Anatomie et anthropologie
F. Destruhaut P. Pomar B. Andrieu
La recherche en prothèse maxillo-faciale a connu depuis quelques décennies de véritables avancées, notamment sur les plans scientifiques mais aussi socioculturels, avec des applications directes dans l'activité clinique et l'approche centrée sur la personne défigurée. À travers le prisme de l'anthropologie sociale, les mutilations maxillo-faciales amènent les praticiens à réfléchir sur la signification propre du visage, abordant le mystère de l'être humain sous un de ses angles...
Résumé
La prothèse maxillo-faciale, discipline caractérisée par sa spécificité prothétique et son ancrage médico-chirurgical, se situe au carrefour des sciences du vivant et des sciences humaines et sociales. Ces dernières offrent à la prothèse maxillo-faciale de nombreuses perspectives telles que la prise en compte des facteurs psycho-sociaux inhérents à la défiguration, considérée comme un handicap d'apparence, mais aussi la compréhension des modèles culturels et cultuels édifiés autour d'une entité anatomique à forte connotation symbolique, le visage. Grâce à une démarche anthropologique et une connaissance de l'anatomie artistique, les auteurs souhaitent mettre en lumière l'existence de résonances socioculturelles à travers des représentations faciales traditionnelles, des masques égyptiens aux icônes orthodoxes, afin de mieux dégager le paradigme d'un vieux fond culturel commun et universel sur le visage.
La recherche en prothèse maxillo-faciale a connu depuis quelques décennies de véritables avancées, notamment sur les plans scientifiques mais aussi socioculturels, avec des applications directes dans l'activité clinique et l'approche centrée sur la personne défigurée. À travers le prisme de l'anthropologie sociale, les mutilations maxillo-faciales amènent les praticiens à réfléchir sur la signification propre du visage, abordant le mystère de l'être humain sous un de ses angles les plus insolites. Les auteurs ont essayé de dégager un certain nombre de symboles retrouvés de façon régulière en différents lieux et différentes époques, influençant de façon inconsciente les interactions entre les individus. Cette approche iconologique s'est construite à partir de l'analyse de nombreuses représentations faciales religieuses et funéraires, liées aux fondements de la civilisation indo-européenne. Elle s'inscrit dans une approche philosophique et culturelle au sein de la démarche thérapeutique ouvrant des pistes de réflexion autour du « visage normal » et du « visage hybridé » (des représentations figurées à la reconstruction à travers un « inconscient collectif »).
« Étudie la science de l'Art, mais aussi l'art de la Science »
Léonard de Vinci
La face et le visage représentent des thématiques de recherche en anthropologie physique et en anthropologie culturelle. Ces deux termes sont intimement liés, étant l'un et l'autre caractéristiques de notre espèce (notion d'universalité), mais néanmoins distincts du fait de leurs aspects respectifs, anatomiques pour l'un et socioculturels pour l'autre (notion de singularité) [1].
La face désigne la partie antérieure de l'extrémité céphalique. Elle est située sous le crâne. Elle est composée de structures osseuses (maxillaires, mandibule), de muscles (notamment les muscles faciaux : risorius, petit et grand zygomatiques), d'artères, de veines, de nerfs (nerf facial) [2]. La mobilité et la précision des muscles peauciers de la face constituent sans aucun doute une caractéristique fondamentale de l'espèce humaine, tant l'usage que nous faisons de cet outil de communication est unique dans le règne animal. La face humaine est l'un des éléments qui, en parallèle du cerveau, a le plus évolué au cours de l'hominisation (réduction du prognathisme, disparition du bourrelet sus-orbitaire, apparition de la pyramide nasale). La face s'est peu à peu forgée une image, le visage ; ce dernier peut être appréhendé comme un des éléments essentiels au sein des rapports familiaux et sociaux et joue un rôle non négligeable dans les différents mécanismes de coopération, de compétition ou encore de séduction.
Le visage vient du latin « visus », participe passé substantivé de « videre » : « ce qui est vu ». L'étymologie fait référence à l'aspect visible du visage. C'est en réalité le lieu originaire où l'existence de l'homme prend sens. Le visage semble ainsi avoir une triple dimension : expressive, sociale et symbolique (la dernière découlant et résultant à la fois des deux autres) [3]. La dimension expressive, la plus évidente, est liée aux mimiques de l'individu, aux sourires, ou encore à la profondeur du regard. Pour Goffman, les mouvements du visage s'inscrivent dans le « dialecte de l'engagement » où se coulent les gestes, les contacts, les mimiques qui scandent rituellement toute interaction [4]. La dimension sociale témoigne de l'identité de la personne : l'existence de l'individu ne prend sens que d'être nourrie des valeurs de la communauté sociale à laquelle il appartient. Cette dimension sociale est mieux comprise par contraste, en cas de dysmorphose du visage ou de mutilation que l'on pourrait alors qualifier de « stigmates ». La personne affectée de telles séquelles, une « gueule cassée », subit de par son visage mutilé les conséquences d'un isolement social, familial et professionnel [5] (fig. 1). En outre, les mouvements et les formes du visage participent à une symbolique très riche. Ils sont les signes d'une expressivité qui se donne à voir et à déchiffrer. Ce « code » symbolique est bien connu des artistes et designers, et influence, de façon inconsciente, les rapports avec autrui [6].
Du grec « pro » qui signifie « au lieu de » et « tithêmi », « je place », la prothèse constitue un dispositif de remplacement d'un organe ou d'une partie du corps, reproduisant la forme et si possible redonnant les mêmes services fonctionnels [7]. En réalité, sous son apparente définition scientifique moderne, ce terme est fort ancien si on se réfère au mot grec prothesis. L'incinération dans la Grèce antique faisait disparaître les parties du cadavre vouées à la décomposition pour les remplacer par une image évocatoire dans laquelle le corps demeurait aussi beau qu'il était apparu au cours d'une exposition publique appelée prothesis [8]. Le sens a ainsi dérivé de l'exposition du corps mort mais embelli à son image afin de rester dans les mémoires, la prothesis devenant progressivement l'image mentale d'un beau corps remplaçant dans les pensées celle du corps mort. On retrouve plus tard, au IVe siècle après J.-C., la prothesis dans un sens plus matériel à travers la divine liturgie de Saint Basile ou de Saint Jean Chrysostome (fig. 2). Ce dernier était archevêque de Constantinople et est l'un des pères de l'Église chrétienne orthodoxe. Son éloquence est à l'origine de son surnom qui signifie littéralement « bouche d'or ». Avant d'accomplir la divine liturgie qui est assimilée à un sacrifice divin, le prêtre doit réaliser une préparation dans laquelle il emploie de façon rituelle le pain servant à l'eucharistie. Cette préparation est appelée « prothèse ». La table de préparation est appelée autel de prothèse, sur lequel le diacre ou le prêtre allume un cierge et dispose en ordre les éléments eucharistiques. La « prothèse » devient progressivement la table où se réalise la préparation de la liturgie destinée à remplacer celle où le Christ, lors de la Cène, a institué l'Eucharistie. L'analyse étymologique et sémantique de la « prothèse » souligne ainsi son caractère à la fois matériel et immatériel. En médecine, lorsque la prothèse est destinée à remplacer une partie de la face ou du visage, elle est à la fois bio-objet et image [9].
Une icône religieuse (du grec « ikon » qui signifie « image » ou « ressemblance ») est une image représentant une figure sacrée dans la tradition chrétienne orthodoxe. Elle représente le plus souvent un portrait et, par extension, elle peut évoquer une scène biblique destinée au culte privé ou public (les fêtes, les représentations historiques et théologiques) [10]. L'iconographie (du grec « graphein », « écrire ») est la discipline qui tente de décrire les images. L'iconographie religieuse est duale : elle est avant tout historique, du fait qu'elle présente des personnages religieux et des scènes, mais elle est aussi allégorique rappelant pour les croyants les données de leur foi [11]. L'iconologie (du grec « logos », « science », « savoir »), fondée par l'historien de l'Art Erwin Panofsky, se démarque de la discipline précédente par son approche scientifique. Elle décrit (comme l'iconographie) mais aussi elle interprète, analyse et compare les images et leurs symboles : il s'agit de la symbolistique [12].
L'anthropologie culturelle met en lumière trois grandes périodes historiques de représentations faciales :
– l'Égypte antique pharaonique, caractérisée par de nombreuses représentations faciales funéraires (masques et sarcophages) ;
– l'Égypte gréco-romaine chrétienne, pour laquelle une très large palette d'iconographies a pu être mise en évidence, notamment grâce aux portraits du Fayoum ;
– l'ère chrétienne orientale, caractérisée sur le plan iconographique par de nombreuses icônes coptes, byzantines et russes [13-15].
Une des particularités de l'Égypte ancienne est la croyance en la résurrection de l'Homme par son assimilation au dieu Osiris à travers les rites de momification. Ce fait provient probablement de l'observation attentive de la nature qui offre des raisons de croire à un éventuel recommencement : le retour quotidien du soleil à l'orient du ciel, la renaissance des végétaux, le retour annuel de la crue du Nil et de ses bienfaits après la terrible sécheresse et la résurrection du dieu Osiris après son martyre représentent des modèles encourageants de régénération [16]. De même, les Égyptiens considèrent la survenue de la mort d'un individu comme un acte de passage d'une dimension à une autre, du visible à l'invisible, de la rive orientale du Nil, la rive des vivants, à la rive occidentale du Nil, la rive des morts [17].
L'ensemble des rites funéraires de l'Égypte pharaonique contribue à préserver le corps. Il s'agit d'un élément indispensable au commencement de la deuxième vie qui permet au défunt de conserver sa « personnalité » (« persona »). Les efforts des Égyptiens, dans le but de conserver l'intégrité du corps, ont abouti à un rituel très complexe et patiemment élaboré au fil des siècles : celui de la momification [18]. Aux temps les plus reculés, les morts sont enterrés dans les sables du désert avec, sur eux, une peau de bête ou une natte. Cet environnement particulier, chaud et sec, favorise la dessiccation du corps et permet sa conservation : ce sont les premières momies (momies naturelles). Par la suite, les Égyptiens ont eu le désir d'ensevelir leurs morts dans des cercueils (moyens de déplacement dans l'au-delà) et mettent au point des méthodes élaborées permettant de préserver le corps. Les momies, une fois apprêtées, sont ornées de masques funéraires et placées dans un ou plusieurs sarcophages [19]. Parmi l'ensemble de ces rites funéraires, une attention particulière est portée à la représentation du visage humain pour laquelle ont été déployées des techniques extrêmement sophistiquées [13].
Les Égyptiens ont développé la plastique funéraire en réalisant des têtes de remplacement, ressemblant le plus possible aux défunts, et en s'occupant de l'enveloppe complète des momies et des sarcophages anthropomorphes. D'un point de vue technique, on trouve des masques funéraires en or, en pierres précieuses, en cartonnage, ou en simple bois stuqué peint. D'un point de vue symbolique, le masque de la momie a pour but non pas de dissimuler le mort, mais de lui donner la possibilité de voir avec les yeux d'un dieu et de devenir un être divin [18].
En latin, « sarcophagus » désigne le tombeau. En réalité, le terme est plus ancien et provient du grec ancien « sarkophagos » : « mangeur de chair ou de viande » ou « pierre calcaire qui consume la chair ». En écriture hiéroglyphique, le sarcophage s'écrit « neb ankh » qui signifie « maître ou possesseur de vie », montrant ainsi une différence sémantique importante, tant dans l'usage que dans l'esprit. Au départ, une simple caisse en bois ou en pierre sert de sarcophages aux défunts. Peu à peu, les parois se couvrent de motifs symboliques et de textes funéraires. À l'intérieur d'un grand nombre de sarcophages, on trouve un deuxième cercueil anthropoïde en bois, en tissu ou en papyrus enduit de plâtre et de stuc, décoré à l'extérieur de motifs de couleur rehaussés de dorure. Dans la majorité des cas, les formes du corps sont peu évoquées, tandis que le visage est souvent expressif, voire personnalisé. Parfois, certaines momies bénéficient de plusieurs cercueils emboîtés, notamment les pharaons qui possèdent souvent en plus un masque funéraire en or massif [19] (fig. 3).
L'Égypte a connu au cours de son histoire des colonisations importantes, dont la domination grecque (332-30 av. J.-C.) et la domination romaine (30 av. J.-C.-313 apr. J.-C.). D'une part, en 332 av. J.-C., les troupes d'Alexandre le Grand envahissent l'Égypte qui devient un État satellite de la Grèce. Alexandre se laisse introniser selon le rite égyptien tout comme son successeur Ptolémée fut couronné pharaon, premier roi de la dynastie des Lagides. D'autre part, en 30 av. J.-C., l'Égypte devient une province romaine. Le pharaon est remplacé par un préfet, « praefectus Aegypti », établi à Alexandrie qui reste la capitale du pays. Dans une communauté aussi diverse que celle de l'Égypte gréco-romaine, les croyances et les pratiques religieuses sont d'une grande diversité. Mais avec le temps, une certaine confusion s'établit, aboutissant à une combinaison hybride des dieux. Puis la religion chrétienne s'implante en Égypte, les croyances et les coutumes de plusieurs cultures s'entremêlent [13, 14]. La pratique de la momification de l'Égypte ancienne se poursuit cependant car elle promet un espoir de salut aux Grecs et aux Romains qu'ils ne trouvent pas dans leur religion et permet la résurrection des morts, un des fondements de la religion chrétienne. Qu'en est-il des masques funéraires qui viennent recouvrir les momies apprêtées ? Ont-ils survécu aux divers changements de la société égyptienne ?
De cette époque, on retrouve de nombreux masques funéraires conservant les techniques de réalisation de l'Égypte pharaonique tout en nous faisant ressentir l'atmosphère culturelle de l'époque. Parmi ces masques, on voit apparaître une nouvelle catégorie de représentations faciales funéraires qui s'inscrit dans les traditions égyptienne et gréco-romaine tout en incluant cette nouvelle religion qu'est le christianisme. Ces portraits sont plus connus sous la dénomination de portraits du Fayoum [18].
Le Fayoum est une région située au sud-ouest du Caire où l'on trouve une vaste dépression naturelle partiellement occupée par le lac de Birket Qéroûn, nommé Payôm (la mer) en copte (le lac laissant son nom à la région). Dans ce lieu géographique ont été trouvés les plus anciens portraits peints (fig. 4). Ils sont réalisés par des artistes anonymes et placés sur les momies afin d'accompagner les défunts. Le support de ces œuvres est le bois (réminiscence du sarcophage) [20]. Celui-ci est souvent le figuier sycomore, largement répandu dans cette région tout comme le cèdre et le tilleul (que l'on retrouvera dans la planche des icônes), dont la texture permet de l'incurver légèrement de façon à l'adapter à la forme du haut du corps. L'artiste trace ensuite une esquisse de son modèle en noir ou à l'ocre rouge et utilise une palette chromatique très riche. Les portraits du Fayoum sont peints selon deux techniques :
– la technique « a tempera » (ou détrempe) utilisée par les artistes égyptiens dès l'Ancien Empire et tout au long des Moyen et Nouvel Empires. Les pigments broyés, détrempés à l'eau additionnée de gomme, de colle albuminoïde ou d'albumine pure, sont appliqués sur le support enduit de gesso sec ;
– la technique à l'encaustique (« enkaïein » signifiant « brûler »), plus souple et plus riche, permet d'obtenir des couleurs brillantes, un modelé délicat, d'exalter une ligne sinueuse [21].
L'or, symbole d'immortalité retrouvé dans les masques et les cartonnages revêtant la momie, est abondamment utilisé dans les portraits du Fayoum. Une feuille d'or peut être posée sur une fine couche de préparation ou bien appliquée sur la momie à même la peau. La présence d'or sur les portraits peints sur bois doit permettre de concilier divinité et individualité [22].
Toutes les religions n'ont pas célébré le visage de la même façon. Par exemple, la tradition juive, et plus tard, la tradition islamique interdisent toute représentation issue de la réalité. La représentation faciale se retrouve dans la tradition catholique qui fait référence à l'image humanisée de Dieu, avec le Suaire de Turin, ou dans la créativité de nombreux artistes, faisant de l'image un domaine de transmission ou de connaissance cependant moins privilégié que la parole [23]. En revanche, la tradition orthodoxe fait de l'icône la principale voie de sa liturgie. L'icône représente le plus souvent un portrait du Christ, de la Vierge ou des saints. Les formes, les techniques, les symboles et les matériaux, qui, durant des siècles, ont été utilisés en Égypte, sont ensuite adoptés par les artistes chrétiens qui leur attribuent de nouvelles significations. Les icônes chrétiennes sont clairement les héritières de la peinture des derniers siècles de l'Antiquité classique, c'est-à-dire des portraits gréco-romains.
On peut proposer deux types de classification des icônes : une classification par ordre d'apparition chronologique et une classification par type canonique. Selon la chronologie, il existe trois catégories.
Le terme « copte » vient du mot grec « aigúptios » qui signifie « égyptien », déformé par les coptes en « kuptios ». Le terme de « copte » désigne à l'origine les Égyptiens qui pour la majorité étaient chrétiens, puis le mot finira par revêtir une réalité plus spécifiquement religieuse. Quant aux icônes coptes, elles semblent être l'héritage direct des peintures du Fayoum [24].
Après la chute de l'Empire romain d'Occident à la fin du Ve siècle, l'Empire byzantin fait perdurer les valeurs de la civilisation gréco-romaine. Byzance continue de faire vivre l'art pictural iconographique. Les premières icônes conservées datent du VIe siècle. Tout en reflétant les traditions picturales de l'époque, elles incarnent le passage de la peinture antique à une conception de la peinture qui se tourne vers la spiritualité [25].
Après la chute de Constantinople (1453) et la conquête par les Turcs de nombreux territoires orthodoxes, une mission particulière échoit à l'Empire russe qui apparaît comme le dernier rempart de la foi orthodoxe. La Russie procure alors à d'innombrables fidèles le soutien spirituel et l'aide matérielle nécessaires à l'entretien des églises et des monastères, notamment par l'intermédiaire d'icônes russes et l'essor de nombreuses écoles artistiques d'Europe de l'Est (fig. 5). Parmi les types canoniques, on distingue celui du Christ, décliné en Christ acheiropoïète (« non fait par la main de l'homme »), Christ Pantocrator et Sauveur en majesté ; et celui de la Vierge, avec la Vierge de Piété, la Vierge Hodigitria et la Mère de Dieu ou Grande Panagria [26-28].
Un symbole constitue une représentation concrète d'une notion abstraite. Le symbolisme est omniprésent dans l'Égypte antique à travers les hiéroglyphes qui comportent trois sens : phonétique, idéographique et symbolique. Les hiéroglyphes représentant les éléments du visage se rapportent à la vie dans la symbolique égyptienne. En ce qui concerne les icônes orthodoxes, chaque attitude, couleur, élément du visage présente aussi une signification symbolique précise. Ces multiples éléments, pourtant élaborés à des époques différentes et sur des aires géographiques bien distinctes, partagent néanmoins des significations symboliques communes, traduisant un héritage traditionnel mais aussi un schéma de pensée universel ; c'est à travers ces représentations que le visage se conçoit comme le véhicule de l'image dans le temps et l'espace (fig. 6). En résurgence avec le mandylion ou le suaire de Turin, apparaît sous nos yeux la notion de « vraie image », vera icona (à l'origine du prénom Véronique, sainte-patronne des photographes) (fig. 7). L'iconologie et l'anthropologie culturelle, sciences de l'imaginaire, nous permettent de prendre conscience de l'impact de l'image du visage dans la mémoire collective (civilisations, traditions, religions).
L'œil est toujours associé à la lumière et aux « facultés de perception spirituelles ». Dans de nombreuses cultures, il n'est pas un organe réceptif : à l'inverse des rayons qui sortent de l'œil pour appréhender les objets extérieurs.
À travers les hiéroglyphes, on retrouve l'œil sous deux aspects :
– [iret], œil anatomique, hiéroglyphe servant à traduire l'idée de « créer », créer une nouvelle forme pour une autre vie ;
– [oudjat], œil symbolique, signifiant le « complet ». Il est la base du système de mesure. Chacun de ses éléments a une valeur fractionnelle et l'union de ses différentes parties conduit à l'unité. Cette notion est à rapprocher du concept de l'unité de la philosophie égyptienne, permettant d'accéder à l'immortalité. Cette représentation de l'œil tend vers une unique destinée : l'éternité [29].
Dans l'Égypte antique gréco-romaine, les portraits du Fayoum, bien que très divers, sont toujours représentés les yeux grands ouverts : il s'agit d'une « invitation » symbolique à un voyage extraordinaire vers le monde de l'invisible. Les portraits du Fayoum sont des substituts des personnes qu'ils représentent. Ils appartiennent à un autre monde, leur regard étant le seul lien avec le monde des vivants. Ils sont de toutes les époques, ils n'ont pas d'âge. L'observation attentive de ces portraits nous amène de l'autre côté du miroir, au-delà du physique vers l'âme de la personne, à l'instar du sarcophage égyptien qui grâce aux rites rendait vivante l'image du défunt.
Dans la tradition iconographique, les yeux du Christ et des saints regardent souvent directement vers nous. Le but de ces regards pénétrants est d'attirer l'attention sur les impuretés et les ténèbres en l'Homme, de l'ouvrir à une communion transfigurante. L'icône en tant que support cultuel est une fenêtre sur le monde divin [25].
Les Égyptiens de l'Antiquité se réfèrent à la divinité par excellence, Râ, par le hiéroglyphe du soleil qui signifie aussi « le jour » et « le temps ». Dans l'ambiance de la civilisation égyptienne et ensuite dans celle de la Méditerranée et du Moyen-Orient s'instaure une correspondance entre la divinité, le soleil et l'œil humain.
D'un point de vue symbolique, la bouche n'est pas seulement l'organe qui permet de manger et de parler, elle est aussi l'endroit où passe le souffle de la vie.
Dans l'Égypte antique, on se livre, avant d'ensevelir les momies, au cérémonial de l'ouverture de la bouche, pratique qui vise à rendre au mort le souffle de la vie. Le hiéroglyphe [ra] fait référence à la bouche par sa valeur d'idéogramme. C'est l'organe de la parole par laquelle se manifeste la vie.
La bouche est inséparablement liée à la parole, qui a une fonction magique et créatrice. La culture judéo-chrétienne ne fait pas exception et l'on trouve sur le pouvoir de la parole des passages essentiels dans la Bible.
La première fonction de la bouche est celle de manger ; ainsi le nouveau-né l'utilise lorsqu'il cherche le sein de la mère et, par instinct, commence à le téter. Toutefois, à la différence des autres organes de la face, qui servent principalement à une seule fonction, la bouche est utilisée pour embrasser, sourire, parler, chanter... en d'autres mots, s'exprimer. Ainsi, que ce soit dans la tradition égyptienne ou dans la tradition chrétienne, la bouche donne généralement naissance aux mots, donc à la vie.
D'un point de vue symbolique, l'oreille est d'une très grande richesse. Par exemple, la similitude du pavillon de l'oreille (hélix et anthélix) avec la coquille d'escargot a donné lieu à une relation symbolique entre l'oreille, l'escargot et la naissance (comparable à la sortie du corps de l'escargot hors de sa maison).
Les oreilles désignées par le terme [sedjem] peuvent être nommées « les vivantes » surtout dans les textes religieux. Le hiéroglyphe traduisant ce mot de [sedjem] est une oreille de vache. Cet animal est en fait la déesse Hathor dont la nature première est la vache céleste. Ce symbole rappelle dans sa forme la croix ansée, ou « clé de vie », qui signifie la vie. L'utilisation des oreilles par les sages égyptiens dans ce sens nous fait comprendre que la vie pénètre dans le corps par nos oreilles [6].
Dans l'histoire de l'iconographie chrétienne, l'oreille assume le rôle de « porte » par laquelle la sagesse divine accède à la dimension humaine. En outre, l'oreille joue le rôle de vagin. Ce concept est retrouvé, épuré de sa matérialité érotique, dans le christianisme puisque le Christ est le Verbe et que Marie l'accueille par le biais des paroles de Gabriel.
« Les oreilles sont le chemin par lequel la voix s'en vient jusqu'au cœur ».
Extrait de Yvain, le chevalier au lion, Chrétien de Troyes.
On peut aisément comprendre la symbolique de l'oreille dans l'Histoire, puisque cet organe est rattaché à la fécondité. En Égypte comme en terres chrétiennes, elle « matérialise » une porte par laquelle pénètre la vie, tout comme l'œil représente un miroir entre les vies terrestre et céleste [25].
Les grands personnages de l'Égypte sont transposés dans l'iconographie chrétienne. Par exemple, la représentation ancienne de l'âme Ba sous forme d'oiseau à tête humaine est très caractéristique de l'art copte des chérubins et séraphins drapés dans leurs ailes. Isis est à rapprocher de Marie également : dès le second millénaire avant notre ère, la déesse Isis est vénérée sous le nom de « Mère du Dieu » [mout netjer] et représentée en compagnie de son fils Horus, « sauveur de son père ». Au VIIe siècle av. J.-C. sont apparues des statues de la déesse allaitant l'enfant-Horus sur ses genoux. L'iconotype ne tarda pas à être transféré à Marie, puis repris par la tradition byzantine dans les icônes (fig. 8). Enfin, la représentation de la Vierge du signe, vénérée dans l'Église orthodoxe, portant le Christ sur sa poitrine serait issue de la représentation de Nout contenant l'image du soleil en gestation sous la forme d'un enfant [30].
L'icône ouvre une fenêtre sur le sacré pour que le visage devienne l'expression de la transcendance. De l'Égypte pharaonique au christianisme oriental, la représentation du visage a évolué à travers le temps et l'espace sur un support en tous points quasi identique. Du sarcophage en bois à la « simple planche » iconographique, un même médium a permis de passer de l'homme à la divinité (fig. 9). La prothèse faciale est assimilée à ce médium qui psychologiquement sert à idéaliser un autre visage, reconfiguré dans une nouvelle identité (fig. 10).
Le visage fascine car il est le reflet des émotions et des sentiments : il est le propre de l'Homme. Par cette fascination, l'Homme a tenté de représenter le visage en lui rendant ses fonctions premières : symbole et relation. Les représentations faciales font appel à une notion anthropologique fondamentale : celle des résonances socioculturelles. Ces dernières apparaissent comme des résurgences d'un concept qui traverse le temps et l'espace et qui s'exprime sous une forme différente, mais sans être trop éloignée de l'original. Elles concernent, d'une part, la société (à travers les rites funéraires et les rites religieux comme la vénération des icônes) et, d'autre part, la culture qui se définit comme la transmission d'un savoir et d'un savoir-faire par l'apprentissage.
Cette approche culturelle des représentations faciales amène également à une approche philosophique de notre discipline et contribue à la vision holistique de notre profession. Elle tend à modifier notre perception sur le visage « idéal » afin de mieux appréhender, par contraste, celui touché par une dysmorphose ou une mutilation. La face est le support d'une image, donc un médium, alors que le visage est une image (icône au sens étymologique). La prothèse en fournit l'illustration la plus patente. Lorsque cette dernière est appliquée sur la face mutilée, elle la dissimule du même coup derrière l'image qu'elle veut donner à voir. La prothèse faciale s'inscrit à travers un phénomène de liminarité (lumen = seuil), permettant le passage d'une mort symbolique à une nouvelle forme de vie. C'est là que réside tout l'enjeu de notre métier.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
Florent Destruhaut - MCU-PH,
Docteur de l'EHESS en anthropologie sociale et historique,
prothèse maxillo-faciale, service d'Odontologie -
CHU Toulouse, Faculté de Chirurgie dentaire
Philippe Pomar - PU-PH, prothèse maxillo-faciale, service d'Odontologie -
CHU Toulouse, Faculté de Chirurgie dentaire
Bernard Andrieu - Professeur de Philosophie,
UFR Staps Université Paris Descartes, Dir EA 36 25 TEC,
coord. GDRI 836 Cnrs, associé à UMR 7268 ADES/AMU