négligée lors du choix et du montage des dents prothétiques. Cliniquement, toutes les options esthétiques doivent donc être suggérées au patient par le praticien au moment du choix des caractéristiques de forme et de couleur des dents prothétiques.
Malgré le nombre restreint de patients interrogés, une relation significative a été observée entre les attentes esthétiques et l'existence de données pré-extractionnelles, d'une part, et l'opinion concernant le sourire le plus attractif, d'autre part. Ceci signifie cliniquement que les patients qui souhaitent une apparence semblable à celle de leur sourire avant l'extraction des dernières dents consultent le plus souvent avec des documents pré-extractionnels et que les attentes des patients sont cohérentes avec l'apparence esthétique qu'ils jugent la plus attractive. Il semble donc indispensable de questionner les patients sur ce qu'ils apprécient et sur l'existence de documents pré-extractionnels.
Comme les préférences esthétiques sont conditionnées par l'âge, le sexe et le contexte socio-culturel [22], nous pensions que l'anamnèse historique de l'édentement pourrait influencer les attentes esthétiques. Cependant, les attentes esthétiques de la quarantaine de sujets interrogés au cours de l'étude ne semblent pas associées à la durée de l'édentement, ce qui est également observé avec un plus grand nombre de sujets totalement édentés questionnés à propos de l'attractivité de plusieurs options esthétiques [12].
C'est la première fois que le PIDAQ est utilisé chez des sujets totalement édentés. Cet outil permettant d'évaluer l'impact émotionnel et psychosocial de l'apparence dento-faciale nous semble particulièrement pertinent en cas d'édentement. En effet, si les dents sont une source de dénigrement fréquent pendant l'enfance, la perte de toutes les dents chez l'adulte a des répercussions psychologiques sur l'individu. Le PIDAQ est un questionnaire en relation avec la notion d'attractivité. Nous pensions donc que l'impact psychosocial de l'apparence dento-faciale des patients totalement édentés évalués à l'aide du PIDAQ serait corrélé aux attentes esthétiques. La présente étude montre cependant que seuls quelques items du questionnaire pourraient influencer les attentes des patients.
Cette étude s'est intéressée aux relations existant entre la perception de l'apparence dento-faciale et les attentes esthétiques des patients totalement édentés à l'arcade maxillaire pris en charge pour la réalisation d'une PAC. Le questionnaire PIDAQ semble un outil intéressant pour évaluer les besoins des patients pendant leur prise en charge prothétique. Malgré le nombre réduit de sujets interrogés, les attentes esthétiques varient d'un patient à l'autre et semblent liées à certains paramètres tels que l'existence de données pré-extractionnelles ou le jugement esthétique du patient. Cette approche clinique encourage la communication entre patient et praticien au moment du choix des caractéristiques de couleur et de dimension, mais également de position des dents prothétiques. Elle permettrait également de limiter un certain nombre de doléances esthétiques difficiles à gérer et souvent liées à une inadéquation entre les attentes des patients et le résultat esthétique obtenu par la prothèse.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
Liora Barukh
UFR Odontologie, Université Paris-Diderot, Paris, France
Adeline Braud
UFR Odontologie, Université Paris-Diderot, Pôle Odontologie, Hôpital Rothschild, AP-HP, Paris, France