DÉTOURS CLINIQUES
Nicolas Decerle* Sylvain Ope** Maurice Morenas***
*AHU-PH, Ancien interne des hôpitaux, Master 1, DU d’implantologie clinique orale
**Ancien AHU-PH, Master 1, DU d’implantologie clinique orale
***PU-PH, Docteur de l’université d’Auvergne
Habilitation à diriger les recherches
Ancien doyen de l’UFR d’odontologie de Clermont-Ferrand
Responsable de l’Unité d’implantologie orale du service d’odontologie de l’Hôtel-Dieu
Responsable de la sous-section d’enseignement Sciences anatomiques et physiologiques, occlusodontiques, biomatériaux, biophysique, radiologie
****UFR d’odontologie
11, bd Charles-de-Gaulle
63000 Clermont-Ferrand
Les bridges dento-implanto-portés ont toujours été sujets à polémique depuis le début du développement de la thérapeutique implantaire. Certaines études démontrent des résultats plus faibles ou moins durables de ce type de réhabilitation ; d’autres présentent des résultats comparables avec les prothèses implanto-portées. Cet article essaie, à partir d’une revue de la littérature, de déterminer les indications ainsi que les contre-indications de ce type de prothèse et de soulever les questions qui existent encore sur ce sujet. Il est illustré par le cas d’une patiente suivie depuis 1993 au sein du service d’odontologie du CHU de Clermont-Ferrand.
Tooth-implant prosthesis : review of the literature illustrated by a case with over 15-years follow-up
The bridge tooth-implant connection has always been controversial since the early development of implant therapeutics. Some studies show results either weaker or less long-lasting ; others set out similar results as those obtained with implant-supported prostheses. Based on a review of the literature, this article attempts to determine the indications as well as countraindications of this type of prosthesis and to air the issues that still exist on this subject. It will be illustrated by the case of a patient monitored since 1993 in the dentistry department of the University Hospital of Clermont-Ferrand.
La connexion dent-implant pour une même construction prothétique fixée reste un sujet de vive controverse. Les promoteurs de ce type de constructions prothétiques mettent en avant le moindre besoin d’actes chirurgicaux lourds (greffe osseuse) et le maintien du maximum d’éléments dentaires (proprioception), voire un coût moindre. De leur côté, les détracteurs opposent comme principal argument les différences de comportements sous contrainte entre racines artificielles et naturelles, générant ainsi des pertes osseuses accélérées au niveau de l’implant à court, moyen ou long terme.
Malgré de nombreuses études concordantes montrant des succès à long terme [1-5], certains auteurs restent fortement opposés à ce type de connexion [6-10]. Les principales interrogations concernent le type de liaison à choisir (rigide, non rigide ou télescope) et le nombre de piliers à relier.
Outre une revue exhaustive de la littérature des 20 dernières années, cet article présente le suivi sur plus de 16 années d’une réalisation prothétique mixte fixée sur 2 piliers dans un secteur mandibulaire de classe 2 de Kennedy-Applegate avant pose de l’implant.
Un bilan bibliographique reste très aléatoire dès lors qu’une connexion dent-implant est envisagée parmi les propositions thérapeutiques. Dans cette situation, quoi de plus pertinent que de retenir, comme base de discussion, l’article présentant le plus haut degré de preuves ? Dans cette option, c’est une revue de littérature parue en 2004 [10] s’appuyant sur une méta-analyse qui répond le mieux à ce critère. À noter qu’une autre revue exhaustive plus récente sur le sujet [11] a été publiée en 2010, mais son niveau de preuves est moindre, car elle ne s’appuie pas autant sur l’aspect statistique.
La revue de littérature de 2004 conclut que le taux de succès est significativement plus faible aussi bien pour les implants que pour les reconstructions lorsque la prothèse est supportée par des piliers mixtes par rapport à une prothèse équivalente totalement implanto-portée. Elle préconise ce dernier choix lorsque l’implantation est anatomiquement possible [10].
Toutefois, de nombreuses études antérieures pour certaines à l’article de Lang et al. [10] et postérieures pour d’autres allèguent des résultats comparables entre prothèses dento-implanto-portées et prothèses implanto-portées [1-5].
Dans l’état actuel des données, force est de constater objectivement que les recommandations des articles favorables aux appuis mixtes sont moins bien étayées, car ces études reposent sur des effectifs de cas cliniques numériquement plus réduits, ce qui n’est pas le cas de celles issues de l’article de Lang.
Doit-on alors rejeter définitivement l’option appui mixte ? Cette attitude est-elle d’essence scientifique ? Ne doit-on pas plutôt poursuivre des études cliniques permettant de dégager les critères et les situations recevables ? En effet, à la décharge de ce concept d’appui mixte, les préconisations initiales des « pionniers de l’ostéointégration » étaient de ne confectionner ce type de bridge que s’il était possible de créer des piliers ayant la même résilience que les dents [12]. Ils ont ainsi proscrit cette option, ce qui en a retardé, ou pour le moins limité considérablement le choix clinique. Ce type de pilier n’a été mis au point que plus tard (IME®IMZ) [13] et n’a pas fait ses preuves. Il n’existe aucune étude clinique démontrant la supériorité de ce type de pilier [11]. De plus, ce type de pilier nécessitait un remplacement fréquent de l’élément résilient du fait de l’usure, de la fatigue et des fractures de celui-ci [14].
Quels sont, point par point, les critères de choix présidant à la confrontation « appui mixte/appui implantaire » ?
Le regard porté sur la connexion « dent-implant » a changé au cours du temps. Comme précisé ci-dessus, elle a été rejetée initialement du point de vue théorique, en raison des contraintes asymétriques qu’elle induit sur les piliers, contraintes considérées comme pathogènes pour le pilier implantaire [15, 16].
Toutefois, plus tard, des publications cliniques [1-5] ont présenté des preuves de résultats comparables entre les deux protocoles, ce que la revue de littérature de 2004 ne confirme pas.
Ce constat souligne les incertitudes soulevées sur la fiabilité des études référencées ci-dessus et sur les conclusions de leurs auteurs.
L’influence majeure de l’expérience des praticiens est ici encore un facteur important sur la maîtrise du phénomène d’intrusion classiquement observé de la dent pilier supportant un attachement de type glissière et donc sur l’indication et la réussite de ce type de prothèse [4, 5, 17].
De nombreux auteurs soutiennent que la connexion dent-implant doit être rigide pour éviter le phénomène d’ingression [2-5, 7, 8]. Ce consensus doit être pondéré, car les divers auteurs se justifient avec des arguments et observations contradictoires, sources quelquefois de polémiques.
Ainsi, Naert et al. expliquent que la perte osseuse péri-implantaire accrue dans les cas de connexion rigide est à privilégier par rapport à l’ingression. Pour eux, ce type de complication n’est pas détecté par le patient au contraire de l’ingression. Ils considèrent que les patients ne se rendent pas compte du phénomène de perte osseuse et qu’ils sont donc moins attentifs à respecter les séquences de maintenance qui, de ce fait, sont réduites (sic). De plus, ces auteurs estiment que tant que la cause du phénomène d’intrusion n’est pas explicitée, on ne peut prendre le risque de le provoquer sur une dent [8].
Or, si le phénomène est souvent décrit dans les cas de connexions non rigides ou dans les connexions rigides avec utilisation de télescopes [11], la compréhension du mécanisme de l’ingression est, à l’heure actuelle, toujours discutée [11, 17, 18].
Retenons que sa fréquence est relativement faible : en moyenne, 5 % selon Lang et al. [10].
Lorsque l’anatomie impose l’utilisation d’un implant court (moins de 10 mm, voire inférieur ou égal à 6 mm), la résorption osseuse péri-implantaire est un facteur critique pour la survie prothétique. Dans ce cas, il apparaît que l’ingression de l’appui dentaire est moins à craindre que la perte implantaire, puisque la réintervention sera plus simple. Si la dent ingresse et que le suivi permet une détection précoce, la dépose de la partie prothétique peut produire une égression compensatrice naturelle de la dent et permettre ainsi de reconstruire le même type de prothèse [6]. Si l’ingression est détectée tardivement et que la dent n’est plus conservable, l’implantation postextractionnelle reste souvent possible ; c’est une technique aujourd’hui bien décrite [19]. Le volume osseux sera, le plus souvent, plus important autour d’un site avec une racine qu’au niveau d’un site résiduel après échec d’un implant court ; dans cette dernière situation, une nouvelle implantation ne sera généralement possible qu’au prix d’une greffe osseuse.
Le Gall et Saadoun rapportent en 2004 que ce sont les difficultés anatomiques et/ou physiologiques qui poussent à l’indication des prothèses à appuis mixtes [20].
Dès lors que la réticence à proposer des réhabilitations dento-implanto-portées est liée à la différence de comportement sous contrainte des différents piliers, ce procédé est à privilégier dans les secteurs postérieurs, où les dents présentent des mobilités plus faibles aussi bien dans les sens verticaux que vestibulo-lingual ou palatin, plutôt que dans le secteur antérieur [20].
Nous n’avons retrouvé que deux publications satisfaisantes sur le sujet. La première étude traite des longueurs à éviter [21]. Il paraît difficile de tenir compte en clinique de ce genre de considération, car c’est le projet prothétique qui guide la position des implants. La seconde étude (in vitro) conclut que les forces nocives appliquées sur l’implant sont d’autant plus intenses que le nombre d’intermédiaires est élevé [22].
Des études approfondies sont nécessaires pour quantifier ce critère.
Un consensus a été établi par une Commission d’experts (Société scandinave de dentisterie prothétique et Société danoise d’implantologie orale) qui rejetait l’avulsion d’une dent conservable pour éviter une prothèse mixte [23, 24].
Les principaux facteurs à prendre en compte sont :
– l’étendue de la réhabilitation prothétique ;
– la qualité parodontale des dents potentiellement impliquées.
Dans le cas d’une restauration de petite étendue, on ne doit pas relier plus d’un implant à un pilier dentaire ; dans ce cas, la situation du pilier dentaire est assimilable à celle d’un cantilever.
Dans le cas d’un bridge à 3 appuis où 2 implants sont reliés à une dent, la situation est celle de 2 cantilevers au lieu d’un seul [25].
Dans le cas de restauration de grande étendue, la réintervention est toujours complexe, ce qui implique de segmenter au maximum les travées lorsque le contexte parodontal est sain et que le nombre et la position des piliers le permettent. On évitera aussi de relier des dents avec des implants, car alors le taux de complication est significativement augmenté [10]. Toutefois, une étude présente des résultats intéressants sur une réhabilitation particulière qu’est le bridge total maxillaire sur télescope [26]. Cette étude doit être relativisée, le nombre de cas étant réduit (22) et le temps du suivi de 12 à 108 mois.
Dans le cas d’un bridge de contention, après le succès de l’assainissement parodontal validé, la situation est différente ; la restauration doit être la plus étendue possible pour satisfaire aux principes de Roy [27] et selon la littérature, la connexion doit être rigide [28]. Toutefois, la controverse existe sur l’indication de ce type de reconstruction, certains auteurs estiment que les dents ne participent pas à la fonction [29]. À l’opposé, les tenants de cette technique considèrent que le maintien d’éléments dentaires assure celui de la proprioception dans le secteur maxillaire concerné. Le débat reste d’actualité, mais une étude à long terme a rapporté récemment des résultats intéressants avec des taux de survie à 8 ans des piliers et des prothèses [30]. Le niveau de preuves apporté par cet auteur est toutefois plutôt faible (9 patients avec parodonte affaibli suivis sur 24 à 94 mois).
S’agissant du nombre de supports à considérer et plus particulièrement dans le cadre d’une réhabilitation complète, il faut apprécier la valeur des piliers résiduels ainsi que leurs positions relatives. La position des implants doit alors déterminer un triangle, voire un rectangle de sustentation et les implants doivent être alors placés le plus près possible des piliers les plus faibles [31].
En reprenant l’historique d’un traitement de ce type initié il y a plus de 15 ans, il est apparu intéressant d’évaluer la justification des options choisies à l’époque dans le contexte des opinions défendues dans la revue de littérature analysée dans le présent article.
Une patiente s’est présentée en novembre 1992 dans le service d’odontologie pour une remise en état de sa cavité buccale (fig. 1).
Le schéma dentaire montrait les points suivants.
– 11, 12, 13 : dents saines ;
– 14 : dent dépulpée avec couronne ;
– 15 : dent dépulpée avec un amalgame ;
– 16, 17, 18 : absentes.
– 21, 22, 23, 25 : dents saines ;
– 24 : dent pulpée, amalgame OD ;
– 27 : dent dépulpée, amalgame MOD.
– 31, 32, 33, 34 : dents saines ;
– 36 : absente ;
– 35 et 37 : dents dépulpées.
– 41, 42, 43, 44 : dents saines ;
– 46, 47 : absentes ;
– 45 et 48 : dents dépulpées support d’un bridge métallique.
La proposition thérapeutique acceptée par la patiente était la suivante :
– extraction de 38 et de 48 ;
– 6 mois plus tard, mise en place d’un implant en position de 47, puis réhabilitation avec un bridge dento-implanto-porté avec appui sur 45. La connexion choisie de type semi-rigide axial privilégiait la théorie avancée à l’époque selon laquelle la mobilité de la dent naturelle aurait, dans ce cas, une incidence réduite sur les forces transversales exercées sur l’implant. En outre, ce choix a été privilégié par la possibilité d’une dépose plus aisée pour assurer la maintenance implantaire et intercepter tout problème au niveau de la dent support ;
– mise en place de 2 implants 16 et 17 avec 2 couronnes unitaires céramo-métalliques ;
– mise en place d’un bridge 25-27 après retraitement de 27 et conservation de la vitalité pulpaire de 25.
Pour des raisons économiques l’ensemble du traitement a été effectué en plusieurs séquences échelonnées dans le temps.
Cette séquence comprenait :
– la dépose du bridge 45-48 avec conservation de la couronne coulée sur 45 ;
– la temporisation et l’implantation en position 47 (fig. 2) ;
– puis après 6 mois d’ostéointégration (fig. 3), la mise en place d’un bridge provisoire pour réaliser, simultanément et dans un second temps, les secteurs 1 et 4.
Une céraplastie a été réalisée pour la confection d’un isomoulage en vue de la réalisation du bridge provisoire (fig. 4). Un pilier provisoire vissé sur l’implant a été utilisé (fig. 5), réduit en hauteur et inclus dans le bridge provisoire (fig. 6, 7 à 8).
Parallèlement à la mise en place du bridge provisoire 45-47, le bridge 25-27 a été réalisé.
En raison du faible volume osseux, la mise en place de 2 implants 16 et 17 a impliqué un comblement sinusien par voie crestale (fig. 7). Toutes les restaurations ont été insérées en janvier 1996 (fig. 9, 10, 11, 12, 13, 14 à 15).
Il s’agissait de prothèses céramo-métalliques transvissées conventionnelles sur piliers classiques (Nobel-Biocare). La connexion avec 45 était réalisée par une glissière intracoronaire à queue d’aronde, non activable type Beyeler (fig. 13).
Quelques temps après la réalisation des restaurations des secteurs 1 et 4, lors d’un contrôle, la perte de 37 a été objectivée du fait d’une reprise carieuse. La décision a été prise d’extraire les racines résiduelles, d’implanter en position 36, 37 et de confectionner 2 couronnes céramo-métalliques (fig. 16).
La patiente, pour des raisons professionnelles, a dû quitter la région durant 6 ans. Pendant cette période, elle a perdu la dent 27. Un praticien consulté lui a proposé de faire une prothèse amovible segmentaire en extention distale avec attachement (fig. 17). Bien que ce concept prothétique ne soit pas conforme aux données acquises de la science, la patiente en était satisfaite et ne souhaitait pas la remplacer par une prothèse sur implant.
Toutefois, depuis la fin 2006, elle est revenue consulter régulièrement dans le cadre du service d’odontologie.
Comparée au bilan radiographique effectué à l’issue de l’ostéointégration de 47 (fig. 9), la radiographie de contrôle et la vue clinique (fig. 18 et 19) ont montré une remarquable stabilité de l’intégration osseuse péri-implantaire, l’absence de toute anomalie occlusale (ingression du pilier dentaire) et un état parodontal correct.
En l’état actuel des connaissances, la prothèse mixte semble pouvoir être indiquée sous réserve du respect de certaines conditions :
– lorsque le volume osseux est insuffisant pour permettre la pose d’un second implant ;
– lorsque le volume osseux ne peut être augmenté, le risque de complication étant évident ou parce qu’une transposition nerveuse doit être évitée ;
– lorsque cet implant ne suffit pas à réhabiliter la fonction occlusale ;
– lorsqu’il n’existe pas d’alternative thérapeutique acceptable.
Toutefois, avant d’arrêter une telle proposition thérapeutique, l’appréciation de la valeur intrinsèque du pilier dentaire est un prérequis majeur de l’arbre décisionnel [23].
Le cas rapporté ici traite d’un suivi sur plus de 16 années d’un bridge de 3 éléments dento-implanto-portés réhabilitant un édentement terminal. Il ne correspondait pas aux critères décrits plus haut. Malgré tout, au moment du choix de l’option thérapeutique, cette solution a été influencée en grande partie par des arguments pécuniaires.
Le choix d’une connexion semi-rigide inamovible de type glissière intracoronaire située sur l’appui dentaire a permis de limiter les contraintes nocives induites sur le pilier implantaire, liées à la laxité ligamentaire lors des pressions exercées sur 45. La pérennité du niveau osseux autour de l’implant valide l’option retenue lors de la proposition thérapeutique globale en 1992.
Au vu de l’état actuel de la littérature, la prise en compte aujourd’hui d’un tel cas clinique serait différente.
Une solution avec 2 implants non reliés au pilier dentaire serait plus sûrement privilégiée. Si la prothèse à appui mixte était toutefois retenue, la connexion choisie serait alors de type rigide, tenant compte des résultats favorables rapportés et du risque d’ingression de la dent support avec attachement [2-5, 7, 8].
Ce cas clinique illustré par une réussite à long terme peut confirmer l’avantage théorique d’une connexion semi-rigide : à savoir la réduction des contraintes réciproques entre les piliers avec pour conséquence l’absence de perte osseuse au niveau de l’implant connecté. Il s’agit du résultat d’un cas isolé qu’il serait intéressant d’intégrer à celui d’un nombre suffisant de traitements de même nature pour en dégager de réelles valeurs statistiques.
Remerciements à M. Jean-Claude Stalin (Laboratoire Auvergne Prothèse) qui a réalisé le bridge du secteur 4.