Implantologie
*Ancienne AHU. UFR d’odontologie, Université Paris Diderot
**PU-PH. UFR d’odontologie, Université Méditerranée Aix-Marseille II
La perte des dents et leur remplacement par une solution faisant appel à des implants s’accompagnent de modifications du comportement neuromusculaire de l’appareil manducateur. L’analyse des seuils de sensibilité révèle ainsi que les capacités somesthésiques des patients réhabilités au moyen de prothèses ostéo-ancrées sont moins performantes que celles des sujets dentés, en particulier lorsque celles-ci concernent des édentements pluraux et dans les traitements de l’édentation totale. Cliniquement, cela signifie que la perception des contraintes occlusales peut être altérée en présence de reconstitutions ostéo-ancrées.
Incidence of implant-mediated sensory-motor function : part 1 osseoperception
Tooth loss and replacement by means of implant-anchored prosthesis imply oral neuro-muscular behavior changes. Oral sensitivity testing reveals indeed less acute tactile abilities with implant-anchored prostheses compared to natural dentition, especially concerning partial and complete prostheses. Clinically, occlusal stress perception could be altered with implant-anchored prostheses.
Le contrôle du comportement moteur oral repose sur la détection et sur la transmission des informations par les structures orales. Parmi celles-ci, les fibres nerveuses mécanosensibles situées entre les faisceaux de collagène du ligament parodontal jouent un rôle très important dans la détection des contraintes mécaniques appliquées au niveau des dents (fig. 1), dans le contrôle moteur et dans la coordination neuromusculaire. Si la perte des organes dentaires s’accompagne de la disparition d’une majorité des récepteurs parodontaux (fig. 2), elle implique aussi la perte d’une partie des informations somesthésiques captées par ces récepteurs et transmises aux centres supérieurs. Si leur remplacement par une prothèse ostéo-ancrée permet de restaurer l’anatomie locale, quel est le retentissement fonctionnel des thérapeutiques ostéo-ancrées ?
Du point de vue anatomique, les travaux menés chez l’animal ont montré que la perte des organes dentaires s’accompagne d’une réorganisation de l’innervation de l’alvéole d’extraction lors des phases de cicatrisation [1, 2]. Après la cicatrisation de l’alvéole, la perception somesthésique tactile est en théorie assurée par les récepteurs muqueux et osseux. Cependant, chez le chat, parmi la population neuronale du noyau mésencéphalique répondant à la stimulation électrique du nerf alvéolaire inférieur, un petit groupe de neurones demeure sensible à des stimulations mécaniques de la muqueuse orale recouvrant l’alvéole plus de six mois après une extraction dentaire [3], ce qui suggère la persistance de récepteurs parodontaux dans la muqueuse recouvrant l’alvéole d’extraction. Après la mise en place d’implants chez le chien, des terminaisons libres simples et des terminaisons avec des ramifications arborescentes ont été observées dans la muqueuse péri-implantaire et dans un rayon de 200 µm autour des implants, mais jamais en contact avec la surface des implants [4, 5, 6].
Du point de vue fonctionnel, plusieurs travaux expérimentaux ont montré la présence de terminaisons nerveuses péri-implantaires répondant à des stimulations mécaniques implantaires intenses quelques semaines après l’implantation [7, 8]. L’ensemble de ces données expérimentales suggère la présence de mécanorécepteurs à seuil élevé situés dans l’environnement péri-implantaire. Cliniquement, cette hypothèse est renforcée par l’enregistrement, chez l’homme, de potentiels évoqués somato-sensoriels trigéminaux (PEST) dans le cortex somato-sensoriel après stimulation d’implants endo-ossseux, PEST persistant après l’anesthésie de la muqueuse péri-implantaire [9]. Les travaux d’imagerie cérébrale par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ont par ailleurs montré que l’activité neuronale corticale lors d’un test de serrage en occlusion chez des sujets totalement édentés varie selon le type de réhabilitation prothétique (prothèse amovible complète bimaxillaire, prothèse implanto-portée complète et prothèse amovible à complément de rétention implantaire opposées à une prothèse complète amovible) [10], ce qui suggère la possibilité de modifications des circuits sensoriels et moteurs après la mise en place d’implants endo-osseux.
L’ensemble de ces données soutient la notion d’ostéo-perception énoncée par Haraldson et al. [11] pour évoquer l’adaptation fonctionnelle des patients réhabilités par une prothèse ostéo-ancrée. Cette notion a depuis été définie comme la perception consciente des stimulations externes transmises par le biais des prothèses ostéo-ancrées grâce à l’activation des récepteurs et des terminaisons nerveuses situées dans l’environnement péri-implantaire [12]. Dans un sens plus général, l’ostéo-perception fait référence à :
« – la sensation ressentie par la stimulation mécanique des prothèses ostéo-ancrées, transmises par l’intermédiaire des mécanorécepteurs tels que ceux situés dans les muscles, les articulations temporo-mandibulaires, et les tissus osseux ;
– une modification du fonctionnement nerveux central dans le but de maintenir une fonction sensori-motrice » [13].
Dans tous les cas, les preuves de modifications tant centrales que périphériques liées au remplacement des dents par des prothèses faisant appel aux implants soulèvent la question de savoir si les capacités somesthésiques des patients porteurs de prothèses ostéo-ancrées sont équivalentes à celles de sujets dentés.
Cet article constitue une revue des études cliniques publiées entre 1977 et 2010 s’intéressant aux seuils de perception tactile, aux temps de réaction et aux capacités stéréognosiques des sujets porteurs de prothèses ostéo-ancrées fixes ou amovibles.
Les méthodes psychophysiques utilisées reposent sur l’étude d’éléments subjectifs, comme la sensation ressentie lors d’une stimulation mécanique, ou bien sur l’étude de paramètres objectifs tels que les seuils de détection tactile. Il existe deux types de seuils de détection :
– un seuil « passif », qui correspond à l’application directe d’une pression au niveau d’une dent ou des implants. L’étude des seuils passifs de détection fournit des renseignements concernant la capacité des patients à détecter des contraintes mécaniques d’intensité variable appliquées au niveau des implants et/ou des dents ;
– un seuil « actif », ou de discrimination, qui correspond à l’interposition d’objets entre les dents antagonistes. L’étude des seuils actifs de détection fournit quant à elle des renseignements sur la capacité des patients à percevoir et à discriminer les épaisseurs interdentaires.
Cliniquement, plus les seuils sont bas, plus les capacités sont bonnes. Les tests passifs impliquent l’activation des récepteurs parodontaux et péri-implantaires tandis que les tests actifs impliquent l’activation des récepteurs parodontaux et péri-implantaires, articulaires et musculaires.
La sensation d’engourdissement « évoquée » est plus intense lorsque la stimulation mécanique est appliquée au niveau d’un implant plutôt qu’au niveau d’une dent naturelle [14]. La localisation est également moins précise et plus persistante avec un implant qu’avec une dent naturelle [14]. L’intensité de la sensation est en revanche semblable pour un implant et pour une dent naturelle [14].
Les seuils passifs moyens d’une contrainte mécanique appliquée au niveau d’une dent naturelle sont inférieurs à 1 N [15 à 18]. Selon les groupes de sujets étudiés (âge, type de réhabilitation prothétique) et les méthodologies employées, les seuils passifs moyens au niveau des implants sont compris entre 0,9 et 10,9 N [15 à 23].
Plusieurs études menées sur des groupes de sujets partiellement dentés porteurs de prothèses implanto-portées ont révélé que les seuils passifs sont dix à vingt fois plus élevés au niveau des implants que des dents naturelles [17, 18, 19, 24].
En comparant des sujets dentés avec des sujets porteurs de prothèses implanto-portées complètes, Jacobs et van Steenberghe ont, de plus, montré que les seuils passifs au niveau des implants sont cinquante fois plus élevés qu’au niveau des dents naturelles [15].
Enfin, la comparaison des seuils passifs entre des groupes de sujets dentés, des sujets porteurs de prothèse amovible à complément de rétention dentaire et des sujets porteurs de prothèse à complément de rétention implantaire a mis en évidence des seuils passifs plus élevés au niveau des implants que des dents naturelles [15] et que des dents traitées endodontiquement participant à la rétention d’une prothèse amovible complète [16]. Chez les sujets totalement édentés porteurs de prothèse faisant appel aux implants, une étude récente a par ailleurs montré que les seuils passifs diminuent progressivement après l’implantation [22].
Les seuils actifs moyens sont de 10 µm à 22 µm entre des dents naturelles antagonistes [21, 25 à 29] et de 100 µm [25, 28] à 225 µm [21] entre deux prothèses amovibles complètes.
Les seuils actifs sont similaires entre des dents naturelles antagonistes, et entre des dents naturelles opposées à une prothèse implant-portée unitaire [27, 29] ; ils restent identiques après l’anesthésie locale des dents antagonistes [29]. Une étude récente a également mis en évidence une différence de seuils actifs en fonction du traitement de surface implantaire, notamment entre une surface traitée avec un spray de plasma titane et une surface mordancée à l’acide et sablée [30].
En ce qui concerne les prothèses implanto-portées partielles, les seuils actifs sont deux à cinq fois plus élevés au niveau des implants qu’au niveau des dents naturelles [31].
Dans le cas de réhabilitations implanto-portées complètes, plusieurs études ont montré que les seuils de détection actifs entre des prothèses implanto-portées complètes bimaxillaires ou unimaxillaires opposées à des dents naturelles sont identiques à ceux des dents naturelles opposées [25, 28]. En revanche, les seuils actifs entre une prothèse unimaxillaire implanto-portée opposée à une prothèse complète amovible conventionnelle sont trois à cinq fois plus élevés que ceux observés entre des dents naturelles antagonistes [25, 28]. Enfin, chez les sujets porteurs de prothèse implanto-portée complète opposée à des dents naturelles, les seuils actifs diminuent après la mise en fonction prothétique [32].
En ce qui concerne les sujets porteurs de prothèses complètes à complément de rétention implantaire, les seuils actifs entre une prothèse à complément de rétention implantaire opposée à une prothèse complète conventionnelle sont trois à cinq fois plus élevés qu’entre des dents naturelles [28, 31]. Il semble également que les sujets porteurs de prothèse amovible complète à complément de rétention aient plus de difficulté pour discriminer les épaisseurs inter-occlusales avec un ancrage implantaire qu’avec un ancrage dentaire [33]. Enfin, les seuils actifs sont identiques avec une prothèse conventionnelle amovible complète et avec une prothèse à complément de rétention implantaire [28].
La stéréognosie est la capacité à reconnaître et à discriminer des objets de formes différentes.
Techniquement, les tests permettant d’apprécier les capacités stéréognosiques consistent à faire manipuler par le patient des pièces de formes définies dans la cavité buccale. Cette manipulation implique l’activation de récepteurs parodontaux, muqueux, musculaires et articulaires. Pour comparer les capacités stéréognosiques entre les dents ou les implants, les objets utilisés sont placés au bout d’un cure-dent de manière à ce que la manipulation des objets ne concerne ni la langue, ni les lèvres [34]. Les tests interdentaires impliquent donc seulement les récepteurs parodontaux ou péri-implantaires, musculaires et articulaires.
Cette méthode a permis de montrer que les capacités stéréognosiques sont moins bonnes avec une prothèse implanto-portée complète ou avec une prothèse complète à complément de rétention implantaire qu’avec des dents naturelles [34].
Le temps de réaction correspond au temps de détection du stimulus et d’activation des muscles permettant de signaler manuellement la perception [35]. Il semble que le temps de réaction soit plus long lorsque la stimulation est appliquée au niveau d’un implant que d’une dent naturelle [35].
L’analyse de la littérature confirme donc les modifications de la fonction tactile liées à l’ostéo-perception lors du remplacement d’une dent par une solution prothétique ostéo-ancrée. Cliniquement, si les capacités somesthésiques ne sont pas modifiées dans le cas de prothèses unitaires, la perception des contraintes occlusales semble moins efficace en présence de reconstitutions ostéo-ancrées plurales qu’avec des dents naturelles.
Tout laisse alors penser que le contrôle moteur de l’appareil manducateur pourrait lui aussi être altéré en présence de reconstitutions ostéo-ancrées. Afin de mieux comprendre le retentissement fonctionnel des thérapeutiques ostéo-ancrées, il est nécessaire de mesurer l’incidence de ces thérapeutiques sur le comportement moteur de l’appareil manducateur.