Plans de traitement
M. HOURSET A. HENNEQUIN R. ESCLASSAN G. LAZARINI F. DESTRUHAUT
Dans nos sociétés modernes, les habitudes alimentaires ont profondément évolué avec pour conséquence une nette augmentation de la fréquence des lésions non carieuses [1]. Les usures abrasives de la population du passé, dues à une alimentation crue et abrasive, ont laissé place à des usures érosives pathologiques. La situation le plus fréquemment retrouvée dans la population actuelle est la consommation d'acides extrinsèques...
Résumé
L'avènement des techniques restauratrices minimalement invasives, de la dentisterie adhésive et des restaurations « tout céramique » a révolutionné la réflexion et la prise en charge prothétique des patients. Les techniques actuelles de no prep et less prep présentées dans cet article en sont des exemples bien concrets. Lors de reconstitutions complexes et notamment suite à des usures dentaires, la recherche des étiologies, la planification et la maintenance apparaissent comme des étapes clés de restaurations prothétiques esthétiques, fonctionnelles et pérennes.
Toutes les étapes du diagnostic à la prise en charge par technique no prep sont iconographiées et décrites au travers du cas d'une patiente présentant des usures dentaires sévères mandibulaires.
Mots-clés
Réhabilitation minimalement invasive, collage, e.max, usures
Dans nos sociétés modernes, les habitudes alimentaires ont profondément évolué avec pour conséquence une nette augmentation de la fréquence des lésions non carieuses [1]. Les usures abrasives de la population du passé, dues à une alimentation crue et abrasive, ont laissé place à des usures érosives pathologiques. La situation le plus fréquemment retrouvée dans la population actuelle est la consommation d'acides extrinsèques (sodas, vinaigrettes, citron...) associée à une ou des acidités intrinsèques (reflux gastro-œsophagien, troubles du comportement alimentaire...) [2, 3]. Cette association est prédominante au sein de la population jeune [4].
Les différentes formes de lésions non carieuses existantes peuvent être rappelées : l'érosion (origine chimique), l'attrition (origine mécanique liée aux contacts dento-dentaires), l'abrasion (origine mécanique liée à la présence d'un agent abrasif) et l'abfraction (usure cervicale d'origine mécanique du type traumatisme occlusal) [5]. Elles ont des répercussions esthétiques (couleur de la dentine, raccourcissement des bords libres, inversion de la courbe du sourire...) et fonctionnelles (hypersensibilités, perte du guidage canin, déplacements dentaires...). Des mesures préventives, un contrôle des facteurs étiologiques et un suivi doivent être mis en place avant d'envisager d'éventuelles mesures de restauration [4].
Dans l'optique de la restauration de ces lésions, cet article va s'intéresser au principe des traitements no-prep et prep-less, c'est-à-dire sans aucune préparation amélo-dentinaire ou presque et par addition pure de matériaux grâce à une technique de collage. Ces techniques font appel aux restaurations partielles collées. Elles regroupent l'ensemble des restaurations adhésives n'impliquant pas de recouvrement corono-périphérique de la dent : « les facettes », ou restaurations adhésives en céramique, les inlays, les onlays et les overlays [6]. L'objectif de cet article est de décrire les différentes étapes cliniques de restauration, du diagnostic initial jusqu'au collage et à la maintenance.
Une patiente, âgée de 62 ans, se présente à la consultation pour une usure importante des dents mandibulaires. Sa demande est à la fois esthétique et fonctionnelle (fig. 1).
À l'interrogatoire, la patiente ne rapporte pas de reflux gastro-œsophagiens ni de consommation excessive d'acides dans son alimentation quotidienne du type vin, vinaigre ou sodas. Son régime alimentaire comporte néanmoins beaucoup d'agrumes.
L'examen clinique ne révèle aucune dysfonction temporo-mandibulaire musculaire ou articulaire. On retrouve des muscles masséters fors et puissants, mais restant asymptomatiques par ailleurs. L'analyse anthropométrique du visage a mis en évidence une perte de DVO. On note déjà une légère perte de dimension verticale au niveau de l'étage inférieur du visage.
L'examen intra-oral a révélé une hygiène bucco-dentaire satisfaisante et l'absence de maladie parodontale active.
La patiente présente de nombreuses dents couronnées (16, 14-13, 12, 11, 21-22, 23-24, 27, 36, 46) et des restaurations (17, 15, 25, 47). Toutes les dents absentes ont été remplacées sauf la 37.
L'examen clinique révèle d'importantes pertes de substance dentaire non carieuse du type érosion, attrition et abrasion au niveau de toute l'arcade mandibulaire (fig. 2 à 4). Des cupules érosives et des facettes d'attrition sont visibles au niveau de la face vestibulaire des incisives et des prémolaires mandibulaires. Au maxillaire, la présence de couronnes céramo-métalliques avec des faces palatines en métal a probablement accentué le processus par un phénomène d'abrasion.
On note le recouvrement très marqué des incisives maxillaires dû à l'usure sévère généralisée de l'arcade mandibulaire.
La radiographie panoramique dentaire montre la présence de nombreuses couronnes céramo-métalliques au maxillaire avec un bridge antérieur de 14-13-12-11-21-22-23-24 et deux couronnes unitaires sur 16 et 27 (fig. 5). Plusieurs restaurations par des amalgames sont visibles sur 17, 25 et 26. À la mandibule, la 37 est absente, une couronne en or est visible sur la 46 et un implant et une couronne céramo-métallique ont été mis en place pour remplacer la 36.
Après la prise d'empreinte et la coulée des modèles en plâtre dur, un arc facial et une cire d'occlusion réalisée en relation centrée ont permis le montage en articulateur sur SAM® 2P (RMO) (fig. 6).
La manipulation en rapport interarcade en relation myo-stabilisée ainsi qu'une analyse anthropométrique du visage ont mis en évidence une perte de dimension verticale d'occlusion.
Au niveau sagittal, on note une légère perturbation de la courbe de Spee à droite liée à la position linguale de la 45 sur l'arcade ayant entraîné une légère égression de la 15.
La patiente présente une usure généralisée d'origine non carieuse des dents mandibulaires par érosion, abrasion et attrition. La question se pose de savoir s'il s'agit d'une perte de DVO, ou si des égressions ont compensé l'usure.
Ce phénomène s'étant accompli, selon la patiente, de façon très rapide, on peut penser qu'il n'y a pas eu d'égression alvéolo-dentaire de compensation. D'après Turner et Missirlian [8], qui ont étudié la dimension verticale d'occlusion et l'espace libre d'inocclusion (ELI) de patients présentant une usure dentaire généralisée sévère, cette absence d'égression compensatrice facilite la prise en charge de la patiente. En effet, l'espace prothétique nécessaire au matériau de restauration est conservé et suffisant [4]. De plus, Abduo et Lyons ont montré qu'il était possible d'augmenter la DVO jusqu'à 5 mm sur la tige incisive sans problème pour l'appareil manducateur [7].
Les notions de no-prep ou prep-less sont apparues avec l'avènement des techniques restauratrices économes en tissus dentaires et de la dentisterie adhésive. Cette prise en charge moderne de l'usure permet au praticien une nouvelle réflexion en s'affranchissant des règles strictes de la préparation pour prothèse conjointe coûteuse en tissu dentaire sain au profit d'une approche minimalement invasive [8-10].
Une approche moderne de la restauration prothétique des usures dentaires est d'intervenir en prenant en charge leur étiologie et les différents cofacteurs associés ainsi qu'en utilisant une méthode d'adjonction et de collage. Trois étapes sont classiquement mises en œuvre :
– une recherche des différents facteurs étiologiques, incluant une analyse du comportement alimentaire et des facteurs de risque locaux et généraux ;
– une étape de planification du traitement, sans ou avec peu de préparation du tissu dentaire. Elle passe par la réalisation de wax-up esthétiques et fonctionnels définissant la nouvelle dimension verticale d'occlusion et l'anatomie des dents. Des mock-up sont testés en bouche pour donner forme aux restaurations provisoires et valider le projet définitif ;
– des rendez-vous de contrôle et un suivi avec éventuellement une orthèse de protection à port nocturne [10].
Dès l'instant où le praticien opte pour une approche thérapeutique minimalement invasive, l'augmentation de dimension verticale d'occlusion, si elle est possible, offre plusieurs avantages [11, 12] : elle augmente la hauteur prothétique disponible pour la réalisation des futures restaurations ainsi que la hauteur esthétique des couronnes cliniques et permet d'obtenir une occlusion physiologique. Par ailleurs, en termes d'économie tissulaire, ces avantages sont considérables : elle évite la réalisation d'un certain nombre d'actes tels que des allongements coronaires chirurgicaux, des mutilations par préparation tissulaire et des biopulpectomies dentaires.
Dans le cas d'une reconstruction globale complexe, une planification prothétique est indispensable. Elle inclut une analyse prothétique initiale (examen clinique approfondi, imagerie, analyse occlusale préprothétique et montage en articulateur) et une à plusieurs phases cliniques prothétiques [13].
La planification thérapeutique par technique no-prep ou prep-less passe par plusieurs grandes étapes classiques.
Tout d'abord, l'anamnèse a mis en évidence plusieurs causes pour les usures retrouvées en bouche. La présence de lésions cervicales et vestibulaires des dents témoigne d'une origine érosive extrinsèque. Les sources d'acidité en cause sont à rechercher non seulement dans l'alimentation (vinaigre, agrumes...), les boissons (sodas, jus de fruits...) et les médicaments/drogues (vitamine C, antihistaminiques, antidépresseurs, antiparkinsoniens, ecstasy...) mais également dans le milieu professionnel (œnologue, moniteur de piscine...). Dans le cas de cette patiente, la consommation régulière et importante d'agrumes semble être en cause. Un phénomène d'abrasion à deux corps (métal et tissus dentaires), décrite par Mair (cité par Bonin [14]), semble aussi avoir accentué l'usure lors du contact entre le bridge antérieur céramo-métallique et les surfaces dentinaires exposées des dents antérieures mandibulaires.
Pour supprimer les facteurs étiologiques et les éventuels cofacteurs des usures, la patiente a été redirigée vers un gastro-entérologue et une modification de son alimentation lui a été demandée. Des restaurations définitives en vitrocéramique auront aussi pour avantage d'enrayer le phénomène d'abrasion.
L'augmentation de la dimension verticale d'occlusion et le changement d'organisation occlusale interarcade nécessitent un montage en articulateur en position de relation centrée myo-stabilisée.
Après la réalisation d'empreintes en silicone, les modèles d'études sont coulés en plâtre dur de type IV pour réaliser l'analyse occlusale préprothétique. La position du maxillaire de la patiente est enregistrée à l'aide d'un arc facial. Le rapport interarcade est pris à l'aide de trois cires d'occlusion en position mandibulaire de relation centrée myostabilisée [15] validé par répétition du mouvement de rotation pure mandibulaire. Les modèles sont montés sur un articulateur anatomique semi-adaptable de deuxième génération (SAM® 2P). La pente condylienne et les angles de Bennett sont réglés respectivement à 40 et 15o (en tenant compte de l'âge de la patiente et en l'absence de toute pathologie neuro-musculo-articulaire).
Afin d'obtenir un espace prophétique disponible suffisant, l'augmentation de dimension verticale d'occlusion a été estimée, dans un premier temps, par la méthode anthropométrique. La tige incisive est placée à environ 3 mm, ce qui libère 1 mm d'espace prothétique nécessaire et suffisant en postérieur.
La réalisation d'une gouttière occlusale mandibulaire en orthorésine sur les modèles obtenus précédemment a permis de valider cette nouvelle dimension verticale d'occlusion après 2 mois de port par la patiente. Celle-ci est revue régulièrement pour régler l'occlusion. Le port d'une orthèse occlusale induit souvent une levée des compensations musculaires mises en place graduellement par le patient au fur et à mesure de l'installation du processus d'usure [16]. La patiente est donc venue toutes les deux semaines pour régler l'occlusion, assurer le conditionnement neuromusculaire et valider le rapport interarcade.
Des wax-up ont été réalisés sur le modèle mandibulaire par le laboratoire de prothèses afin de prévisualiser le résultat esthétique et fonctionnel puis de confectionner les restaurations provisoires (fig. 7 et 8). Une clé en silicone des wax-up est confectionnée sur l'articulateur, dont l'intrados sera rempli de résine chémopolymérisable Provi-K et insérée directement en bouche via la conception de mock-up (fig. 9 à 11). L'occlusion statique et dynamique est contrôlée et réglée.
Après 5 jours de port, les mock-up sont validés par la patiente. Ils sont déposés secteur par secteur. Des rapports interarcades fractionnés (postérieurs puis antérieurs) sont enregistrés pour pérenniser la position mandibulaire au cours de cette étape.
Lors de la réalisation des restaurations adhésives définitives, aucune préparation de dents (no-prep) n'a été réalisée car un espace de 1 mm suffit pour l'e.max® (Ivoclar Vivadent) [16] (fig. 13). Si cela n'avait pas été le cas, il aurait été possible de légèrement préparer (prep-less) directement à travers les mock-up. La teinte est déterminée avant la dépose des provisoires (fig. 12) afin d'obtenir une meilleure visibilité d'ensemble (fig. 13). Des prothèses provisoires sont remises en place en utilisant la même technique que pour le mock-up.
Toutes les restaurations en céramique ont été réalisées en technique pressée. Ce sont des vitrocéramiques enrichies en cristaux de disilicate de lithium (e.max Press®, Ivoclar Vivadent). La technique de la cire perdue fait appel à des maquettes en cire puis à une mise en revêtement à l'aide de lingotins de céramique réchauffés puis injectés sous pression. Les lingotins de pressée utilisés ont été choisis avec une haute translucidité pour plus d'esthétique. Afin de masquer l'inlay-core en or sur la 46 et le pilier implantaire sur 36 et pour conserver une uniformité de teinte sur toute l'arcade, des sous-chapes en zircone blanche très opaque ont été mises en place avant les couronnes en céramique (fig. 14 à 17).
Le collage des restaurations en céramique (couronnes et onlays) a été fait, sous digue, secteur par secteur et dent par dent, après dépose des provisoires (fig. 18).
Les intrados des couronnes et des céramiques sont préparés en plusieurs étapes. Les surfaces prothétiques ont été sablées sous pression à l'oxyde d'alumine (25 microns) pour créer des aspérités de surface ce qui constitue un mordançage mécanique facilitant la pénétration de la colle [17]. La restauration est rincée et séchée jusqu'à l'obtention d'un aspect mat. Un gel d'acide fluorhydrique à 4-8 % a été appliqué pendant 20 secondes dans l'intrados puis rincé et séché. Le silane est appliqué par frottements puis séché pendant 1 minute à la soufflette pour l'étaler en couche fine [18]. Enfin, une couche d'adhésif est appliquée et polymérisée.
Les surfaces dentaires sont nettoyées et les tubuli ont été rouverts par un sablage doux (Micro-Etcher®, Danville ; RONDOflex®, KaVo) puis rincés [6]. L'application d'acide orthophosphorique à 37 % sur l'émail pendant 20 secondes et sur la dentine pendant 15 secondes a créé des microrugosités superficielles [19]. Après rinçage et séchage de l'acide, l'adhésif a été appliqué en frottant puis étalé à la soufflette à air avant d'être polymérisé [6].
L'intrados de la pièce prothétique est enduit de composite de collage. En le maintenant sous pression, les excès de colle ont été retirés [6] puis la pièce a été photopolymérisée d'abord pendant 20 secondes sur les différentes faces puis pendant 40 secondes avec un film de glycérine au niveau du joint de collage [19]. Les restaurations ont enfin été polies mécaniquement à l'aide de fraises de faible granulométrie puis à l'aide de pointes siliconées diamantées. Au niveau des contacts proximaux, les excès de colle ont été éliminés par le passage de la sonde puis de strips en celluloïd ou métalliques de rugosité décroissante [20] (fig. 19).
Les réglages occlusaux ont été effectués le lendemain, sans anesthésie. Ils se font d'abord en occlusion d'intercuspidie maximale puis en dynamique afin d'assurer le rétablissement d'un guide antérieur correct aux cours des mouvements mandibulaires [16].
Une orthèse de protection a été réalisée au cours de la semaine suivant la pose des restaurations définitives (fig. 20). La pose de la gouttière finale est justifiée par l'abrasion et la protection des éléments en céramique [21] et par l'hypertrophie massétérine retrouvée lors de l'examen initial. Néanmoins, elle peut être discutée compte tenu du contexte érosif global, car une gouttière peut servir de « réservoir acide » si les apports intrinsèques ou extrinsèques ne sont pas maîtrisés. L'alimentation étant le principal facteur étiologique et la patiente l'ayant modifiée, l'indication est positive.
Les restaurations partielles collées présentent de nombreux avantages dans la prise en charge des usures dentaires. En effet, l'économie tissulaire augmente la longévité de la dent dans une population moderne qui vit de plus en plus longtemps. Les échecs des restaurations partielles sont aussi plus faciles à gérer que ceux des restaurations périphériques [22]. Dans le respect du gradient thérapeutique, ces restaurations préservent au maximum les tissus dentaires résiduels, ce qui facilite une éventuelle réintervention [23].
L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
À Guillaume Lazarini, du laboratoire Bertin, à Bordeaux.
Mathilde Hourset - Chargée d'enseignement en Prothèse Conjointe
Antonin Hennequin - Assistant hospitalo-universitaire (AHU)
Rémi Esclassan - Maître de Conférences des Universités, Praticien Hospitalier (MCU-PH)
Florent Destruhaut - Maître de Conférences des Universités, Praticien Hospitalier (MCU-PH)
Faculté d'odontologie de Toulouse
3, chemin des Maraîchers, 31400 Toulouse
Guillaume Lazarini - Laboratoire Bertin
62, rue Frantz Despagnet, 33000 Bordeaux