Apport des sciences humaines et sociales
E. VIGARIOS É. TOULOUSE C. DE BATAILLE F. DESTRUHAUT P. POMAR
Résumé
Les traitements oncologiques indiqués dans le cadre de la prise en charge d'un cancer oral ou facial induisent parfois des mutilations stigmatisantes. Toute la vie de relation des patients est alors impactée, tant la sphère oro-faciale occupe une place prépondérante dans le sentiment identitaire et la relation aux autres. La reconnaissance du sujet mutilé comme semblable est remise en cause. Dans ce cadre, la réhabilitation par prothèse associée ou non à la chirurgie reconstructrice apparaît comme une promesse de retrouver une apparence banale. L'acceptation toutefois de l'hybridation entre chair/muqueuse et artifice prothétique est souvent difficile et rarement totale. Le regard des Sciences Humaines et Sociales sur le visage, la défiguration et la rupture identitaire induite nous éclairent sur le sens de nos pratiques en réhabilitation maxillo-faciale et les enjeux pour les patients.
Oncological treatments indicated for the management of oral or facial cancer sometimes induce stigmatizing mutilations. The entire life of the patient relationship is then impacted as the oro-facial sphere occupies a preponderant place in the feeling of identity and the relationship to others. The recognition of the mutilated subject as similar is called into question. In this context, rehabilitation by prosthesis associated or not with reconstructive surgery, appears as a promise to recover a commonplace appearance. The acceptance, however, of hybridization between flesh / mucosa and prosthetic artifice is often difficult and rarely complete. The look of Human and Social Sciences on face, disfiguration and the induced rupture of identity enlighten us on the meaning of our practices in maxillofacial rehabilitation and the stakes for the patients.
De quoi parle-t-on lorsqu'on évoque un visage ? Ou plutôt de qui, tant le visage suscite un sentiment identitaire puissant [1]. Qu'advient-il dans le rapport à soi et aux autres quand ce haut lieu de désignation de l'individu est frappé par le délabrement inhérent au cancer et à ses traitements ? La chirurgie d'exérèse tumorale, fréquemment associée à la radiothérapie, est à l'origine de modifications parfois significatives de l'apparence. L'expression du visage semble figée, l'élocution altérée. La reconnaissance de l'autre mutilé comme semblable est alors mise en cause [2-4]. L'expérience neurosensorielle de l'individu est également mise à l'épreuve : elle oscille entre limitation fonctionnelle, douleur apparentée à celle du « membre fantôme » et diminution de la perception sensorielle pouvant aller jusqu'à une anesthésie diffuse. Le retentissement identitaire est souvent majeur. En redonnant une apparence à moindre stigmatisation, la réhabilitation par prothèse vise à rétablir un sentiment de continuité [4].
Le corps ne saurait se réduire à sa biologie, à sa physiologie mais il n'est pas non plus une production exclusive de la psyché. De cette association du corps et de l'esprit, nourrie par des représentations sociales et culturelles, naît l'image de soi, propre à chacun, le schéma corporel a priori commun à chaque membre de la même espèce étant, lui, fondé sur la synthèse de l'ensemble des impressions venant du corps. Ainsi, l'image de soi croisée au schéma corporel pourrait conduire à une sorte de figuration de soi (au sens de représentation de soi) qui spécifie le sujet dans ses expériences physique, émotionnelle, sensorielle et cognitive [1-5].
Le Breton écrit dans Sociologie du corps [5] : « Le visage est, de toutes les zones du corps humain, celle où se condensent les valeurs les plus élevées. [...] La valeur à la fois sociale et individuelle qui distingue le visage du reste du corps, son éminence dans la saisie de l'identité, tient au sentiment que l'être entier est là. [...] Dans le visage – visum : ce qui se voit – la forme est information ».
Au sujet atteint par le cancer de la bouche ou de la face, les équipes médico-chirurgicales peuvent être amenées à proposer des solutions thérapeutiques parfois radicales telles qu'une exérèse tumorale avec ou sans reconstruction morphologique de la zone tronquée. L'impotence fonctionnelle et le déficit esthétique qui en découlent parfois ne peuvent pas toujours être corrigés par les techniques réparatrices, en dépit des progrès majeurs de la discipline ces dernières années. Dès lors, les normes de communication véhiculées par tel visage ou telle bouche opéré(e) sont clairement transgressées ; ce visage ne renvoie pas les signaux de reconnaissance classiquement attendus. Le trouble identitaire s'installe. Le degré d'atteinte de l'identité dépendra du nombre et de l'importance des aspects de soi perdus, de la possibilité de les retrouver, de surmonter les pertes, de construire des nouveaux modes d'action et d'élaborer une nouvelle perception de soi autour des limitations et des désorganisations [2-4]. Cependant, le sentiment d'être différent, malade, handicapé ou bien portant est très fortement corrélé aux négociations et arrangements mis en œuvre avec l'entourage.
La défiguration, en ce qu'elle brise l'agrément de la relation, induit socialement un désavantage [6]. L'individu est stigmatisé lorsqu'il présente un attribut qui le disqualifie dans son interaction avec autrui [6]. C'est le cas du handicap moteur ou mental mais aussi du handicap d'apparence [7]. La défiguration réactive des peurs enfouies relatives au monstre et engendre un sentiment de rejet [8]. « Face à un corps ou un visage difforme, la monstruosité s'impose à l'esprit » [9]. Entre humain et inhumain, entre forme familière et informe, le visage défiguré est un visage d'effroi qui n'a plus la souplesse de la chair originelle ; les muscles sont altérés et les expressions qui s'inscrivent sur les traits sont sans rapport avec les affects ressentis par la victime. C'est dans cette brèche que s'instaure le malaise [2-4]. Les patients adoptent, pour la majorité d'entre eux, une conduite volontaire d'isolement en prévention du regard mortifère et stigmatisant des autres [2-4]. C'est pourquoi les personnes atteintes dans l'intégrité de leur visage n'auront de cesse de demander aux praticiens de leur permettre de retrouver un visage banal. Levinas rappelle, dans Éthique et infini [1], combien l'invisibilité du visage est la condition d'accès à l'autre comme sujet. Alors que la défiguration impose l'attention au détail du visage, la personne défigurée souhaite devenir simplement « regardable » pour accéder justement à l'invisibilité et passer inaperçue.
Les techniques de reconstruction chirurgicales courantes font appel à des lambeaux et greffes prélevés sur le patient lui-même. Lambeaux de fibula, d'os iliaque, lambeaux musculaires prélevés au niveau de la poitrine ou du dos seront mis en lieu et place de la partie de mâchoire manquante. L'acte global de réparation aboutit à un visage qui n'est plus le visage d'origine mais un visage reconstruit, recomposé grâce à des morceaux d'os, de muscles, de peau prélevés en divers endroits du corps du patient – à la fois donneur et receveur [4]. Cette réorganisation anatomique offre la possibilité de reconstruire une nouvelle apparence, au plus proche de celle d'origine, avec différents morceaux de soi. Cette recomposition a trait avec une sorte de recyclage des composants du corps qui confère à l'individu une capacité d'auto-réparation. Cette reformation dont parle Bernard Andrieu « répare en renouvelant le corps par ses parties » et donne également l'image d'un « corps en kits » [11]. Cette tentative de reconstitution d'une néo-anatomie au plus proche de l'originale s'interprète comme un moyen de « s'envisager » à nouveau en recréant une nouvelle relation à sa propre image corporelle et au regard des autres [11].
Les lambeaux et les greffes disposent d'une néo-vascularisation qui signe leur bonne intégration physiologique sur le site greffé. Cependant, des perturbations de la conduction nerveuse persistent souvent longtemps après la chirurgie et se manifestent sous la forme d'un excès de perception douloureuse ou, à l'inverse, d'un défaut de conduction. Ces désordres sensoriels impactent parfois lourdement l'oralité et la vie de relation du sujet [4]. La vie entière du patient est tournée vers des manifestations corporelles auxquelles il portait auparavant une attention moindre. Des actes du quotidien (parler, manger...) peuvent devenir difficiles et susciter la gêne de l'entourage, allant parfois même jusqu'à l'exclusion. La question du repas comme espace de sociabilité cause fréquemment beaucoup de difficultés. La maîtrise aléatoire des écoulements ainsi que l'incapacité d'ingérer des aliments (s'ils ne sont pas mixés) compliquent la vie en société et induisent un sentiment de frustration à l'égard des plaisirs de la table [2-4]. La relation intime à l'autre, à travers le baiser notamment, est également source de beaucoup de souffrance.
Les patients qui exhibent, malgré eux, leurs stigmates peinent souvent à se reconnaître et à se ressentir eux-mêmes. Ils oscillent entre reconnaissance et sentiment d'étrangeté à l'égard d'une apparence et d'expériences sensorielles nouvelles qui les éloignent de ce qu'ils savent d'eux. Dans ces contextes où plus rien ne ressemble à « avant » et où plus rien n'est ressenti « comme avant », l'individu doit réapprendre les actes élémentaires tels que mâcher, avaler, parler [2-4] qui constituent les fondements d'une nouvelle oralité.
La Première Guerre mondiale a laissé un bilan humain très lourd : 9 millions de morts, environ 8 millions d'invalides et, parmi eux, près de 15 000 Français grands blessés de la face. Marc Dugain [12] décrit l'histoire d'un jeune officier défiguré par un obus, reclus à l'Hôpital du Val de Grâce pendant toute la durée de la guerre dans une pièce à part réservée aux gradés atrocement mutilés. Un antre de la douleur où chacun se voit dans le regard de l'autre : 5 ans de « reconstruction » pour se préparer à l'avenir, à la confrontation avec autrui dès la fin de la guerre. Édouard Péricourt, le héros de Pierre Lemaître dans Au-revoir là-haut [13], a refusé les propositions de reconstructions prothétiques et orthopédiques avec leurs lots de promesses optimistes d'homme réparé...
La vie après la défiguration en situation de cancer n'est pas sans rappeler celle de ceux qui ont survécu à l'irréparable après la Grande Guerre. La réhabilitation par prothèse proposée aujourd'hui est envisagée comme alternative à une reconstruction chirurgicale impossible ou comme thérapeutique complémentaire d'une reconstruction partielle. L'artifice prothétique qui remplacera un nez (fig. 1 et 2), une entité œil-paupière (fig. 3 et 4) ou une mâchoire dentée reste un corps étranger, inerte, qui devra trouver sa place sur un visage ou dans une bouche meurtrie. L'inertie biologique des matériaux (silicones ou résines) utilisés n'est pas sans rappeler l'inertie d'un masque et ne facilite pas l'appropriation de l'objet comme faisant partie de soi.
La réussite de la réhabilitation passerait par une volonté réelle de dépasser le symptôme et les conséquences de la maladie. Dans ce sens, la restauration par la prothèse d'une apparence banale, à moindre stigmatisation, apparaît comme la voie d'une possible renaissance personnelle, familiale, sociale et professionnelle. L'enjeu identitaire de la réhabilitation est fort. La reconstruction préalable par greffe – naturelle et biologique – fait le lit de la prothèse – artificielle et inerte –. Il n'y a jamais continuité entre les deux sauf à utiliser des systèmes d'attachement par des implants, enfouis dans la greffe osseuse [4]. Cette absence de continuité entre les différentes structures renforce le sentiment de corps morcelé auquel le malade est inévitablement confronté lorsqu'il dépose sa prothèse pour la nettoyer ou pour se soulager d'un inconfort passager [2, 3]. Cet artifice amovible restaure transitoirement une apparence moins stigmatisée et moins stigmatisante et tente de pallier au mieux l'impotence fonctionnelle (mastication, élocution, phonation...). L'individu ainsi soigné, ni véritablement guéri car porteur de stigmates ni malade, se situe dans une sorte d'entre-deux, jamais complètement débarrassé des contraintes liées à la maladie (suivi médical, réfection des prothèses, impotences fonctionnelles évolutives...) [3].
Les nombreuses limitations fonctionnelles et les perturbations sensorielles séquellaires des traitements oncologiques ne trouvent pas toujours dans la thérapeutique par prothèse un moyen d'y remédier. Telle une allogreffe, la prothèse est un intrus qui perturbe le sujet dans la perception qu'il a de lui-même. En prothèse faciale notamment, l'acceptation de cette hybridation chair-silicone [14] est souvent difficile, rarement totale, et s'acquiert grâce à une série de mutations psychiques qui s'opèrent progressivement chez le patient et sans lesquelles toutes les corrections esthétiques et fonctionnelles ont peu de chance de réussir. L'individu reste souvent en marge sur le plan social et se situera tout au long de sa vie dans un entre-deux physique et sensoriel faisant de lui un individu d'un genre nouveau.
Les prothèses faciales associées ou non à une reconstruction chirurgicale tentent, dans des contextes lourds, de rendre possible une nouvelle existence corporelle en associant diverses technologies. Le passage au prothétique fait émerger un genre nouveau : l'homo protheticus [1]. De nouvelles perspectives s'annoncent pour les malades mutilés faciaux qui ont souvent l'impression d'être le lieu d'une figuration « obscène » au sens de ce qui se joue dans le registre du monstrueux en deçà des représentations habituelles [15]. Néanmoins, et afin de ne pas exclure ceux pour lesquels la biomédecine ne peut rien, la démarche médicale doit toujours garder à l'esprit que sous la brèche corporelle persiste l'Humain avec ses rapports complexes à lui-même et au monde, qui imposent au thérapeute de réfléchir, au cas par cas, à la question éminemment éthique de la finalité du geste technique.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
Emmanuelle Vigarios – MCU-PH
Département de médecine bucco-dentaire,
Institut Claudius Regaud,
Institut Universitaire du Cancer Toulouse-Oncopôle
Éric Toulouse – Épithesiste
Consultation de Prothèse Maxillo Faciale,
CHU Toulouse
Caroline de Bataille – Interne MBD
Consultation de Prothèse Maxillo-Faciale,
CHU Toulouse
Florent Destruhaut – MCU-PH
Consultation de Prothèse Maxillo-Faciale,
CHU Toulouse
Philippe Pomar – PU-PH
Consultation de Prothèse Maxillo-Faciale,
CHU Toulouse