Les cahiers de prothèse n° 178 du 01/06/2017

 

Plans de traitement

F. Destruhaut / F. Destruhaut / R. Esclassan / A. Hennequin / C. Darrouy / P. Pomar  

Une restauration prothétique amovible complète représente, dans un grand nombre de cas, un véritable défi thérapeutique pour le praticien qui doit surmonter les difficultés esthétiques et répondre aux impératifs fonctionnels, notamment en ce qui concerne la stabilisation et la rétention prothétique. Les difficultés sont accrues dans les contextes de cancérologie oro-faciale pour lesquels le praticien doit prendre en compte les spécificités locales et générales inhérentes à...


Résumé

Résumé

Les cancers de la lèvre, de la cavité orale et du pharynx se situent, chez l'homme, au 5e rang des cancers incidents masculins et, chez la femme, au 11e rang (rapport INCa, Situation du cancer en France en 2011). L'arsenal thérapeutique actuel associe souvent chirurgie d'exérèse carcinologique, radiothérapie et chimiothérapie. Dans ce contexte, lorsqu'une restauration prothétique endo-orale est envisagée, le praticien doit faire face à des difficultés cliniques qu'il faut savoir dépasser afin d'accéder à un résultat prothétique satisfaisant et pérenne.

Les objectifs de cet article sont, d'une part, de mettre en exergue l'importance du temps accordé à l'examen clinique, même dans un cas d'édentement total, et, d'autre part, de proposer des subtilités de conception afin de réaliser un traitement prothétique satisfaisant dans un contexte singulier de cancérologie oro-faciale.

Une restauration prothétique amovible complète représente, dans un grand nombre de cas, un véritable défi thérapeutique pour le praticien qui doit surmonter les difficultés esthétiques et répondre aux impératifs fonctionnels, notamment en ce qui concerne la stabilisation et la rétention prothétique. Les difficultés sont accrues dans les contextes de cancérologie oro-faciale pour lesquels le praticien doit prendre en compte les spécificités locales et générales inhérentes à de telles situations cliniques [1]. Les pertes de substance mandibulaire résultant de la chirurgie d'exérèse carcinologique compliquent la restauration prothétique : le praticien devra faire face, notamment, à la disparition plus ou moins importante d'un segment osseux mandibulaire, à des lésions des parties molles associées à des rétractions cicatricielles et à des séquelles fonctionnelles liées à la perte de l'articulé dentaire, qui compliquent pour le patient l'ensemble des fonctions oro-faciales (mastication, déglutition, phonation) [2].

Face à l'ensemble des difficultés cliniques rencontrées, une séquence thérapeutique rigoureuse doit être établie, allant de la réalisation d'empreintes assurant la meilleure adaptation possible des futurs intrados prothétiques avec les surfaces d'appui fibromuqueuses jusqu'à l'obtention d'une reconstruction occluso-prothétique de qualité. Le succès de telles restaurations prothétiques émane directement d'un bon examen clinique, de la maîtrise des différentes étapes prothétiques et d'une séquence thérapeutique éprouvée.

Les objectifs de cet article sont de mettre en exergue les particularités cliniques inhérentes au contexte général et local et liées à la chirurgie d'exérèse carcinologique, de présenter les subtilités cliniques optimisant la réussite de chaque étape thérapeutique et de proposer un schéma occlusal spécifique au contexte singulier du patient.

Présentation du cas clinique

Anamnèse générale

Une patiente, Mme J., âgée de 92 ans, est venue consulter dans le cadre hospitalier dans l'unité de prothèse maxillo-faciale de Toulouse (fig. 1). Après avoir bénéficié d'une chirurgie d'exérèse carcinologique, son chirurgien-dentiste traitant avait tenté de réaliser des prothèses dentaires et, face aux difficultés cliniques, avait fini par envoyer la patiente en milieu hospitalier. Compte tenu du faible diamètre de l'orifice buccal, il avait réalisé des prothèses amovibles atypiques et fragmentées mais elles ne donnaient pas satisfaction (fig. 2).

La patiente avait eu, 5 ans auparavant, un carcinome basocellulaire localisé au niveau de la lèvre inférieure, à la jonction du versant rouge sec droit et de la région cutanée péri-buccale attenante. Le carcinome basocellulaire est un cancer cutané qui se développe aux dépens de kératinocytes de la partie profonde de l'épiderme et qui survient de novo, c'est-à-dire sans lésion préexistante [3]. Ce type de tumeur survient généralement après 50 ans et touche les deux sexes sans distinction. Il semble exister plusieurs facteurs étiologiques, notamment l'exposition solaire chronique et les microtraumatismes répétés [4]. D'un point de vue épidémiologique, le papillomavirus et des facteurs génétiques pourraient également intervenir. Il s'observe dans 85 % des cas au niveau du visage et du cou, le nez étant la localisation la plus fréquente ; ce type de cancer avait déjà été identifié lors d'une précédente consultation de prothèse maxillo-faciale chez une autre patiente (fig. 3 et 4).

Mme J. avait initialement consulté un dermatologue à la suite de l'apparition d'une perle épithéliomateuse rosée et de quelques millimètres siégeant au niveau de la partie inférieure de l'angle droit de la lèvre inférieure. Le diagnostic avait conduit à une exérèse cutanéo-muqueuse avec plastie de la région labiale et péri-buccale droite (diminuant de fait le diamètre de l'orifice buccal et entraînant un phénomène fibrosique au niveau de la zone opérée). Une chirurgie de Mohs avait été pratiquée (ou MMS procedure : micrographic Mohs surgery) et consistait en une exérèse minimale suffisante sans exposer au risque de récidive, tout en évitant le sacrifice de peau saine. Cette chirurgie permet l'étude de 100 % des marges chirurgicales, latérales et profondes, et précise particulièrement bien le caractère complet de l'exérèse [5]. Compte tenu du stade du cancer au moment du diagnostic, de sa prise en charge précoce et de l'âge avancé de la patiente, les cancérologues n'avaient pas estimé nécessaire la mise en œuvre de séances de radiothérapie oro-faciale ; des séances de chimiothérapie avaient été programmées comme traitement adjuvant.

Malgré son âge avancé, la patiente présentait une forte motivation en vue d'une restauration prothétique, une très bonne compréhension de la situation et une bonne motricité assurant une hygiène buccale tout à fait satisfaisante. La patiente et sa fille souhaitaient qu'elle puisse retrouver le sourire ainsi qu'une certaine esthétique faciale (résultant de l'affaissement des tissus cutanés en regard de la plaie chirurgicale) et avoir un meilleur confort à la mastication par la réalisation de prothèses stables. Le coût du traitement ne semblait pas constituer pour la patiente un réel obstacle ; toutefois, elle ne souhaitait pas de traitements trop longs et envisageait une solution non chirurgicale compte tenu de la mémoire des épisodes chirurgicaux antérieurs et douloureux tant sur le plan physique que psychologique.

Examen clinique

L'observation clinique consiste en un relevé précis et rationnel de signes, d'éléments et de renseignements pour permettre un diagnostic médical et fonctionnel. De l'examen initial découlent un plan de traitement et une séquence thérapeutique dont toutes les subtilités thérapeutiques doivent être établies au préalable, lors de l'examen et à la suite de la pose du diagnostic, afin d'optimiser la prise en charge globale et la pérennité des futures prothèses. L'observation clinique permet également de définir les difficultés cliniques auxquelles le praticien pourra être confronté et d'annoncer le pronostic au patient.

Examen psychologique

Un édenté total, qui plus est avec des antécédents médico-chirurgicaux entraînant une perte de substance maxillo-faciale, est un patient handicapé. À ce titre, il s'agit d'évaluer l'incidence psychosociale d'un tel handicap. Comme pour un bilan d'ergothérapie, il faut, dans une telle situation clinique, « apprécier les déficits fonctionnel, esthétique, psychologique, mental, social et culturel pour mieux estimer la compensation prothétique possible en accord avec les espoirs du patient » [6]. La patiente du cas présenté ici présentait une très bonne compréhension, avait une bonne motricité et faisait preuve d'écoute vis-à-vis des conseils prodigués. Elle était consciente de la difficulté de la thérapeutique prothétique à conduire.

Examen exobuccal

La forme du visage de la patiente étant globalement ovalaire, il faudra tenir compte de cet élément lors du choix de la forme des dents prothétiques. La palpation latérale des condyles lors des différents mouvements mandibulaires n'a pas mis en évidence de problèmes articulaires particuliers par l'absence de douleurs et de bruits. La palpation de la région cutanée péri-buccale a mis en évidence des phénomènes cicatriciels avec une fibrose particulièrement marquée au niveau de la région labiale inférieure droite.

Dans le sens vertical, la patiente présentait à l'évidence une perte de dimension verticale d'occlusion résultant de l'absence totale de dents. La dimension verticale d'occlusion était également sous-estimée lorsqu'elle était mesurée avec les anciennes prothèses en bouche : il allait donc falloir la réévaluer au cours du futur traitement prothétique lors de l'étape de l'établissement du rapport intermaxillaire (fig. 5). Dans le sens sagittal, le soutien de la lèvre supérieure n'était pas assuré du fait de l'absence du bloc incisivo-canin maxillaire, avec la présence de sillons naso-géniens marqués (fig. 6 et 7). Dans le sens frontal, on notait notamment une légère déviation du menton et de l'orifice buccal, une aplasie des téguments et un effacement de l'angle labial droit. La chirurgie à visée carcinologique avait effacé l'angle labial droit sous lequel on notait une cicatrice arciforme avec affaissement des tissus de la région génienne basse (fig. 8). À l'ouverture, l'orifice buccal était dévié et son diamètre était nettement réduit (fig. 9).

Examen endobuccal

Au maxillaire, l'examen clinique a mis en évidence une fibromuqueuse adhérente à l'os sous-jacent avec un volume crestal satisfaisant en vue de la réalisation d'une prothèse amovible (fig. 10). Les tubérosités offraient par ailleurs des régions de stabilisation importantes. La palpation avec l'auriculaire inséré dans le fond du vestibule en regard des tubérosités, en demandant à la patiente de réaliser des mouvements de latéralité maximale, ne montrait pas d'interférence avec les processus coronoïdes et permettait la réalisation de bords prothétiques sans chirurgie préprothétique tubérositaire (fig. 11 et 12). Enfin, sur le plan sagittal, la conformation osseuse mettait en évidence un profil squelettique en classe II de Ballard [7].

À la mandibule, on notait un édentement complet avec une crête antérieure extrêmement fine et la présence de fibres cicatricielles en regard de l'angle labial droit (fig. 13) : le modelage chirurgical avait amené le chirurgien maxillo-facial à suturer les tissus mous labio-géniens sur la crête pratiquement en continuité avec le plancher de la bouche, mettant, en vue d'une réalisation prothétique, dans une situation pratiquement comparable à celle rencontrée en cas de labio-glossopexie. La palpation des crêtes en regard des 44-45 et 34-35 ne déclenchait pas de réponses douloureuses neurologiques (dans le cas où il y aurait eu un effleurage des nerfs mentonniers en cas de phénomènes de résorption) et n'indiquait pas de décharges particulières pour de futurs intrados prothétiques.

Examen radiologique

Un bilan radiographique a été réalisé grâce à la prise d'un orthopantomogramme dentaire (cliché panoramique) (fig. 14). Ce cliché a permis de juger de la résorption, qui restait limitée eu égard à l'âge de la patiente, et de confirmer que l'intervention chirurgicale à visée carcinologique n'avait pas touché l'arc osseux mandibulaire. Par ailleurs, le fait de réaliser un cliché légèrement sous-exposé a permis d'évaluer l'épaisseur d'éventuelles crêtes flottantes [8]. Enfin, l'image radiographique des condyles a montré un aspect globuleux, sans présence d'ostéophyte.

Du diagnostic à la décision thérapeutique

Objectifs du traitement

Les objectifs du traitement étaient multiples et devaient répondre aux éléments significatifs suivants :

– sur le plan fonctionnel :

• rétablir des rapports occlusaux stables, confortables, répétitifs, en ayant pris soin de restaurer la dimension verticale d'occlusion, par le biais de plusieurs méthodes d'évaluation et de détermination,

• établir un schéma occlusal adapté au montage prothétique spécifique utilisé en prothèse amovible complète, assurant la stabilité prothétique, et une équilibration à la recherche de contacts généralisés (ou à défaut du trépied de Devin) lors des mouvements de glissement à vide, évitant ainsi les phénomènes de résorption iatrogènes (on privilégiera, dans le cadre d'un traitement par prothèse amovible complète, le concept d'occlusion intégralement équilibrée de Gysi) [9],

• établir un calage occlusal suffisant pour limiter la déstabilisation de la prothèse amovible mandibulaire par la poussée de la sangle labiale et de ses fibres cicatricielles résultant de la chirurgie d'exérèse carcinologique,

• proposer une disposition prothétique favorisant le placement adéquat de la langue, assurant des possibilités accrues de stabilisation prothétique, dans le cadre de la classe II squelettique, et permettant de compenser l'action de l'orbiculaire des lèvres [10],

• rétablir une fonction occlusale préservant l'équilibre de l'appareil manducateur et assurant de façon optimale les différentes fonctions oro-faciales (déglutition, phonation et mastication) ;

– sur le plan esthétique, redonner une harmonie au sourire en tenant compte des règles dentogéniques [11] et des facteurs SPA (sexe, personnalité, âge) [12] ;

– sur le plan psychologique, contribuer à une amélioration de la qualité de vie de la patiente en tenant compte des impératifs esthétiques et fonctionnels par une prise en charge centrée sur la personne alliant technicité et humanité [13].

Solutions thérapeutiques

Malgré le confort d'une solution prothétique supra-implantaire, cette option n'a pas été retenue compte tenu du souhait de la patiente de ne pas réaliser de nouvelles interventions chirurgicales. Une prothèse amovible complète mandibulaire stabilisée par deux implants en regard de 33 et 43 aurait été particulièrement intéressante, d'autant plus qu'il n'y avait pas eu de séances de radiothérapie oro-faciale, thérapeutique adjuvante fréquente dans un contexte carcinologique. La solution d'une prothèse amovible complète bimaxillaire conventionnelle a été choisie en accord avec la patiente. Afin de pérenniser le rapport intermaxillaire, tout en maintenant la position mandibulaire dans une situation répétitive à long terme, des dents SR Phonares® II, dont le degré d'usure est limitée, ont été privilégiées, associées à une résine IvoBase®. Le choix d'un montage et d'une équilibration selon les règles de l'occlusion intégralement équilibrée permet, d'une part, d'assurer la stabilité des prothèses lors de l'interposition alimentaire et, d'autre part, d'éviter les résorptions osseuses iatrogènes lors des mouvements de glissement à vide. Ainsi, en vue de la réalisation des prothèses amovibles complètes, le choix d'un articulateur semi-adaptable Quick Master® (FAG) a été privilégié avec un réglage arbitraire répondant au réglage standard de l'articulateur géométrique du Gysi New simplex® [10, 14].

SéQUENCES DU TRAITEMENT

Assouplissement cutanéo-muqueux et rééducation neuromusculaire

Afin d'assouplir les tissus cutanéo-muqueux, 10 séances de kinésithérapie oro-faciale sont prescrites afin de détendre les insertions fibreuses cicatricielles liées à la chirurgie d'exérèse carcinologique. Parallèlement, dans le cadre d'une rééducation neuromusculaire, après échauffement pendant 20 secondes des masséters à l'aide de gants de toilettes chauds, des exercices de gymnothérapie sont préconisés à raison de 15 mouvements rectilignes d'abaissement et d'élévation mandibulaire associés à 15 mouvements de latéralité droite et gauche, matin et soir. Ces mouvements doivent se faire si possible en équilibre postural, devant un miroir, de façon douce, progressive et quotidienne [15]. Leur avantage est également d'étirer légèrement l'orifice buccal, ce qui permettra l'insertion plus aisée des porte-empreintes et des maquettes, pour le praticien, et des futures prothèses, pour la patiente.

Empreintes primaires et secondaires

Les empreintes primaires sont réalisées dans un premier temps grâce à des alginates et l'utilisation de porte-empreintes adaptés spécialement à l'édentement complet, tels que les porte-empreintes Schreinemakers. Le but de l'empreinte primaire est l'obtention de la délimitation de la surface d'appui dans une position voisine du repos. Après validation des empreintes puis coulées des modèles primaires (fig. 15 et 16), des porte-empreintes individuels sont confectionnés à l'aide de résine chémopolymérisable (Ivolen®, Ivoclar Vivadent) pour la plaque base et de stents pour le bourrelet de soutien. Ce dernier préfigure la future arcade dentaire, plaçant les tissus périphériques idéalement en vue d'un enregistrement anatomo-fonctionnel. La première étape consiste à régler la morphologie du bourrelet de soutien et les bords du porte-empreinte individuel afin qu'ils n'interfèrent pas avec la musculature oro-faciale lors de la réalisation de mouvements extrêmes. Ainsi, il est indispensable de porter une attention rigoureuse à cette étape afin de supprimer les surépaisseurs et les surextensions.

Les empreintes secondaires sont réalisées en plusieurs étapes. Au maxillaire, le joint périphérique est consciencieusement enregistré en plusieurs temps. Il est façonné en premier lieu en postérieur à l'aide de pâte de Kerr verte (ouverture maximale, bâillement, prononciation du phonème [ã], mouvements de latéralité). Il est ensuite réalisé sur les secteurs latéraux et antérieur, après avoir enduit les bords d'adhésif, à l'aide de polyéther de haute viscosité aux excellentes qualités thixotropiques (Permadyne® orange, 3M ESPE), en demandant au patient de réaliser plusieurs mimiques (balancement mandibulaire, succion, sourire, baiser du bout des lèvres, etc.) (fig. 17). Une empreinte de surfaçage est enfin réalisée à l'aide de polyéther de viscosité plus faible que celle utilisée pour les joints périphériques (fig. 18).

À la mandibule, le bourrelet de soutien est d'abord réglé en veillant à ce que les secteurs postérieurs ne dépassent pas une épaisseur de 3 mm pour permettre l'écoulement aisé des excès de matériau d'empreinte et éviter les surépaisseurs. Après réglage des bords, à l'aide d'une « pré-empreinte » à la Permadyne® orange qui est ensuite éliminée en totalité, une technique d'empreinte avec joint sublingual est indiquée compte tenu de l'impossibilité d'obtenir un joint périphérique complet, notamment dans le secteur en regard des insertions fibreuses supracrestales [10]. Après avoir stabilisé le porte-empreinte individuel à l'aide de pâte thermoplastique de Kerr verte et avoir enregistré le joint sublingual en sollicitant les mouvements fonctionnels linguaux extrêmes, une empreinte de surfaçage est réalisée en utilisant un polyéther de moyenne viscosité : il sera intéressant de mobiliser le modiolus afin d'évacuer le matériau d'empreinte relativement compressif sans créer de surextension ni de surépaisseur (fig. 19).

Après leur analyse critique, les empreintes sont coffrées et coulées afin d'obtenir des modèles secondaires sur lesquels sont confectionnées des maquettes d'occlusion. Ces dernières sont stabilisées sur les modèles (après les avoir isolés) à l'aide de polyéther permettant une meilleure stabilité lors de l'établissement du rapport intermaxillaire.

Établissement du rapport intermaxillaire

Le réglage préalable de la maquette maxillaire a nécessité plusieurs repérages et ajustages cliniques, qu'il faut réaliser dans l'ordre suivant :

– positionnement du point interincisif maxillaire dans les sens sagittal (soutien de la lèvre) et vertical (appréciation esthétique, prononciation des phonèmes [fe] et [ve]) ;

– vérification et ajustage du parallélisme du bourrelet maxillaire avec la ligne bipupillaire (fig. 20 et 21) ;

– vérification et ajustage du parallélisme du bourrelet maxillaire avec le plan de Camper à l'aide d'une plaque de Fox (fig. 22).

La maquette maxillaire est caractérisée à l'aide de tracés sur le bourrelet dans le cadre d'une approche esthétique : ligne interincisive, ligne haute du sourire et position des pointes canines [16].

Il s'agit ensuite de déterminer le paramètre vertical du rapport intermaxillaire, c'est-à-dire la dimension verticale d'occlusion. Il est toujours intéressant, afin de limiter la marge d'erreur, d'utiliser plusieurs méthodes d'évaluation de cette dimension. La première méthode utilisée a été celle d'Appenrodt dans laquelle est utilisé le compas d'or d'Amoedo [17]. Ce dernier possède trois pointes sèches dont l'écartement respecte, quel que soit le degré d'ouverture, la section d'or initialement décrite par le sculpteur grec antique Phidias dans le cadre d'une vision pythagoricienne de l'harmonie de la nature. En esthétique faciale, il s'agit d'une méthode anthropométrique qui permet de situer le point interincisif maxillaire tout en donnant une première mesure de la dimension verticale d'occlusion. Les pointes externes du compas sont positionnées respectivement sur la pointe du nez et le pogonion cutané en position bouche ouverte. La distance alors formée par la pointe interne (qui se positionne généralement au niveau du point interincisif maxillaire) et la pointe externe située sur le pogonion cutané donne une première estimation de la dimension verticale d'occlusion (fig. 23). Il suffit d'ajuster la hauteur du bourrelet mandibulaire pour respecter la mesure de la dimension verticale d'occlusion préalablement déterminée (fig. 24).

Afin de diminuer les marges d'erreur quant à l'évaluation de la dimension verticale d'occlusion, il est toujours intéressant de compléter la première mesure par une autre méthode, notamment une des méthodes indirectes faisant intervenir la dimension verticale de repos physiologique ou la dimension verticale phonétique. Pour ce cas clinique, il a été convenu d'utiliser en seconde intention une méthode anthropocéphalométrique faisant intervenir une téléradiographie de profil réalisée avec les maquettes en bouche. En prenant comme référence l'analyse de Ricketts, il s'agit de déterminer la valeur angulaire entre trois points osseux : ENA (épine nasale antérieure), Xi (centre de la branche montante mandibulaire) et Pm (superpogonion). Cet angle équivaut en moyenne à 47o pour un individu méso-facial [18]. Il permet ainsi d'ajuster la hauteur du bourrelet mandibulaire en fonction de la valeur angulaire obtenue (fig. 25).

Une fois la dimension verticale d'occlusion établie, le rapport intermaxillaire est enregistré. Pour ce faire, des rainures en chevrons sont réalisées au niveau du bourrelet maxillaire et de la pâte de Kerr est placée sur le bourrelet mandibulaire. La position mandibulaire est guidée par la main de l'opérateur pendant que le patient est invité à positionner la pointe de sa langue vers le palais le plus en arrière possible [19]. Une fois l'occlusion de relation centrée myostabilisée enregistrée, les modèles sont montés sur articulateur selon un montage géométrique. Enfin, le choix des dents est réalisé en prenant une forme ovalaire en analogie avec la forme du visage et une teinte est sélectionnée en accord avec les souhaits esthétiques de la patiente et de son entourage.

Montage géométrique sur articulateur

L'articulateur choisi est le Quick Master® B2 (FAG) réglé de façon géométrique avec une pente condylienne de 40o, des angles de Bennett de 15o et une pente incisive entre 15o et 20o (table incisive inclinable). La maquette maxillaire est positionnée légèrement en avant de la croix centrale indicative sur la table de transfert, compte tenu de la conformation en classe II squelettique. Le modèle mandibulaire est monté grâce aux emboîtements obtenus entre les rainures et la pâte de Kerr tout en veillant à ce que la tige incisive soit positionnée à 0. Le plâtre Snow White (Kerr), sans expansion volumétrique, est naturellement utilisé pour relier les modèles à chaque branche de l'articulateur (fig. 26 et 27).

Montage des dents prothétiques

Les dents antérieures sont montées selon les règles esthétiques conventionnelles tant au maxillaire qu'à la mandibule et un essayage clinique de la maquette esthétique est effectué pour une vérification du bon positionnement du point interincisif supérieur et du soutien de la lèvre supérieure (fig. 28).

Les dents postérieures sont montées selon le concept de l'occlusion intégralement équilibrée de Gysi avec des subtilités de montage inhérentes à la classe II squelettique et à la pression centripète de la sangle labiale inférieure liée aux séquelles de la chirurgie d'exérèse carcinologique. Ce montage a été possible grâce à une aide virtuelle permettant la bonne réalisation des courbes d'occlusion, à la mise en place de subtilités de montage propres à la classe II squelettique et au contexte cicatriciel.

Pour aider le travail de laboratoire, une simulation informatique des courbes occlusales sagittales et frontales a tout d'abord été réalisée, simulation qui tient compte de la dimension verticale d'occlusion, du positionnement du plan d'occlusion céphalométrique et de la classe squelettique (fig. 29 et 30). Cette simulation permet la fabrication de gabarits individualisés qui constituent une aide précieuse pour le montage des dents.

Le montage prothétique et la conformation occlusale doivent aider la langue à jouer un rôle stabilisateur. Dans ce sens, il a donc été envisagé en respectant certaines règles de montage énoncées par Rignon-Bret en cas de classe II de Ballard [20] :

– d'incliner légèrement, en partant du point interincisif supérieur, le plan d'occlusion par rapport au plan bissecteur (fig. 31) et d'augmenter l'espace libre d'inocclusion pour permettre à la langue un étalement plus important ;

– de créer un « berceau » en double concavité pour « inviter » la langue à se positionner au sein de l'arcade prothétique mandibulaire. Cet effet est potentialisé par le remplacement des premières prémolaires mandibulaires par un second rang de canines mandibulaires, ce qui supprime les cuspides linguales des dents no 34 et 44 (fig. 32) ;

– d'augmenter le diamètre transversal en situant les pointes cuspidiennes palatines des dents maxillaires sur l'axe intercrête (et non sur les sillons mésio-distaux), ce qui permet de donner encore plus de place à la langue pour son étalement. Le cercle selon le principe de Hawley est donc élargi ;

– d'augmenter les calages prémolo-molaires afin de permettre à la patiente de repositionner plus facilement sa prothèse mandibulaire par un meilleur verrouillage occlusal (fig. 33).

Essayage des maquettes, repérage du joint postérieur et finitions

Les maquettes fonctionnelles sont essayées, l'occlusion est contrôlée à l'aide de papier marqueur. La zone du joint postérieur est examinée et un grattage du modèle maxillaire secondaire est réalisé afin de compenser les déformations survenues lors de la polymérisation et améliorer l'efficacité du joint postérieur. Compte tenu d'un voile tombant verticalement, la surface de grattage est étroite (3 mm) et profonde (2 mm) (fig. 34). Après polymérisation, les prothèses sont naturellement équilibrées sur articulateur afin de rectifier toute erreur d'occlusion, puis elles sont polies (fig. 35).

Résultat fonctionnel et esthétique

Les prothèses sont essayées, le rapport intermaxillaire est vérifié. Une équilibration clinique progressive (propulsion puis latéralités) est réalisée au cours des séances de réévaluation afin de tenir compte de leur compression relative au sein des surfaces d'appui fibromuqueuses et du réapprentissage des mouvements mandibulaires de glissement à vide une fois les nouvelles prothèses en bouche (fig. 36). Les différentes recommandations sont effectuées, notamment en ce qui concerne l'entretien des prothèses et le suivi.

Conclusion

La réussite prothétique dans un tel cas clinique propre à la cancérologie oro-faciale ne peut être obtenue qu'avec un respect minutieux du protocole thérapeutique tout en y incorporant des subtilités de conception, notamment au niveau occlusal et lors du montage prothétique. Compte tenu du caractère cicatriciel et fibrosique de la région labiale avec un recul de la sangle musculaire formée par l'orbiculaire, la subtilité du montage prothétique résidait dans la participation de la langue en tant qu'organe stabilisateur de la prothèse amovible mandibulaire. Au-delà de l'objectif fonctionnel à atteindre, la répercussion esthétique tant sur le sourire que sur le visage a contribué indéniablement à l'amélioration de la qualité de vie de la patiente avec une restructuration des champs identitaires et une reconfiguration bio-psycho-sociale.

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Remerciements

Les auteurs remercient tout particulièrement le laboratoire Atelier dentaire (Toulouse) pour sa collaboration et la qualité du travail prothétique ainsi que Mme Hélène Destruhaut pour sa photographie initiale à la chambre grand format.

Liens d'intérêts

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Auteurs

Florent Destruhaut - MCU-PH, expert près la cour d'appel de Toulouse

Fabrice Destruhaut - Agrégé de mathématiques

Rémi Esclassan - MCU-PH

Antonin Hennequin - Adjoint d'enseignement en prothèses et occlusodontie

Christophe Darrouy - Prothésiste dentaire (Atelier dentaire)

Philippe Pomar - PU-PH, doyen de la faculté d'odontologie de Toulouse

Faculté d'odontologie, université Paul-Sabatier, CHU Toulouse-Rangueil, 3 et 5 chemin des Maraîchers, 31400 Toulouse