Les cahiers de prothèse n° 174 du 01/06/2016

 

CFAO et prothèses cliniques

M. Fages  

À une époque où la conception et fabrication assistées par ordinateur (CFAO) est omniprésente dans nos publications professionnelles, il semble légitime de se poser cette question : la CFAO en odontologie est-elle un effet de mode, un épiphénomène ou le début d'une véritable révolution pour notre pratique quotidienne ?

Aujourd'hui, environ 6 % seulement des cabinets dentaires sont équipés de caméras pour prises d'empreintes intra-orales, tandis que plus de 50 %...


Résumé

Introduction

Gain de temps, économie, précision,... L'avenir de la CFAO dentaire est « une évidence ». Le coordinateur du nouveau rendez-vous des Cahiers de prothèse intitulé : CFAO et prothèse clinique brosse, dans un premier texte introductif, le tableau historique d'une innovation en passe de démocratisation.

Le docteur Michel Fages, chirurgien-dentiste, maître de conférences des Universités à la Faculté d'Odontologie de Montpellier, présente le projet éditorial de sa rubrique et d'un procédé qui sans nul doute remettra progressivement en cause « les principes, les compétences et toute l'organisation du travail » du praticien. « L'évolution n'attend personne ». À vos marques !

À une époque où la conception et fabrication assistées par ordinateur (CFAO) est omniprésente dans nos publications professionnelles, il semble légitime de se poser cette question : la CFAO en odontologie est-elle un effet de mode, un épiphénomène ou le début d'une véritable révolution pour notre pratique quotidienne ?

Aujourd'hui, environ 6 % seulement des cabinets dentaires sont équipés de caméras pour prises d'empreintes intra-orales, tandis que plus de 50 % des laboratoires de prothèses possèdent au moins un scanner de table pour numériser des moulages en plâtre ou des intrados d'empreintes conventionnelles. La CFAO concernerait-elle bien plus les prothésistes que les praticiens ?

La grande majorité des chirurgiens-dentistes (81 %) prêts à « passer à l'empreinte optique » dit vouloir le faire seulement pour « envoyer les empreintes optiques au laboratoire ». C'est sous-estimer l'extraordinaire potentiel que le numérique peut apporter à notre exercice. L'empreinte optique n'est en effet qu'un des maillons d'une chaîne permettant d'associer des données numériques d'origines différentes pour accomplir des tâches de plus en plus complexes et sophistiquées. À l'évolution exponentielle des technologies informatiques, robotiques et numériques s'ajoute la mise au point de nouveaux matériaux destinés à de nouvelles applications. Aucun domaine n'y échappe et, dans notre profession, la discipline prothétique est la plus impactée.

CFAO d'hier et d'aujourd'hui

La CFAO a connu deux évolutions parallèles : l'une dans les cabinets dentaires, l'autre dans les laboratoires de prothèses. Dans les cabinets, elle est restée confidentielle et, aujourd'hui encore, rares sont ceux qui pratiquent la CFAO directe, c'est-à-dire la préparation dentaire, la conception et la fabrication de la pièce de restauration puis sa pose en une séance unique au fauteuil. Pour les praticiens rodés, une telle séance prend moins de 90 minutes, mais ils ne sont pas 5 % en France. François Duret a tout inventé, tout décrit dans sa thèse L'empreinte optique en 1973. On y trouve toutes les bases, la philosophie, de la CFAO Dentaire mais aussi une vision saisissante de ce qu'elle est aujourd'hui.

Les premières démonstrations au cours des années 1980 ont fait l'effet d'une bombe dans les milieux professionnels et médiatiques : « Une révolution est en marche » disait-on dans les journaux télévisés à 20 heures. Mais si la CFAO d'Hennson et du CEREC® n'a pas connu le déferlement annoncé dans les cabinets dentaires, elle a en revanche explosé sous une autre forme dans les laboratoires. L'arrivée de la zircone (qui ne se travaille que par CFAO) et l'évolution d'un contexte économique poussant les professionnels de la prothèse à davantage de rentabilité et d'efficacité (face à une concurrence souvent déloyale) voient progressivement la multiplication des chaînes de fabrication, devant lesquelles s'efface insensiblement l'âme de l'artisan, voire celle de l'artiste. De plus, toutes les études concordent : les résultats obtenus par CFAO pour la confection des prothèses dentaires sont supérieurs à ceux obtenus avec les méthodes conventionnelles. Cela sans parler de la traçabilité, de la facilité de stockage, de l'économie en termes d'utilisation des matériaux et du confort d'utilisation.

Aujourd'hui, plus de 50 % des prothèses fixées sont confectionnées par CFAO sans que les praticiens en soient conscients : « On fait de la CFAO sans le savoir... » Savoir qu'on bâtit un projet prothétique virtuellement, que l'on confie à des robots la fabrication des pièces prothétiques n'impacte pas sur l'attitude quotidienne. Il y a bien longtemps que l'informatique et la robotique produisent la majorité des biens de consommation qui nous entourent sans que nous cherchions à en comprendre les modus operandi.

Aujourd'hui, plus de 50% des prothèses fixées sont confectionnées par CFAO sans que les praticiens en soient conscients : « On fait de la CFAO sans le savoir ... ».

La véritable révolution vient en fait de la numérisation. Il y a encore peu de temps, les radiographies étaient argentiques (comme les photographies) et les moulages de travail étaient en plâtre. Impossible de « marier » ces différents éléments. Aujourd'hui, la radiologie est numérique, elle évolue de la 2D à la 3D, les photographies sont, elles aussi, numériques, tout comme les empreintes intra-orales. La réalité virtuelle devient familière, domestiquée, on crée des avatars des patients et il devient possible, sur ces clones virtuels, de bâtir des projets prothétiques, implantaires, esthétiques, orthodontiques. La réalité, dite augmentée, vient en complément de cette réalité virtuelle pour proposer des projets thérapeutiques totalement dématérialisés. Et tout cela est à notre portée.

En 2015, un événement discret bouleversait le monde de la CFAO, donnant enfin le vrai signal de départ à cette « révolution » annoncée dans les années 1980 : l'ouverture des systèmes. S'il y eut un événement capital à l'IDS. (International Dental Show) de 2015 à Cologne, c'est bien celui-ci et tous les professionnels l'ont parfaitement senti. Tacitement décidée par les industriels, la mort programmée des fichiers informatiques dits « propriétaires », obligeant prothésistes et chirurgiens-dentistes à travailler au sein de systèmes captifs (c'est-à-dire d'une même marque) au profit de fichiers universels (.stl) devenait une réalité.

Séparer le bon grain de l'ivraie

Les conséquences sont capitales. Les chercheurs, les développeurs peuvent avancer dans le domaine qui leur est propre sans se soucier de savoir si le maillon de la chaîne de CFAO qu'ils vont créer sera compatible ou non avec d'autres maillons, si leur invention ne sera pas étouffée dans l'œuf par des monopoles ou des accords commerciaux arbitraires. Nous, chirurgiens-dentistes, allons en être les grands bénéficiaires, mais il faut séparer le bon grain de l'ivraie. Caméras pour prises d'empreintes intrabuccales, usineuses de cabinet, logiciels de CAO, logiciels d'esthétique, logiciels d'occlusodontie, imprimantes 3D, tout cela nous sera proposé en masse dans les années à venir. Six pour cent de praticiens utilisant la CFAO en France, cela signifie 94 % de parts de marché à conquérir. Quelle belle galette !

Prothèse fixée, implantologie mais aussi prothèse amovible totale ou partielle vont connaître une nouvelle approche, de nouveaux protocoles, tout comme l'occlusodontie.

La dématérialisation de la chaîne prothétique permettra de recentrer une partie du travail du laboratoire vers le cabinet, sans pour autant nous faire perdre du temps, bien au contraire. Le praticien qui prend la peine de tracer les limites de ses châssis « stellites » sur ses moulages en plâtre ne prendra pas davantage de temps pour dessiner ces mêmes châssis sur la modélisation d'une empreinte 3D issue du scannage in situ d'une empreinte chimico-manuelle. Et il l'expédiera via Internet à son laboratoire. Les coulées de plâtre deviendront obsolètes au profit de modèles fabriqués par des imprimantes 3D au cabinet dentaire. De la même façon, les porte-empreintes individuels, les bases d'occlusion, les gouttières et autres éléments pourront être fabriqués directement au cabinet, en raccourcissant les délais de pose des restaurations prothétiques. Les machines ne dorment pas, ne mangent pas, elles se programment. En complément des caméras intra-orales, des scanners de table pour scanner les intrados d'empreintes conventionnelles destinées, entre autres, à la prothèse amovible, trouveront aussi leur place au cabinet dentaire. Ils étaient déjà présentés à l'IDS en 2015.

Nous découvrons maintenant des « info-prothésistes » proposant des vacations dans les cabinets dentaires pour réaliser toute la partie conception informatique de la prothèse et se charger de transmettre ces données vers des centres de production partenaires : gain de temps, économie financière, précision...

Si beaucoup de praticiens reculent encore devant la séance unique et la CFAO directe, c'est parce que la phase de modélisation informatique de la prothèse leur paraît rébarbative et chronophage en restant, selon eux, un « travail de prothésiste ». Mais, à bien y réfléchir, la CAO est de l'anatomie dentaire... et dessiner une molaire à l'aide d'une souris informatique est bien plus facile que de la sculpter dans de la cire ou du buis comme nombre d'entre nous l'ont fait. Et à la faculté, l'anatomie dentaire s'enseignera bientôt sur des programmes informatiques dédiés qui sont déjà « dans les tiroirs ». Nos jeunes confrères n'auront dès lors aucun mal à « passer » à la CAO de fauteuil. Le s programmes actuels permettent déjà, si la préparation est idoine, une modélisation quasi parfaite de façon instantanée, le temps d'un « clic » de souris. L'occlusion ne sera pas en reste, les systèmes de « motion capture » alliés à l'imagerie 3D risquent très rapidement de reléguer nos bons vieux articulateurs et arcs faciaux au rang des antiquités...

Les programmes actuels permettent déjà, si la préparation est idoine, une modélisation quasi parfaite de façon instantanée, le temps d'un « clic » de souris.

Que l'on ait du mal à l'accepter ou non, une page se tourne, inéluctablement. Les plans de traitement, les simulations de résultat se feront de façon routinière en intégrant les données du patient, les photographies, les radiographies 3D et les empreintes optiques à des logiciels d'analyse et de simulation. Cela existe déjà. L'ouverture des systèmes, cela vient d'être dit, a été comme un feu vert pour les concepteurs, leur assurant la possibilité d'utiliser leurs programmes, leurs caméras et leurs robots sans restrictions d'utilisateurs, pour nous faire entrer dans la « boucle numérique » : the digital workflow.

La CFAO est maintenant enseignée dans les facultés de chirurgie dentaire et pratiquée dans les services hospitalo-universitaires, mais combien de confrères ont achevé leur cursus sans avoir eu la moindre information sur son exploitation ? Les formations postuniversitaires, les diplômes d'université (DU) vont se multiplier pour tenter de rattraper ce manque et donner à nos confrères une vision de la CFAO déconnectée autant que possible du marketing. Il sera nécessaire de savoir quelle dentisterie adapter à la CFAO, de connaître l'outil pour, le maîtriser, pour l'exploiter et non le subir.

Cela va remettre progressivement en cause des principes, des compétences et toute l'organisation de notre travail. Pas facile de modifier des années de pratique, de protocoles rodés, avec toujours cette même interrogation : « Pourquoi tout changer alors que ce que je fais ``fonctionne'', que j'ai du recul, de bons résultats ? » Tout simplement pour une raison bien simple : l'évolution n'attend personne. Elle est le moteur de toute société et la diffusion des innovations qui, un jour, deviennent des normes, dépend de facteurs auxquels il n'est pas possible de résister. Les nouvelles générations pour qui l'informatique et le numérique font partie du quotidien s'adapteront très vite balayant les anciennes pratiques. Ce phénomène est déjà en marche dans les laboratoires, ce sera le cas dans les cabinets dentaires demain. S'il n'est pas possible aujourd'hui de se passer de prothésiste pour réaliser certaines tâches, notamment dans le domaine de l'esthétique, on peut méditer sur cette phrase que François Duret prononça à l'Aria-CAD-CAM de Chambéry en 2006 : « La dentisterie n'est pas un art mais une science, et le geste artistique n'est là que pour remplir un vide que la science n'est pas en mesure de combler. » À quand les photographies de visages associées aux colorimètres et au frittage programmé de la céramique ? Il paraît qu'on y travaille...

Retrouvez l'ouvrage co-écrit par Michel Fages La CFAO en odontologie aux Editions CdP, 240 pages, 65 €. Sortie en juin 2016.

Ou commandez-le via notre boutique, sur ce lien : http://www.editionscdp.fr/boutique/livres/G10943/la-cfao-en-odontologie.html

Liens d'intérêts

L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Auteur

M. Fages - MCU-PH, département de Prothèse de l'UFR d'odontologie de Montpellier