Les cahiers de prothèse n° 177 du 01/03/2017

 

Grand Est

C. DUPONT   J.-L. CŒURIOT   H. CITTERIO  

La prothèse amovible complète a idéalement pour vocation de remplacer ad integrum le rempart alvéolo-dentaire disparu. Pourtant, la résorption osseuse associée à la migration des insertions musculaires fait partie de la sénescence. Selon de nombreux auteurs, il est important de respecter cet environnement musculaire en réalisant des prothèses s'intégrant parfaitement dans l'espace prothétique délimité par la langue et la sangle buccinato-labiale [

Résumé

Résumé

La prothèse amovible complète mandibulaire est souvent difficile à stabiliser, particulièrement dans les cas de forte résorption osseuse. De nombreux auteurs proposent de localiser la prothèse au sein d'une zone où les pressions centripètes exercées par la sangle buccinato-labiale neutraliseraient les pressions centrifuges développées par la musculature linguale. Depuis Fish dans les années 1930, des variantes d'une technique modelante piézographique sont décrites pour déterminer ce « couloir prothétique ». En utilisant la phonation comme fonction physiologique modelante, la piézographie enregistre le jeu musculaire des organes para-prothétiques et permet d'obtenir le volume de la future prothèse, de déterminer le plan d'occlusion et de servir de guide au montage fonctionnel des dents prothétiques. Cette technique devient un complément parfois salutaire lors de la mise en place d'implants symphysaires destinés à stabiliser la prothèse amovible complète supra-implantaire et dont l'émergence doit impérativement être circonscrite par celle-là. Un cas clinique illustre l'apport de la piézographie phonétique au cours d'un traitement mandibulaire par ce type de prothèse.

La prothèse amovible complète a idéalement pour vocation de remplacer ad integrum le rempart alvéolo-dentaire disparu. Pourtant, la résorption osseuse associée à la migration des insertions musculaires fait partie de la sénescence. Selon de nombreux auteurs, il est important de respecter cet environnement musculaire en réalisant des prothèses s'intégrant parfaitement dans l'espace prothétique délimité par la langue et la sangle buccinato-labiale [1]. Le complexe musculaire lingual exerce sur la prothèse des forces à résultante centrifuge pendant que la résultante de l'application des forces transmises par la sangle buccinato-labiale est à orientation centripète [2]. On imagine qu'il existe une zone où ces forces d'orientation contraire s'annulent. Cette zone neutre devient l'espace le plus propice pour recevoir une prothèse qui soit le moins possible déstabilisée par le jeu musculaire périphérique [3, 4].

La piézographie est un procédé de modelage ancien appliqué en odontologie par Fish dès les années 1930 [5]. Il utilisait essentiellement des empreintes phonétiques pour déterminer le volume prothétique. Étymologiquement, piézographie est l'association de pisein et de graphein qui, en grec, signifient respectivement « presser » et « sculpter ».

Pour Klein, promoteur de cette technique en Europe dans les années 1970 [6], le moulage piézographique est indispensable à la construction des prothèses mandibulaires sur des crêtes résorbées, plates ou négatives (niveaux III et IV d'Atwood [7]). Il décrit deux formes d'enregistrement piézographique [8] :

– une forme prothétique qui enregistre l'espace vide disponible pour obtenir la maquette du volume de la future prothèse ;

– une forme analytique utilisée non pas dans un couloir vide mais en s'appuyant sur l'élément prothétique en place. Le matériau thermoplastique modelé entre la prothèse et les organes actifs objective l'équilibre des pressions exercées par les organes para-prothétiques sur la prothèse.

Selon Lejoyeux [9], l'espace prothétique enregistrable chez la personne âgée s'est modifié au fil du temps avec les différents processus du vieillissement. L'espace retrouvé est une anomalie due à une infiltration cellulo-graisseuse des tissus environnants et à un étalement des structures musculaires qui confluent jusqu'à gommer l'espace prothétique. Des prothèses confectionnées à partir du seul enregistrement de la zone neutre présentent une surface de sustentation trop réduite. L'espace prothétique ainsi enregistré peut aussi se trouver en dehors de l'aire de Pound et, ainsi, interdire l'utilisation des règles classiques de montage des dents. C'est pourquoi Lejoyeux préfère pratiquer une empreinte « tertiaire » après qu'une mise en condition tissulaire a permis d'augmenter la surface de sustentation prothétique [10].

Dans cet esprit, les auteurs actuels renoncent à l'enregistrement sans support d'un espace prothétique de fait trop réduit. Ils proposent d'utiliser l'empreinte piézographique pour définir les limites prothétiques, les surfaces polies stabilisatrices, le positionnement des dents et la situation du plan occlusal à partir d'une maquette déjà issue d'une empreinte anatomo-fonctionnelle [11]. La piézographique analytique permet, quant à elle, de contrôler, à chaque stade du traitement, la pertinence des volumes prothétiques obtenus.

Plusieurs études ont comparé les prothèses fabriquées selon le concept d'espace prothétique avec celles réalisées suivant les techniques classiques. Les prothèses conçues à partir du modelage fonctionnel de l'espace prothétique seraient plus stables que les prothèses conventionnelles, assurant un confort plus immédiat, et engendreraient moins de blessures [12].

La déglutition et la phonation sont les fonctions utilisables pour modeler l'enregistrement piézographique de cet espace prothétique. L'étude comparative de Makzoume [13] montre des différences du volume prothétique selon qu'il est enregistré par phonétique ou par déglutition. Cependant, ces différences ne sont pas cliniquement significatives. La technique phonétique nous semble davantage correspondre aux besoins fonctionnels du patient en mettant en œuvre des contractions musculaires plus subtiles [14].

L'organisation des dents dans le couloir prothétique tient compte des données anatomiques relevées par l'empreinte piézographique [15]. La ligne des sillons est placée sur la zone neutre quand le plan d'occlusion est déterminé par la zone de plus grand contour de la langue et la ligne de morsure buccinatrice anatomique du patient [16].

Lorsque la prothèse amovible complète doit être stabilisée sur des implants (PACSI, prothèse amovible complète supra-implantaire), il est impératif d'inclure les émergences implantaires et les piliers des attachements dans le volume prothétique. La réalisation d'un guide radiologique pré-implantaire en dupliquant la prothèse existante est une pratique recommandée. Elle permet parfois de reconsidérer le choix implantaire initial, voire la conception de la prothèse elle-même, ce qui est illustré par le cas clinique qui suit.

Cas clinique

Situation clinique et diagnostic

Une patiente de 64 ans en parfaite santé, totalement édentée et appareillée depuis plus de 20 ans, souhaite améliorer la rétention de sa prothèse mandibulaire. Une grande différence entre les surfaces d'appui maxillaire et mandibulaire est remarquée. L'arcade maxillaire présente des crêtes au relief prononcé et recouvertes d'une muqueuse adhérente et saine, qui permettent a priori d'assurer la sustentation et la rétention d'une prothèse maxillaire. Au contraire, la crête mandibulaire est complètement effacée et bordée d'un plancher lingual et d'une langue très toniques (fig. 1 et 2).

La patiente porte deux prothèses complètes maxillaire et mandibulaire assez récentes. La prothèse maxillaire lui donne satisfaction tant d'un point de vue esthétique que fonctionnel. La prothèse mandibulaire respecte globalement les critères de sustentation et d'organisation du couloir prothétique. Bien que la surface d'appui gagne à être étendue et que les talons des dents antérieures paraissent d'emblée trop vestibulés pour respecter l'aire d'Ackermann (fig. 3), un duplicata de cette prothèse est réalisé pour obtenir un guide radiologique dans la perspective de placer deux implants symphysaires en regard des canines prothétiques pour stabiliser la prothèse (fig. 4).

L'examen radiologique 3D réalisé avec le guide radiologique en place montre non seulement que la position initialement choisie pour les implants est inappropriée mais aussi que la délimitation de l'espace prothétique est elle-même erronée (fig. 5 et 6).

Modifications de la prothèse existante et chirurgie implantaire

Avant d'envisager des modifications irréversibles de la prothèse réalisée récemment, il est décidé de prendre une empreinte piézographique phonétique.

Élaborée sur un moulage confectionné par coulée de plâtre directement dans l'intrados de la prothèse mandibulaire, une maquette en résine sert de support au matériau d'empreinte. L'intrados de cette base porte-empreinte est donc la réplique de l'intrados de l'ancienne prothèse et doit rester appliqué sur la muqueuse sans interposition de matériau durant l'enregistrement phonétique. Seuls les extrados sont enduits de silicone fluide injecté en bouche et modelés par les tests phonétiques. En l'occurrence, l'enregistrement piézographique phonétique montre non seulement que l'espace prothétique exploitable ne correspond pas au volume de la prothèse mais aussi que la surface de sustentation doit être déplacée lingualement dans le secteur antérieur (fig. 7 à 11).

La prothèse mandibulaire et le guide radiologique sont modifiés de la même manière (fig. 12 et 13) :

– par soustraction :

- en regard des canines et des premières prémolaires en dégageant les modioli,

- en vestibulaire en réalisant une concavité en meulant les talons prothétiques ;

– par addition au niveau de la zone sublinguale sensiblement sous-étendue.

Le guide radiologique ainsi modifié est désormais utilisable en guide chirurgical pour placer correctement les implants dans le véritable espace prothétique (fig. 14 et 15).

Réalisation de la PACSI d'usage

Après l'obtention de l'ostéo-intégration, une nouvelle prothèse complète maxillo-mandibulaire est réalisée. Le traitement se déroule selon les étapes suivantes :

– empreintes anatomo-fonctionnelles avec porte-empreintes individuels. Le modèle obtenu sera le modèle d'élaboration de la prothèse (fig. 16) ;

– enregistrement du rapport maxillo-mandibulaire et transfert des modèles sur articulateur ;

– réalisation d'une empreinte piézographique phonétique mandibulaire sans maquette maxillaire en place (fig. 17) selon le protocole suivant :

- le support est une base en résine ajustée sur le modèle issu de l'empreinte anatomo-fonctionnelle. Cette base doit être stable en bouche. Elle est complétée par un bourrelet assez fin pour ne pas interférer avec la musculature périphérique. Un silicone de moyenne viscosité (Perfexil regular®, Septodont) est déposé sur cette maquette au niveau des secteurs latéraux en dehors de la cavité buccale. La maquette est placée en bouche et le silicone est injecté en vestibulaire et en lingual de la zone antérieure,

- la patiente est invitée à compter de 1 à 10 puis à répéter les phonèmes labiaux « me-te » puis les phonèmes linguaux « te-de » jusqu'à la prise du matériau. Les excès sont supprimés (fig. 18),

- un second enregistrement est fait dans les mêmes conditions en surfaçant avec un silicone de plus faible viscosité l'enregistrement précédent (Perfexil super light®, Septodont) (fig. 19). À chaque temps, le matériau d'empreinte ne doit pas fuser sous la base d'enregistrement ;

– découpe de la ligne occlusale marquée sur le silicone (fig. 20) ;

– repositionnement de l'enregistrement phonétique sur le modèle mandibulaire et réalisation de clés vestibulaire et linguale pour reproduire les surfaces stabilisatrices enregistrées (fig. 21) ;

– remplissage de l'espace prothétique par la cire de montage (fig. 22 et 23) ;

– réalisation du montage des dents mandibulaires en respectant le couloir prothétique et le plan occlusal enregistrés grâce à l'empreinte piézographique (fig. 24 et 25) ;

– élaboration d'une armature métallique noyée dans la résine de base. Cette armature consolide la base mandibulaire et aménage la place pour positionner les capsules des attachements Locator® (fig. 26) ;

– polymérisation de la prothèse ;

– mise en place de la prothèse et ajustements occlusaux. Vérification analytique par surfaçage des extrados selon le même protocole (Perfexil super light®, Septodont) ;

– contrôle de la stabilité prothétique et de l'absence de blessure ;

– mise en place des pièces femelles des attachements Locator® dans la prothèse.

Ce qu'il faut retenir concernant cette technique

L'enregistrement piézographique est toujours réalisé secondairement à une empreinte anatomo-fonctionnelle conventionnelle. La surface d'appui obtenue est conservée pour l'enregistrement piézographique qui améliore le profil et l'organisation du couloir prothétique et détermine la situation du plan occlusal. L'empreinte piézographique se fait sans prothèse ou maquette maxillaire en bouche. Elle favorise un positionnement correct des attachements en évitant un soutien labial hypertrophié et conditionne ainsi la réussite esthétique du traitement (fig. 27 à 29).

On peut décliner, à chaque étape d'élaboration de la prothèse, un temps analytique des volumes obtenus par surfaçage des extrados selon le protocole décrit.

Cette technique nécessite une séance clinique supplémentaire et une méthodologie de laboratoire plus longue que la technique classique. En revanche, les corrections sont moindres, le temps d'adaptation du patient est réduit et son confort s'en trouve amélioré.

Conclusion

Lorsque les reliefs osseux sont difficilement perceptibles à la mandibule, des erreurs d'interprétation de l'espace prothétique disponible à partir d'empreintes anatomo-fonctionnelles conventionnelles sont possibles. Lors d'une restauration implanto-retenue, il convient de placer les implants dans le couloir prothétique.

La piézographie phonétique donne le volume et l'espace prothétique le plus en harmonie avec les organes para-prothétiques. Cette empreinte permet également d'augmenter la rétention grâce aux surfaces polies stabilisatrices ainsi obtenues. Elle permet de construire une prothèse stable car placée dans une zone d'équilibre des pressions musculaires. On peut imaginer que les contraintes transmises aux implants qui la retiennent sont, elles aussi, significativement diminuées.

Bibliographie

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Liens d'intérêts

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Auteurs

Claire Dupont - AHU prothèses

Jean-Louis Cœuriot - MCU-PH

Hélène Citterio - MCU-PH

Département de prothèse

Centre d'enseignement et de recherche odontologique

UFR d'odontologie - Pôle d'odontologie, CHRU (Reims)