Prothèse fixée
Olivier Etienne * Dominique Watzki **
*Chirurgien-dentiste
MCU-PH département de prothèse, faculté de chirurgie dentaire, Strasbourg
**Prothésiste dentaire
***1 rue de la division Leclerc
67000 Strasbourg
L'incisive centrale maxillaire permanente est une dent particulièrement vulnérable aux chocs et aux traumatismes, qui peuvent survenir très tôt dans la vie. Aussi, la restauration initiale doit le plus souvent être renouvelée. Il s'ensuit un cycle de restaurations de plus en plus importantes. Celles-ci peuvent aboutir, bien plus tard, à des complications ne laissant d'autre choix que l'avulsion. Le rôle des incisives centrales maxillaires est à la fois fonctionnel (préhension et section des aliments, guidage antérieur de la mandibule, phonation) et esthétique par leur place prépondérante dans le sourire. Cela explique la difficulté de ne restaurer qu'une seule de ces deux dents. La reproduction esthétique doit en effet être parfaite, tout en tenant compte des exigences de résistance mécanique inhérentes au rôle de ces dents. Au-delà des approches prothétiques conventionnelles, plusieurs options thérapeutiques se définissent actuellement en fonction de l'état initial de la dent et de la problématique à aborder. Cet article se propose d'en faire un rapide aperçu en s'appuyant sur l'exemple clinique d'une réfection prothétique.
The permanent maxillary central incisor is a tooth particularly subjected to trauma, which can occur very early in life. Thus, the initial restoration should more often be renewed. It follows a cycle of more and more important restorations. These may lead, much later, to complications leaving no other choice but the avulsion. The role of the maxillary central incisors is both functional (grip and food section, previous guidance of the mandible, phonation) and esthetic by their prominent place in the smile. This explains the difficulty of the restoration of only one of these two teeth. Indeed, esthetic reproduction must be perfect, taking into account the requirements of mechanical resistance inherent in the role of these teeth. Beyond conventional prosthetic approaches, several treatment options are currently defined depending on the initial state of the tooth and the defects to be addressed. This article proposes to make a quick rundown in relying on the clinical case of a prosthetic rehabilitation.
Jusque dans les années 1990, il était d'usage de considérer que toute incisive centrale dépulpée était fragilisée et moins résistante aux fractures qu'une dent pulpée. Des reconstitutions « mutilantes » étaient presque systématiquement indiquées : reconstitutions avec ancrage radiculaire et couronnes périphériques [1,2]. L'évolution vers une dentisterie plus conservatrice et la mise au point de systèmes adhésifs performants ont largement remis en question ces habitudes. Le « cycle de l'apoptose dentaire [3] » (cycle des restaurations, dépulpation, couronne… et de ses complications pour, finalement, aboutir à l'extraction) devait être brisé en choisissant le mode de restauration qui préserve la dent le plus longtemps possible sur l'arcade tout en permettant une réintervention régulière si nécessaire [4].
La réelle problématique de la dent dépulpée est liée à la perte de résistance tissulaire, à laquelle la cavité d'accès et le traitement endodontique ne participent que faiblement. Il est établi que c'est surtout la perte des crêtes marginales qui fragilise la structure résiduelle [2,5]. Lorsque cette problématique est appliquée à la spécificité de l'incisive centrale maxillaire dépulpée, il est possible de définir des critères de pérennité pour les restaurations. Ceux-ci sont liés :
– à l'étanchéité de l'obturation endodontique et surtout, à celle de la reconstruction coronaire sus-jacente (qui doit empêcher la recolonisation bactérienne) ;
– à l'intégration fonctionnelle dans le schéma occlusal statique et dynamique ;
– à la résistance à la fracture de l'entité reconstruite, sous les contraintes de flexion mais surtout de cisaillement ;
– à la stabilité des tissus mous qui assurent l'illusion de l'émergence naturelle ;
– à la stabilité chromatique de la dent elle-même.
Cet article permet d'illustrer, à partir d'un cas clinique, une réflexion moderne de l'approche du (re) traitement d'une incisive centrale maxillaire dépulpée. Plus particulièrement, il s'agit ici de proposer une réflexion sur les liens étroits entre le volume de la perte de substance de la dent dépulpée (notamment le nombre et l'épaisseur des parois résiduelles) et l'objectif nécessaire du résultat esthétique.
Comme pour l'incisive centrale maxillaire pulpée, les thérapeutiques de l'incisive centrale maxillaire dépulpée doivent s'organiser selon un « gradient thérapeutique » (fig. 1) [6]. Par conséquent, il convient, dès l'analyse clinique, de se poser les bonnes questions : faut-il traiter un problème lié à la couleur, à la forme, aux deux ?
La dyschromie d'une incisive centrale maxillaire dépulpée est fréquemment observée au niveau coronaire et/ou radiculaire, par une couleur variant du rose orange au noir, en passant par le marron [7]. Elle peut être la conséquence d'une hémorragie pulpaire, de la diffusion de toxines (de la nécrose) ou de pigments du ciment d'obturation dans les canalicules dentinaires après dépulpation, ou de la corrosion [8]. Ces incisives dépulpées et dyschromiées se prêtent bien au protocole d'éclaircissement interne [8] au perborate de sodium, qui agit par oxydation des pigments colorés. La cavité d'accès endodontique est préalablement désobturée jusqu'à hauteur de la jonction amélo-cémentaire avant de placer un bouchon de ciment étanche protégeant contre toute fuite vers l'obturation canalaire. La poudre est mélangée jusqu'à l'obtention d'une consistance « neigeuse » avec de l'eau distillée puis elle est placée dans la chambre pulpaire. Le protocole peut être renouvelé jusqu'à obtention de l'éclaircissement maximum [9,10].
Cette thérapeutique est d'autant plus efficace que la dyschromie est récente. La principale complication de ce protocole est la résorption cervicale externe, notamment lorsque le perborate est mélangé à de l'eau oxygénée, ce qui ne doit plus être fait [10].
Lorsque la dent dépulpée ne présente pas (ou pas encore) de dyschromie mais uniquement une fracture ou une perte tissulaire ayant conduit à la dépulpation, le recours à une restauration directe est envisageable. Pour cela, il faut que la quantité de tissus résiduels le permette et, notamment, que la hauteur des parois coronaires mette en évidence la présence d'un effet de cerclage permettant de résister aux contraintes occlusales obliques [11]. La cavité d'accès est alors obturée au composite, puis la stratification vestibulaire s'opère selon les protocoles décrits pour l'incisive centrale maxillaire pulpée [6]. Cette solution est souvent indiquée en première intention, notamment pour les accidents survenant durant l'enfance. Elle peut être remplacée ultérieurement, en cas d'échec ou de vieillissement, par des options indirectes.
L'intérêt des restaurations partielles collées sur des incisives centrales maxillaires dépulpées réside dans le renforcement de la structure résiduelle : il a été démontré que les incisives dépulpées et restaurées par une facette collée en céramique présentaient une résistance aux forces obliques équivalente à celle d'une incisive centrale maxillaire pulpée [12].
Le protocole de préparation pour la facette en céramique est identique à celui décrit pour les incisives pulpées [13]. Ce type de facette s'adresse principalement aux dents peu délabrées (cavité d'accès palatine seule associée à une dyschromie ou cavité d'accès associée à une perte d'une partie proximale ou d'un bord libre) [9]. La facette vestibulaire peut être réalisée avec ou sans le recours à un ancrage radiculaire selon l'étendue de la cavité d'accès et la persistance ou non des crêtes marginales. Dans les cas favorables (persistance des crêtes), la cavité d'accès est simplement obturée avec du matériau composite. Cette option permet une réintervention aisée (absence d'ancrage radiculaire) et diffère le recours aux techniques conventionnelles périphériques [6].
Cette situation clinique peut se présenter soit face à un délabrement initial très important, soit lors du renouvellement d'une ancienne restauration.
L'incisive centrale dépulpée et délabrée de plus de la moitié de son volume coronaire doit faire appel à une reconstitution corono-radiculaire (RCR) pour retenir correctement le matériau de reconstitution [14]. Celle-ci est composée d'un tenon assurant l'ancrage et la rétention du matériau de restauration coronaire et d'une partie coronaire assurant la rétention de la suprastructure [14,15]. Ce faisant, le praticien est confronté au choix du type de RCR : inlay-core métallique, inlay-core céramisé ou RCR à tenon fibré collée. Le volume des tissus résiduels guidant le choix du type de RCR, la préparation de la dent doit impérativement précéder celui-ci [16]. Lors d'une réfection prothétique, ce choix doit, en sus, inclure le risque de démontage de l'ancienne RCR si elle ne satisfait pas aux exigences (fig. 2).
La bonne indication du type et du matériau de RCR permet, en évitant la fracture, de maintenir l'incisive centrale maxillaire le plus longtemps possible sur l'arcade. Le matériau de reconstitution doit idéalement transmettre les contraintes de manière homogène à la dentine coronaire et radiculaire, comme sur une dent saine. Les interfaces entre les différents éléments de la restauration doivent assurer l'homogénéité de la reconstitution. Selon le type de RCR, les contraintes occlusales sont différemment transmises à la structure dentaire résiduelle [17] : un matériau au module de Young élevé, éloigné de celui de la dentine, favorise l'accumulation de contraintes néfastes dans la racine, augmentant ainsi le risque de fracture. Pour éviter ce phénomène, il faut privilégier un matériau de reconstitution au module d'élasticité le plus proche possible de celui de la dentine naturelle [18–20]. En outre, un mode d'assemblage privilégiant l'adhésion amortit mieux les contraintes [19,20].
La littérature scientifique tend actuellement vers un consensus : quel que soit le type d'ancrage radiculaire choisi, c'est la présence d'un cerclage de la dentine périphérique d'au moins 2 mm de hauteur et de 1 mm d'épaisseur sur au moins 3 parois, assurant le « ferrule effect », qui permet de réduire significativement le risque de fracture cervicale ou de descellement de la restauration [15,21–24]. Cet effet de cerclage est d'autant plus efficace que les parois de dentine cervicale résiduelle sont hautes et parallèles [11,15, 21–25] (fig. 3).
Certaines situations peuvent être délicates à gérer : dentine dyschromiée, parodonte fin laissant transparaître la racine, tenon anormalement large à cause d'une perte importante de substance canalaire (souvent rencontrée en cas de reprise d'une restauration existante). Pour limiter l'aspect disgracieux, la RCR ne doit pas, dans la mesure du possible, assombrir la zone cervicale. Lorsque cela est envisageable, la dépose de l'ancienne RCR peut être assortie d'un éclaircissement interne (fig. 4).
Dans des conditions favorables, la RCR à tenon fibré collée constitue actuellement l'option de référence par rapport à l'inlay-core [26] (tableau I). Le tenon fibré et le composite de reconstitution coronaire sont collés aux tissus dentaires. La résine (colle) d'assemblage agit comme un « rupteur » de force, grâce à son faible module d'élasticité (6 GPa) [16]. De plus, elle assure des liaisons chimiques entre les étages de la reconstitution, formant une entité mécanique homogène entre RCR et dent. Cette RCR, aux propriétés anisotropiques, transmet ainsi les contraintes fonctionnelles à l'ensemble de l'organe dentaire, réduisant le risque de fracture radiculaire [17].
Parmi les solutions proposées sur le marché, celles privilégiant une technique d'injection en un temps semblent les plus ergonomiques et assurent une unité homogène en évitant la multiplication des interfaces. Elles font généralement appel à un composite micro-hybride injectable à prise duale, de teinte « dentine », collé à la dentine coronaire et radiculaire à l'aide d'un système adhésif à prise duale (fig. 5).
La réalisation d'une reconstitution corono-radiculaire aux propriétés mécaniques, optiques et esthétiques adéquates n'a de sens que si elle est associée à une restauration sus-jacente présentant des propriétés de translucidité [27,28]. Le recours à une armature en vitrocéramique renforcée et collée semble le choix le plus raisonnable actuellement. Selon l'intensité de la dyschromie résiduelle, le choix d'une translucidité plus ou moins importante doit être fait avec le prothésiste. Ce choix impose toutefois l'assemblage par collage afin de renforcer l'entité complète (fig. 6).
Dans le cas d'une incisive centrale maxillaire, le choix d'une armature stratifiée par le prothésiste est indispensable au résultat esthétique final (fig. 7).
Le traitement ou le retraitement d'une incisive centrale maxillaire dépulpée implique nécessairement une approche thérapeutique réfléchie. Le délabrement et la dyschromie de la dent constituent des critères cliniques importants qui influencent fortement le choix thérapeutique. Lorsque la dent doit être restaurée dans sa forme et dans sa couleur, le recours à un artifice prothétique s'avère indispensable. Ce dernier peut être envisagé a minima (facette) lorsque la dent est peu délabrée, mais doit être périphérique dans les cas les plus délabrés. Si une reconstitution corono-radiculaire est nécessaire, le recours aux techniques collées fibrées est préférable. C'est le type de reconstitution au taux de survie élevé qui répond le mieux au cahier des charges du maintien de l'incisive centrale maxillaire dépulpée, à condition de se trouver dans son domaine d'application (cerclage dentinaire résiduel, limites compatibles avec la pose d'un champ opératoire étanche). Elle permet au mieux de reconstituer, même sur une incisive centrale maxillaire délabrée, une structure homogène se rapprochant mécaniquement et esthétiquement de la structure de la dent naturelle. Cet environnement favorable permet ensuite de profiter des céramiques translucides collées. L'entité ainsi créée assurera une restauration biomimétique et esthétique durable.
les auteurs déclarent avoir un lien d'intérêt concernant cet article avec Ivoclar-Vivadent et GC.