Les cahiers de prothèse n° 172 du 01/12/2015

 

Esthétique

M. Ducret / A. Ulm / L. Venet / C. Millet  

Résumé

RÉSUMÉ Lors de la restauration du secteur antérieur, si une ou plusieurs dents sont délabrées, érodées, manquantes, en ne laissant aucun repère morphologique fiable pour leur reconstruction, des indices peuvent être recherchés. Parmi eux, le sexe, l'âge et la personnalité de l'individu seraient des caractéristiques en relation avec la forme des dents. Cependant, ces théories reposent principalement sur des perceptions cliniques. Peu d'études scientifiques viennent valider ces hypothèses.

Ainsi nous avons souhaité savoir si, en regardant la photographie d'un sourire, il est possible de dire s'il appartient à un homme ou une femme. Pour cela, nous avons réalisé deux diaporamas comportant des panels de sourires dento-gingivaux (PDG) et dento-labiaux (PDL). Trente observateurs ont ensuite examiné ces deux panels pour répondre, pour chaque photographie, à la question suivante : « Est-ce un homme ou une femme ? »

Les résultats montrent que les caractéristiques dento-gingivales ou dento-labiales ne facilitent pas la reconnaissance du sourire mais peuvent, dans certains cas, en modifier la perception. En conséquence, il est nécessaire de rester prudent quant à la prise en compte du sexe du patient avant de créer ou de concevoir une restauration prothétique.

Summary

SUMMARY Visual study of sexual dimorphism from teeth and lips photographs

Prosthetic rehabilitation in the anterior sector requires information concerning form, color and size of initial teeth for perfect integration of the prosthesis in the smile. According to the dynesthetic and dentogenic concept, the sex, personality and age of the patient determine the form of anterior teeth. For example, morphometric studies show several differences between anterior dentition of men and women but there is no information concerning their effects on sexual recognition. The aim of the study was to recognize the gender of patients with anterior smile pictures.

Anterior dentition photographs of dental students of both genders were selected and randomly placed in two albums depending if the picture is with lips (TLS: teeth/lips smile) or without lips (TS: teeth smile). Thirty observers were asked to determine the gender of individuals based on these pictures.

The results of this limited study indicated that it was not possible to differentiate gender by viewing either TLS or TS photographs. However, compare to TS, TLS recognition are sometimes significantly modified with addition of lips. As a practical consequence, the dental practitioner cannot actively restore teeth or smiles according to sexual features. Instead, one should be aware of how the tooth to be restored depends on the face or body form.

Key words

smile, lips, dimorphism

Lorsque la restauration du secteur antérieur s'avère nécessaire après un traumatisme, une anomalie morphologique, structurelle ou une pathologie carieuse, le succès esthétique est crucial. Cependant, si une ou plusieurs dents sont délabrées, érodées ou manquantes, ne laissant aucun repère morphologique fiable de l'ancienne denture, des indices doivent être recherchés.

Ainsi, dès 1955, Frush et Fisher [1] ont proposé une approche « dentogénique » lors de la restauration du sourire : le sexe, l'âge et la personnalité de l'individu seraient des caractéristiques en relation avec la forme des dents. L'incisive centrale maxillaire, généralement considérée comme la dent dominante du sourire, a même donné lieu à des théories suggérant un lien entre sa forme et celle du visage [2-4]. La féminité est caractérisée par des dents ovalaires aux bords arrondis, tandis que la masculinité est exprimée par des dents plus carrées [1, 5]. Cependant, même si ces théories ont été enseignées durant des décennies, cette approche repose principalement sur des perceptions cliniques. Peu d'études scientifiques viennent valider ces hypothèses.

En effet, même si le dimorphisme sexuel entre les individus masculins et féminins est habituellement évident pour certains traits du corps, il peut aussi s'affirmer dans des détails moins visibles. Par exemple, à l'échelle de la sphère buccale, nous savons qu'il peut exister des différences au niveau de la taille des canines maxillaires et mandibulaires [6-8]. Toutefois, nous sommes incapables de savoir si ces détails sont visibles pour l'œil humain.

Ainsi avons-nous souhaité savoir si, à partir de la photographie d'un sourire, il est possible de dire si son « propriétaire » est un homme ou une femme. Pour cela, nous avons réalisé deux diaporamas comportant des panels de sourires dento-gingivaux et dento-labiaux. Trente observateurs ont ensuite examiné ces deux panels pour répondre à la question suivante : « Est-ce le sourire d'un homme ou d'une femme ? »

Matériel et méthodes

Création des PDG et PDL

Quarante étudiants volontaires (de 21 à 27 ans) de l'UFR d'odontologie de Lyon ont été sollicités pour former 2 groupes homogènes de 20 hommes et 20 femmes (fig. 1). Ils ont été photographiés :

– de face en occlusion d'intercuspidie maximale (OIM) avec port d'écarteurs labiaux ;

– lors d'un sourire naturel non forcé.

Afin d'effacer tous les signes de dimorphisme périlabial, un simple recadrage a été effectué sur la première photographie pour ne garder que les dents et le support parodontal en excluant les lèvres. Pour le second cliché, seules les lèvres et les dents ont été conservées, les éléments anatomiques environnants ayant été effacés.

Grâce à ces photos, les sourires ont été regroupés en deux panels :

– le premier, de 40 photographies, dents en occlusion d'intercuspidie avec la gencive visible, qui est appelé panel de sourires dento-gingivaux (PDG) ;

– le second, de 40 photographies d'un sourire avec son contour labial, donc sans écarteurs, dénommé panel de sourires dento-labiaux (PDL).

Les photographies ont été réparties aléatoirement dans chaque diaporama.

Méthodologie de l'étude

Les PDG et PDL ont été présentés à 30 personnes dont la profession n'était pas en rapport avec l'odontologie (18 femmes et 12 hommes de 15 à 82 ans). Les personnes ont dû répondre à une question pour chaque cliché : est-ce une fille ou un garçon ? Un délai de réflexion maximal de 15 secondes a été imposé. Les réponses ont été compilées individuellement sur un questionnaire et analysées avec un logiciel d'analyse statistique (GraphPad Prism 4®).

Résultats

Pourcentages de bonnes réponses au PDG

Une moyenne de 52,9 % de bonnes réponses a été obtenue pour l'ensemble des sourires dento-gingivaux, avec des valeurs moyennes pour les sourires masculins et féminins respectivement de 51,1 et 54,1 % (fig. 2a). Certains sourires sont apparus plus ou moins faciles à attribuer que les autres, avec des valeurs allant de 26,7 à 86,6 % de bonnes réponses (fig. 2b et 2c). D'un point de vue statistique, il semble difficile de reconnaître visuellement des signes de dimorphisme à partir d'un PDG. En effet, pour la moitié des sourires, le pourcentage de bonnes réponses varie de 40 à 60 %. Le choix apparaît dans ce cas similaire à une décision « aléatoire ». Ce choix n'apparaît pas plus simple pour un sourire masculin que pour un sourire féminin.

Pourcentages de bonnes réponses au PDL

Les sourires dento-labiaux ont été correctement attribués pour une moyenne de 50,6 % avec des valeurs allant de 13,3 à 83,3 % de bonnes réponses. Les sourires masculins et féminins ont obtenu des moyennes similaires, 54,2 % pour les hommes et 49,8 % pour les femmes (fig. 3). Ces résultats témoignent d'un choix qui apparaît pour beaucoup de sourires comme aléatoire, ce qui confirme qu'il est difficile de détecter des signes masculins ou féminins sur une photographie de sourire, même en présence des lèvres.

Différences entre PDG et PDL : impact des lèvres

Le pourcentage de bonnes réponses a été calculé pour le PDG et le PDL. D'un point de vue statistique, il ne semble pas plus facile de distinguer des sourires dento-gingivaux ou dento-labiaux (fig. 4a). Cependant, lorsque les résultats sont analysés sourire par sourire, de fortes variations peuvent être observées au sein des deux groupes, avec des valeurs de bonnes réponses allant de 13,3 à 86,6 %. Cet écart entre les deux panels a été quantifié car il représente en partie l'impact des lèvres dans la perception du dimorphisme sexuel de certains sourires.

Pour 77,5 % des sourires (31/40), l'écart PDG-PDL est apparu plutôt faible avec des différences de valeurs inférieures ou égales à 20 points (fig. 4b à 4d). À l'inverse, pour 22,5 % des sourires (9/40), cet écart a dépassé les 20 points de différence entre les deux photographies. Pour certains, les écarts retrouvés ont pu atteindre des valeurs élevées : 53,4 points (fig. 4e et 4f) et 43,3 points.

Discussion

Dans cette étude, les sourires dento-gingivaux ont été correctement identifiés à 52,9 % et les sourires dento-labiaux à 50,6 %.

Avec une approche méthodologique similaire à la nôtre, plusieurs études antérieures se sont déjà intéressées au dimorphisme sexuel par le biais de photographies dento-gingivales [9-11]. Nos résultats sont similaires à ceux de ces études alors qu'elles regroupaient un panel de sourires plus hétérogène (de 7 à 75 ans) que le nôtre ou des examinateurs issus du milieu dentaire. Ainsi, il apparaît clairement qu'il est difficile de distinguer les hommes des femmes en visualisant uniquement des photographies de sourire dento-gingivaux (arcades seules en occlusion). Les dents semblent ainsi avoir un impact très limité sur l'établissement d'un possible dimorphisme sexuel au niveau buccal. Même si certains travaux anthropologiques, morphométriques ou odontométriques soutiennent que les dents des femmes sont plus petites que celles des hommes, il semble nécessaire d'émettre quelques réserves quant à la généralisation systématique de la théorie dentogénique [8, 12]. En effet, même si cette théorie peut expliquer les bons résultats obtenus pour certains sourires (jusqu'à 80 % de bonnes réponses), seuls de 15 à 20 % des hommes ou des femmes présenteraient des sourires dento-gingivaux particulièrement caractéristiques. Une certaine prudence doit être observée lors de la prise en compte du sexe comme moyen de personnalisation des restaurations prothétiques.

L'originalité de notre travail a été d'intégrer les lèvres aux photographies de sourires pour permettre d'évaluer leur impact dans la reconnaissance. Cet élément d'analyse est nouveau par rapport à la littérature scientifique existante sur l'analyse des photographies de sourires.

Contrairement à notre attente, les sourires dento-labiaux ont obtenu en moyenne 50,6 % de bonnes réponses, ce qui n'affirme pas un impact évident des lèvres. Cependant, il faut noter que pour 9 sourires, les lèvres ont modifié sensiblement le jugement des examinateurs, avec une différence de bonnes réponses de plus de 20 %. Ces écarts importants entre les deux sourires laissent supposer qu'il existe certains traits caractéristiques du sexe de l'individu au niveau de ses lèvres. Cela pourrait être expliqué partiellement par le fait que la lèvre supérieure a une hauteur d'environ 22 mm chez les hommes et de 20 mm chez les femmes [13]. De même, lorsque la lèvre rouge est épaisse, le sourire est associé à la féminité, alors que lorsqu'elle est fine, le sourire est plus masculin [14, 15]. De plus, la faible hauteur de la lèvre supérieure des femmes a pour conséquence une ligne du sourire 1,5 mm plus haute en moyenne que celle des hommes [16].

Ainsi, lorsque des anomalies morphologiques labiales engendrent un préjudice esthétique pour les patients, le rôle du praticien sera d'établir le bon diagnostic pour les orienter vers la thérapeutique prothétique la plus adaptée ou une thérapeutique de chirurgie esthétique.

Conclusion

Cette étude a été réalisée afin d'évaluer la perception visuelle des caractères sexuels au niveau du sourire de jeunes adultes. Il est globalement difficile de distinguer les hommes des femmes, mais il semble que des caractéristiques dento-gingivales permettent d'identifier plus intuitivement certains sourires que d'autres. De même, les lèvres ne semblent pas faciliter la reconnaissance du sourire, mais elles peuvent, dans certains cas, en modifier sensiblement la perception. Des travaux supplémentaires sont nécessaires afin de mieux détecter, comprendre et expliquer ces spécificités.

Il convient de rester prudent quant à la prise en compte du sexe avant de créer ou de concevoir une restauration prothétique. Il semble plus pertinent de percevoir le patient dans sa globalité, au travers des repères et des lignes esthétiques, afin d'inclure de manière harmonieuse la restauration dans l'équilibre du visage.

Le lecteur pourra lui-même s'exercer à la reconnaissance des sourires grâce au tableau page suivante.

À vous d'identifier les sourires ci-dessous :

Réponses : a : femme ; b : femme ; c : femme ;
d : homme ; e : homme ; f : homme ; g : femme ;
h : femme ; i : homme ; j : homme.

Maxime Ducret - Chirurgien-dentiste, AHU (sous-section 58.02 : prothèse)

ducret.maxime@gmail.com

Alizée Ulm - Chirurgien-dentiste

Laurent Venet - Ancien interne en odontologie, chirurgien-dentiste, AHU (sous-section 58.02 : prothèse)

Catherine Millet - Chirurgien-dentiste - PU-PH (sous-section 58.02 : prothèse)

Faculté d'odontologie

Université Claude-Bernard Lyon 1

11, rue Guillaume-Paradin

69372 Lyon cedex 08

Liens d'intérêts : les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Bibliographie

  • 1 Frush JP, Fisher RD. Introduction to dentogenic restorations. J Prosthet Dent 1955;5:586-595.
  • 2 Paris JF, Etienne JM. Au centre du sourire l'incisive centrale. Inf Dent 2007;18:1007-1012.
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