Histoire contemporaine
Un film récent (2017) d'Albert Dupontel, tiré du livre de Pierre Lemaître Au revoir là-haut, traite de l'histoire de deux rescapés de la Grande Guerre, dont l'un est défiguré par l'explosion d'un obus et qui cache sa blessure derrière différents masques. De 1918 à 1920, un certain nombre de masques ont été créés, afin de dissimuler les mutilations des grands blessés de la face, après une chirurgie réparatrice complexe mais qui peut laisser un aspect inesthétique. Le...
Résumé
Anna Coleman Ladd est une sculptrice américaine qui, suivant l'exemple du sculpteur anglais Francis Derwent Wood, décide, au printemps 1918, de créer à Paris un atelier pour la confection de masques (Studio for portrait masks) pour aider les soldats défigurés ou « Gueules Cassées », à se réinsérer dans la vie sociale. Elle forme une équipe composée d'elle-même et de 3 sculpteurs, dont Jane Poupelet, et d'une aide pour la galvanolastie. L'atelier des masques fonctionne pendant 2 ans de 1918 à 1920.
Un film récent (2017) d'Albert Dupontel, tiré du livre de Pierre Lemaître Au revoir là-haut, traite de l'histoire de deux rescapés de la Grande Guerre, dont l'un est défiguré par l'explosion d'un obus et qui cache sa blessure derrière différents masques. De 1918 à 1920, un certain nombre de masques ont été créés, afin de dissimuler les mutilations des grands blessés de la face, après une chirurgie réparatrice complexe mais qui peut laisser un aspect inesthétique. Le but de ce travail est de mettre en avant la vie d'Anna Coleman Watts Ladd et l'histoire de l'Atelier des masques de 1918 à 1920, mais aussi de replacer son action dans l'histoire des masques.
Née à Philadelphie en Pennsylvanie, en 1878, elle passe une partie de sa jeunesse en Europe où elle étudie la sculpture, notamment à Rome et à Paris. Elle se marie en 1905 avec le Docteur Maynard Ladd (1873-1946) et le couple s'installe à Boston où Anna, dans le but d'améliorer sa formation artistique, poursuit ses études de sculpture auprès de la sculptrice Bella Pratt pendant 3 ans à la Boston Museum School. Elle réalise, avant 1914, quelques fontaines décoratives (avec nymphes, lutins et créatures mythologiques), des portraits, des bustes. Cela lui permet, dès 1914, de faire partie de la Guilde des artistes de la ville de Boston. Sa plus belle œuvre est, sans doute, la fontaine intitulée Triton babies présentée à la Panama-Pacific exposition de San Francisco en 1915 et exposée en 2017 au Boston Public Garden. Si Anna Coleman Ladd est déjà reconnue avant la Grande Guerre comme sculptrice, sa renommée n'est plus à faire en 1917 quand l'armée américaine vient soutenir les alliés contre les Allemands. Elle s'essaye également à l'écriture et à la peinture.
À la fin de l'année 1917, Anna Coleman Ladd rejoint en France son mari, le Docteur Maynard Ladd, (1873-1942), pédiatre, qui travaille dans la région de Toul où il a mis en place un réseau de postes de secours pour femmes et enfants. Anna a l'idée de créer, avec la sculptrice française Jane Poupelet, un atelier des masques pour les soldats français défigurés. « En invoquant l'exemple du sculpteur anglais Wood [...], elle réussit à obtenir l'aval du ministère américain de la Guerre pour fonder un établissement analogue à Paris » [1]. L'établissement est rattaché par contrat au bureau de la reconstruction et de la rééducation de la Croix-Rouge américaine.
Anna Coleman Ladd va s'inspirer des travaux de Francis Derwent Wood (fig. 1) sur les mutilés de la face parus dans The Lancet le 23 juin 1917 [2]. En effet, le capitaine Wood crée au printemps 1917 « un département des masques pour les défigurés dans un hôpital londonien de la Royal Army » [2] et semble être le précurseur de la technique des masques par électrolyse. Il faut noter que ce n'est pas le premier à confectionner des masques pour camoufler les dégâts causés par des armes à feu. En effet, Charles Delalain (fig. 2), chirurgien-dentiste à Paris, a appareillé le soldat Moreau grièvement blessé à la face à la bataille de Bapaume (1er-4 janvier 1871) (fig. 3), lors de la guerre franco-prussienne, avec une très importante perte de substances. Delalain a confectionné un premier masque, un « masque pansement » en forme de coque, (fig. 4) destiné à protéger les blessures tout en assurant un suivi des pansements « tampons imbibés d'alcool, ou une éponge [...] trempée dans une solution » [3], que les infirmières pouvaient changer régulièrement. Une fois le blessé complètement guéri et cicatrisé, « nous pûmes réaliser un projet [...], celui de confectionner pour Moreau une véritable figure munie d'organes internes artificiels [...]. Cette figure est en argent » [3]. Il s'agit bien d'un masque définitif (fig. 5), en argent, soit le même matériau qu'utilise en partie Wood en 1917. Ce masque a la particularité d'avoir des aménagements intérieurs (fig. 6). Wood décrit dans son article 4 cas cliniques de défigurations dues à des pathologies, la technique étant la même quand il s'agit de grands blessés de la face qu'il a également appareillés. Que ce soit Delalain, Wood ou Anna Coleman Ladd et Jane Poupelet, le but recherché est strictement le même : « La prothèse faciale va avoir le but de masquer la défiguration [...], de redonner une identité aux Gueules Cassées [...], masquer ainsi les conséquences de la guerre. L'épithèse faciale devient le garant d'une vie sociale [...] et marque la fin d'une mort symbolique » [4].
Visiblement, Anna Coleman Ladd (fig. 7) est à l'aise dans un pays qu'elle connaît à peine et comprend vite qu'elle doit se rapprocher des autorités sanitaires pour faire reconnaître et approuver son projet. Elle multiplie les contacts avec les chirurgiens maxillo-faciaux les plus reconnus de l'époque, notamment Hippolyte Morestin et Léon Dufourmentel. Elle arrive à alerter la presse pour exposer la méthode de travail de la confection de masques, entièrement dérivée de celle de Wood, et donne également des conférences à l'Institut Pasteur. C'est ainsi qu'elle commence à se faire connaître. Sans la volonté et le dynamisme de l'artiste américaine, l'Atelier des masques n'aurait jamais vu le jour. Le 18 mars 1918, Jane Poupelet (fig. 8) signe également un contrat avec la Croix-Rouge américaine qui « stipule que c'est elle qui dirige l'atelier en l'absence d'Anna Ladd » [1]. En effet, Anna doit se déplacer fréquemment dans les différentes régions militaires pour visiter les blessés, en particulier à Rennes, au Mans, à Bordeaux à Vichy, mais aussi dans la zone de défense Est (fig. 9). Cinq lits mis sont à sa disposition par l'hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. Elle travaille également avec l'hôpital Chaptal (fig. 10) à Paris dans le service de Pierre Sébileau (1860-1953), chirurgien ORL des hôpitaux. L'hôpital du Val-de-Grâce accueille favorablement le projet dès le début et l'autorise à travailler avec 2 de ses patients. Selon Claudine Mitchell, « Elle reçoit l'agrément officiel du service de santé des armées, l'autorisant à exercer son art dans les régions militaires ». Toujours selon Mitchell « L'administration met seize lits à sa disposition dans les hôpitaux militaires et autorise les soldats à se rendre à Paris pour leur traitement dans l'Atelier des masques » [1].
Ainsi, l'Atelier des masques naît au printemps 1918, avec le concours de la Croix-Rouge américaine qui finance le projet. Il se situe 70 bis rue Notre-Dame-des-Champs à Paris dans le 6e arrondissement. En mai 1918, La Presse médicale inclut le Studio for Portrait Masks parmi les centres de soins et Léon Dufourmentel invite Anna Coleman Ladd à un Congrès de chirurgie à Rennes en septembre 1918. L'impact est immédiat puisque « Dès la mi-septembre 1918, 94 soldats défigurés et 2 femmes gravement brûlées lors de bombardements demandent à bénéficier des services des femmes sculptrices » [1]. Toujours en 1918, J. Lebindiski et M. Virenque publient un livre dans lequel ils adoptent également la méthode de travail de Wood et décrivent longuement les étapes du moulage [5].
En juin 1919, Dufourmentel publie un article dans Paris Médical dans lequel il se soucie de l'aspect esthétique des opérés pour leur réinsertion après restauration chirurgicale pendant laquelle le moindre détail est réalisé « le poil transplanté [depuis le cuir chevelu] reproduit une barbe d'apparence absolument normale et cache les quelques imperfections ou les cicatrices de l'opération ». Dufourmentel poursuit son idée : « La guerre nous a fait connaître des mutilations atteignant la destruction de presque toute la face. La seule restauration esthétique possible est d'ordre prothétique [...]. Enfin, quelques applications de la chirurgie à la simple esthétique féminine est préconisée », reconnaissant ainsi les limites de la chirurgie restauratrice et le rôle à jouer par les artistes [10]. Il s'agit non pas de simplement façonner une maquette de la partie anatomique que le chirurgien doit reconstruire mais de réaliser la dernière phase du traitement de chirurgie plastique pour certains cas de défiguration totale. C'est bien le rôle de l'Atelier des masques qui œuvre depuis déjà plus d'une année.
L'effectif de l'atelier est composé de 5 personnes, 4 sculpteurs, Anna Coleman Ladd, Jane Poupelet, Robert Wlérick (fig. 11) et Marie-Louise Brent, Diana Blair apportant son aide pour la galvanoplastie. L'atelier est géré de façon collective ; ainsi, Jane Poupelet et Marie-Louise Brent sont chargées, dès septembre 1918, de toute la partie administrative (fig. 12).
Afin de rendre moins pénible le moral de ces blessés de la face, l'atelier se veut convivial, il est décoré de drapeaux américains et français, de gravures aux murs. Anna Colemann Ladd essaie de créer une ambiance chaleureuse en fleurissant le lieu. Elle s'entretient avec les brave facelessones (courageux sans visages) autour d'un thé ou d'un chocolat chaud et a déclaré : « On traitait les patients comme si de rien n'était. On riait avec eux et on les aidait à oublier. C'était ce dont ils avaient envie et qu'ils appréciaient profondément » (fig. 13) [7].
Anna Coleman Ladd quitte Paris peu de temps après l'Armistice. Elle retourne à Boston fin décembre 1918 et reprend sa carrière de sculptrice avec les mêmes thématiques qu'avant la guerre. Elle réalise également plusieurs œuvres sur la thématique de la guerre en Angleterre et aux États-Unis. En 1934, elle est décorée de la Légion d'Honneur et meurt le 3 juin 1939 en Californie.
Anna Coleman Ladd partie, la Croix-Rouge américaine débloque un nouveau crédit de 24 000 francs au cours de l'année 1919, afin que l'atelier puisse continuer à fonctionner. C'est maintenant Jane Poupelet qui dirige seule l'atelier transposé dans les locaux du Val-de-Grâce. Elle est aidée par Robert Wlérick durant toute l'année 1919 et le début de l'année 1920. Jane Poupelet et Robert Wlérick sont employés à mi-temps mais l'aide financière américaine n'est pas renouvelée, ce qui entraîne la fermeture définitive de l'atelier.
Selon C. Mitchell, le nombre de bénéficiaires de l'atelier des masques est de 67 pour 1918 et 153 pour 1919 [1]. On peut donc estimer que le nombre total de masques est de 250 environ, si on ajoute les masques produits au cours d'une partie de l'année 1920 (fig. 14). Ce chiffre est faible comparé aux 15 000 soldats défigurés. La plupart des blessés de la face n'avaient besoin que d'un masque partiel : un nez, un œil, un menton, une bouche, souvent étendus à une partie du visage voisine (fig. 15), et même un simple cache en cuir fixé par des lacets soit autour du crâne, soit autour des oreilles. Les masques intégraux étaient faits pour des cas extrêmes où il était nécessaire de couvrir l'intégralité, ou presque, de la face (fig. 16). Il ne faut pas oublier que la chirurgie réparatrice préalable à la confection de la prothèse était de qualité, faite par des chirurgiens tels que Léon Dufourmentel à Chalons puis à Rennes, Hippolyte Morestin au Val-de-Grâce à Paris, Albéric Pont à Lyon, Émile Moure à Bordeaux, Henry Delagénière au Mans, Léon Dieulafé à Toulouse ou encore par le service de chirurgie maxillo-faciale de Marseille. Ce qui demeurait, dans des cas de larges défigurations, c'était l'esthétique, malgré les efforts et les prouesses de ces chirurgiens.
Comme l'a écrit Wood « Mon travail commence quand le travail des chirurgiens est complètement fini » [2]. Peu après la Seconde Guerre mondiale, étant confronté aux mêmes problèmes posés par les grands blessés de la face, Dufourmentel parle des limites de la chirurgie : « Quelles que soient l'audace et l'ingéniosité des opérations de restauration, elles ont inévitablement des limites [...], il est des mutilations faciales qui doivent être cachées par les artifices de la prothèse » [11]. Toutes les étapes de l'élaboration d'un masque sont déjà clairement décrites par Wood. Si on compare la technique de Wood à celle d'Anna Coleman Ladd, on peut noter seulement quelques différences minimes.
Pour Wood, comme pour l'Atelier des masques, la première étape est la prise d'empreinte qui se fait dans les centres de chirurgie maxillo-faciale des régions militaires. « On prend une empreinte du visage de l'homme défiguré lorsqu'il est guéri » [1]. Du plâtre de Paris est coulé dans l'empreinte pour avoir en positif le visage du blessé.
La deuxième étape consiste à modeler sur le modèle positif en plâtre les parties du visage qui manquent à la suite du choc provoqué par un projectile, tir de fusil, éclats d'obus ou autre. Avec son expérience du portrait, tout l'art du sculpteur s'exprime dans sa façon de reconstituer le visage du blessé en comblant les parties manquantes par de la cire à modeler. Wood estime que le modelage est le stade essentiel de la fabrication : « Je procède comme le sculpteur fait pour la face d'un homme, aussi proche que possible que ce qu'il était avant qu'il soit blessé. L'essentiel du traitement est la restauration de la physionomie ; la physionomie peut avoir été laide ou belle. Comme ils étaient dans la vie, c'est ainsi que j'essaye de reproduire la beauté ou la laideur [du blessé] ; le seul but est de faire naturel » [2]. Wood s'aide de photographies prises avant la guerre, ce que fait également Anna Coleman Ladd. On conçoit facilement qu'il faille aussi tout l'art et l'intuition de l'artiste pour créer des yeux ou/et des nez et sculpter des volumes anatomiques reproduisant le plus exactement possible ceux du blessé. Wood poursuit la description de sa technique : « Toutes les cavités de la plaie [sont] remplies de pansement et de coton, et recouvertes de baudruche. Les narines sont bloquées avec de l'ouate, le patient respire par la bouche ou par le nez, si une canule est insérée pour respirer pendant cette opération » [2].
En ce qui concerne le comblement des manques du massif facial, la méthode de l'atelier ne suit pas du tout celle de Wood. L'Atelier des masques fait les comblements sur un modèle en plâtre alors que Wood les fait directement sur le blessé. Les matériaux utilisés sont différents, coton et baudruche pour Wood, pâte à modeler pour l'Atelier des masques. Le modelage a lieu dans l'atelier parisien et nécessite la présence du blessé, certainement pour comparer avec le vrai visage défiguré. Anna Coleman Ladd : « On réalise ensuite un moulage en cire du visage ainsi reconstitué ». Elle déclarera plus tard : « Mon objectif n'était pas seulement de fournir à un homme un masque pour cacher son affreuse mutilation, mais de mettre dans le masque une part de cet homme, c'est-à-dire l'homme qu'il était avant la tragédie » [9]. C'est le même état d'esprit qu'avait Wood lorsqu'il écrit à propos du blessé « masqué » : « Sa présence n'est plus une source de mélancolie pour lui-même ni une tristesse pour ses proches et amis » [2].
La troisième étape est purement technique, c'est la phase de l'électrolyse. Une fois réalisé un modèle positif en pâte à modeler du visage reconstitué, un modèle en plâtre est coulé (fig. 17), c'est celui qui va servir à Wood : « à partir de cela, une plaque d'électrotype est déposée. C'est du cuivre pur, d'une épaisseur de 1/32 d'inch. Les nécessaires installations de l'œil en verre et des attaches sont mises en place, et c'est enfin bien recouvert d'un dépôt électrolytique d'argent » [2]. Anna Coleman Ladd procède de la même façon à l'exception du dépôt d'argent « On réalise un moulage en cire du visage [...] que l'on place dans un bain de sulfate de cuivre parcouru par un courant électrique » [8].
La quatrième étape est celle des finitions. Une fois le problème des attaches réglé, il faut procéder à la peinture du masque. Pour Wood : « La plaque doit maintenant être pigmentée pour correspondre au teint du patient. Une fine couche d'émail de couleur crème forme une bonne base pour l'ajustement ultérieur de la couleur de la peau » [2]. Le même soin est apporté par les artistes de l'Atelier des masques « On la peint pour reproduire exactement la couleur de la peau, les taches de rousseur, les poils de barbe, etc. ». Anna Coleman Ladd a même fait venir « des États Unis une peinture-émail inaltérable et lavable qui contribue à l'excellente qualité des masques » [1] (fig. 17).
La cinquième étape est très délicate car elle « consiste à ajuster le masque en cuivre sur le visage du patient » [1]. C'est exactement ce qu'avait exprimé Wood : « le réglage doit donc être exact et les bords de la plaque ne doivent en aucun cas se détacher des parties de la peau du patient avec lesquelles ils coïncident » [2]. Il faut bien entendre que les masques sont généralement partiels, les masques intégraux étant exceptionnels. Quand le masque est partiel, le but est de faire coïncider au mieux les limites de la prothèse avec les limites des parties saines du blessé. Cette étape se fait par des ajustements minutieux des bords qu'il faut ciseler finement jusqu'à la satisfaction de l'artiste et du blessé. De plus, il ne faut ni comprimer, ni irriter la blessure sous-jacente au masque.
La réalisation d'un masque à l'Atelier des masques nécessite un mois de travail.
Selon le type de blessure et son étendue, la prothèse peut s'adapter à des lunettes ou s'accrocher derrière les oreilles à l'aide de fils métalliques suffisamment fins pour être peu visibles. On peut ajouter une barbe ou une moustache cousue. Si la prothèse cache une bouche dont les parties molles sont manquantes, la fausse bouche peut être entrouverte, ce qui donne un aspect plus naturel et permet de respirer, parler et fumer. Les cils sont découpés dans du métal fin, les yeux artificiels soigneusement assortis aux vrais et protégés par des paupières modelées (fig. 18).
Les avis sont contrastés quant au service rendu au blessé. En effet, il faut constater qu'un certain nombre de masques ne sont pas portés car trop inconfortables. Ces mutilés préfèrent « exhiber » leur défiguration, preuve de leur « sacrifice » pour la patrie, ou encore porter une gaze ou un cache en cuir sur leurs cicatrices. Selon le témoignage du chirurgien Verneuil, « Sans leurs masques, ils étaient horribles, avec ils étaient ridicules [...]. Le malade était affreux avant l'opération, il est maintenant ridicule », opinion donnée à l'Académie de médecine en présence d'un cas de rhinoplastie au sujet de « la restauration maxillo-faciale en 1918 » [13]. Le chirurgien Virenque émet la même opinion : « nous n'avons jamais vu un mutilé porter une pièce de prothèse définitive faciale » [13]. Toujours dans les avis négatifs, S. Delaporte rapporte : « La prothèse faciale définitive recommandée [...] ne donnait que des résultats très décevants. Les masques métalliques colorés se révélaient [...] très disgracieux : la coloration ne correspondait pas à celles des tissus voisins, la démarcation restait parfaitement perceptible, et de tels masques étaient toujours visibles, même à distance. Leur fixation, en outre, était complexe, tandis que leur rigidité et leur poids gênaient considérablement le mutilé. Tous ces inconvénients constituaient autant d'obstacles majeurs à leur utilisation » [14]. Cette opinion nous semble très dure en regard de ce qu'ont apporté les masques. Il faut considérer que Wood, Anna Coleman Ladd et Jane Poupelet étaient des précurseurs qui travaillaient en plein conflit, dans l'urgence de la guerre et du nombre de grands blessés. Si on compare les prothèses dentaires de Pierre Fauchard ou de Claude Mouton, fixées avec des ficelles, par rapport à l'évolution des matériaux et des techniques tout au long du XIXe siècle, il n'est pas question de critiquer Fauchard et Mouton. C'était des précurseurs comme Wood et Ladd-Poupelet, dans un autre domaine mais avec le même but : réaliser une restauration convenable principalement du point de vue esthétique.
Il est vrai que très peu de compliments ont été faits. Seules quelques anecdotes sont rapportées dans des lettres de remerciements allant vers les chirurgiens et les artistes qui, tous, ont contribué à aider ces blessés à vivre normalement ou presque. On peut citer la lettre, adressée à Anna Coleman le 26 décembre 1920, d'un ancien combattant, mutilé de la face, Marc Maréchal, retiré à Castres. Il présente ses vœux pour 1921 et c'est « l'occasion de vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi et mes camarades mutilés de la grande guerre [...]. Je ne pourrai pas oublier car je porte et porterai toujours les merveilleux appareils que vous avez conçus. C'est grâce à vous que je puis revivre un peux [sic]. C'est grâce à vous que je ne suis pas enterré dans le fond d'un viel [sic] hopital [sic] d'invalides » (fig. 19). Un autre blessé, Charles Victor, facteur à Orphin (Yvelines), écrit le 26 décembre 1920 à Anna Coleman pour la remercier pour ce qu'elle a fait pour les blessés de la face (fig. 20).
Le fait que de 1918 à 1920, l'Atelier des masques se soit fait reconnaître par les chirurgiens maxillo-faciaux, par les autorités militaires et par les milieux politiques, a influencé la prise de conscience de la nécessité de légiférer en faveur des mutilés de la Grande Guerre. « Abandonnés à eux-mêmes, [ils sont] maigrement compensés par la loi du 31 mars 1919 » [12]. Toutefois, même si la contribution de l'Atelier des masques a été modeste en regard du nombre de mutilés de la face, elle a permis à un certain nombre d'entre eux de retrouver l'identité que leur blessure leur avait enlevée. C'est tout le problème de la réinsertion de ces blessés qui est posé. Pour cela, il fallait une association pour se faire reconnaître. Ce qui est généralement admis, c'est que le colonel Picot, à qui on a refusé l'entrée à une « fête patriotique » à la Sorbonne, a inventé l'appellation « Gueules Cassées ». Quand, avec Albert Jugon et Bienaimé Jourdain, ils fondent en 1921 l'Union des blessés de la face et de la tête, ils choisissent ensemble de se dénommer « Gueules Cassées » avec comme devise « Sourire quand même ». Le colonel Picot est le premier président de l'association. C'est de cette façon qu'ils font appui sur les politiques et obtiennent que la loi de 1919 ait un « addendum, le décret du 20 mai 1925 » [15]. Dès 1927, l'Union des blessés de la face et de la tête est reconnue d'Utilité Publique. Elle désigne les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves, notamment au niveau du visage. Elle fait référence également à des hommes profondément marqués psychologiquement par le conflit, qui ne purent regagner complètement une vie civile ou qui durent, pour les cas les plus graves, être internés à vie.
Depuis Wood, l'Atelier des masques, et différents essais dans l'entre-deux guerres, que ce soit pour les anciens mutilés de la Grande Guerre ou pour ceux qui sont défigurés par accident balistique ou autres ou encore par diverses pathologies, il faut citer les travaux de Vercing Lapierre qui a repris la technique mise en place par Wood, puis par l'Atelier des masques. En 1950, Dufourmentel s'intéresse plus que jamais aux grandes réparations esthétiques de la face, en mettant en avant Lapierre : « En dehors des travaux exécutés par certains ateliers, c'est aux recherches de Vercing Lapierre que nous devons les résultats les plus intéressants. Cet auteur s'est attaché à la construction des masques faciaux pour dissimuler les vastes brèches [provoquées] par les exérèses des cancers de la face. ». Il résume la technique de Lapierre en commençant par présenter un nouveau matériau : « Il [Lapierre] a choisi comme matière plastique l'acétate de cellulose qui joint à la grande légèreté une innocuité absolue [...]. L'acétate de cellulose permet de réaliser des pièces qui, à volume égal, sont huit fois plus légères que de semblables en galvanoplastie, six fois plus que la gélatine, cinq fois plus que le caoutchouc vulcanisé. Une épaisseur de 1 mm suffit, si bien qu'un nez [...] pesant 25 g en galvanoplastie, 17,3 g en gélatine, 14,7 g en vulcanite, ne pèsera que 2,9 g ». Puis Dufourmentel détaille la technique de Lapierre sur une dizaine de pages [11]. On ne peut que constater que la technique de Wood et de l'Atelier des masques est suivie à la lettre par Lapierre avec une modernisation des matériaux.
Si le véritable précurseur des masques est bien Delalain en 1878, Wood a amélioré la technique en 1917 par l'apport de la galvanoplastie, technique qu'Anna Coleman Ladd et Jane Poupelet ont appliquée dans le Studio for Portrait Masks. Ce procédé a été en vogue pendant quelques décennies, avec des améliorations apportées par Lapierre, notamment avec des nouveaux matériaux. Il nous manque la possibilité de comparer ces différents masques. Delalain ne dit pas comment le masque lui-même est fabriqué : on peut supposer que la découpe et l'ajustage sont entièrement manuels. Mais les quatre procédés sont très proches : Delalain (argent, platine), Wood (cuivre et argent), Ladd (cuivre), Lapierre (acétate de cellulose). Ils relèvent entièrement du tour de main artisanal.
De nos jours, avec des techniques chirurgicales révolutionnaires et des traitements anti-rejets, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle des greffes totales de visages, encore au stade expérimental.
Nous remercions M. Guy Cobolet, directeur de la BIU Santé et le Dr Marie-Andrée Roze-Pellat pour son aide.
Cet article vient en complément de celui de Éric Dussourt, Jane Poupelet (1874-1932), une artiste au service des « Gueules Cassées ». Actes de la Société française d'histoire de l'art dentaire, 2014;19:11-15.
Internet : http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhad/vol19/2014_03.pdf
Voir également la vidéo : Gueules cassées – Men withbroken faces.
http://.youtube.com/watch?v=8epVBKIMmns
https://www.youtube.com/watch?v=bCSzrUnie2E
https://www.washingtonpost.com/local/an-american-sculptors-masks-restored-french-soldiers-disfigured-in-world-war-i/2014/09/22/4748b8d4-38ec-11e4-9c9f-ebb47272e40e_story.html?utm_term=.ab9a8b7f275d
https://www.awesomestories.com/asset/view/Anna-Coleman-Goes-to-Paris-Anna-Coleman-Ladd-and-Her-Life-Restoring-Masks/1
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
Pierre Baron - Docteur d'état en odontologie,
Docteur en littérature française, DEA en Histoire de la médecine,
Membre titulaire de l'Académie nationale de chirurgie dentaire,
Président de la Société française d'histoire de l'art dentaire
Eric Dussourt - Docteur de chirurgie dentaire,
DU en Réparation juridique du dommage corporel,
DU d'Identification en odontologie médico-légale DU de Criminalistique,
secrétaire général de la Société française d'histoire de l'art dentaire
Pierre Lemaître a reçu le Prix Goncourt 2013 pour son livre.
Francis Derwent Wood (Keswick 1871 – Londres 1926). Sculpteur, il a enseigné à la Galsgow School of Art de 1897 à 1905, puis au Royal College of Art de 1918 à 1923. Il est surtout connu pour son travail durant la Grande Guerre. Trop vieux pour s'enrôler dans l'armée au moment où la Première Guerre mondiale menace (il a 41 ans), Wood est volontaire pour travailler dans les hôpitaux où il découvre les Gueules Cassées. Il crée ainsi la clinique Masks for Facial Disfigurement Department, située dans le Third London General Hospital à Wandsworth.
Pour l'aération, des « orifices coniques » sortes de « cornets ventilateurs » près des yeux postiches « surtout lorsque le blessé [...] bouche les narines du faux nez et ne respire plus que par les cornets », « une petite éponge [...] pour [...] absorber [...] l'humidité », « un petit tamis [...] arrête [...] les poussières », « deux petits crochets [...] [pour] fixer une toile qui forme écran sur la blessure ». Le masque définitif a été posé en 1878, soit 7 ans après la blessure et complété par une prothèse mobile en 1885 [3].
Hôpital installé dans les bâtiments du lycée Chaptal, boulevard des Batignolles, Paris, 17e arrondissement.
Fils d'un antiquaire-ébéniste, Robert Wlérick (Mont-de-Marsan 1882 – Paris 1944) étudie à l'École des Beaux-Arts de Toulouse. Il s'installe à Paris et fait partie du groupe de sculpteurs de la « bande à Schnegg ». Élève de Rodin, il commence en 1919 à enseigner la sculpture à l'École Germain Pilon qui devient en 1922 l'École des Arts appliqués de la rue Dupetit-Thouars. À partir de 1929, il enseigne aussi à l'Académie de la Grande Chaumière où il remplace Antoine Bourdelle.
Marie-Louise Brent est française née aux États-Unis. Elle a été l'élève du sculpteur Jean-Antoine Injalbert (1845-1933), professeur à l'École des Beaux-Arts de Paris, prix de Rome en 1874, grand prix à l'Exposition universelle de 1889.
Avant de venir en France, Diana Blair était en poste à l'Université de Harvard (États-Unis) comme « conservateur des spécimens de laboratoire au centre médical universitaire ».
Après l'Armistice du 11 novembre, « Les centres de chirurgie et de prothèse maxillo-faciale [...] seront 16 en 1919, comportant en tout 215 personnes » [4].