Occlusodontie
Michel Laurent * Jean-Daniel Orthlieb ** Serge Bezzina *** Olivier Laplanche ****
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Assistant HU
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Maître de conférences
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Assistant HU
Service d'odontologie Marseille Centre
UFR d'odontologie Marseille
Université de la Méditerranée - 17-19, boulevard
Mireille Lauze - 13010 Marseille
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Assistant HU
Faculté d'odontologie de Nice - Parc Valrose
Avenue Joseph Vallot - 06108 Nice Cedex
Le choix d'une position mandibulaire thérapeutique, antérieure à la relation centrée a été utilisé, jusqu'à présent, pour tenter de résoudre certains dérangements internes de l'articulation temporo-mandibulaire. Cette anté-position mandibulaire peut être également un moyen pour simplifier ou optimiser un traitement prothétique. L'indication de ce positionnement antérieur de la mandibule est posée en fonction de critères précis et une méthodologie adaptée est mise en œuvre, particulièrement pour la réalisation des prothèses provisoires. L'objectif de cet article est de décrire de manière théorique et clinique la méthode permettant de réussir cette orthopédie de la mandibule.
The choice of a mandibular position anterior to the centric relation has in the past been proposed to resolve internal disorders of the temporomandibular joint. This mandibular anterior position could also be a mean to improve the occlusal relation and simplify a prosthodontic treatment with healthy joints. This treatment in mandibular anterior position is indicated following precise criteria and implies a specific procedure, especially during the building of temporary acrylic restorations. From a theorical and clinical point of view, this paper aims at describing the procedure to realize this prosthetic orthopedic treatment of the mandible.
L'observation clinique de certains cas en occlusion de type classe II d'Angle laisse à penser qu'une propulsion mandibulaire d'un ou deux millimètres pourrait établir des rapports entre les dents antérieures plus satisfaisants qu'ils ne le sont en relation centrée (RC) ou en occlusion d'intercuspidie maximale (OIM), même si cette dernière est physiologique. D'autre part, les thérapeutiques de « recapture » discale, par maintien des condyles en position antérieure [1, 2], ont montré qu'il est possible d'établir une occlusion d'intercuspidie maximale en antéposition. Cette position, établie en avant de la position de référence que constitue la relation centrée, n'a pas été décrite comme pathogène.
L'ensemble de ces constatations permet de proposer une méthode de traitement prothétique en antéposition dont l'objectif n'est plus une thérapeutique articulaire, mais la simplification de certains traitements de prothèse.
Cet article décrit, de manière théorique et clinique, les indications, les justifications et les moyens à mettre en œuvre dans le cadre des traitements prothétiques en antéposition.
Le thérapeute doit pouvoir, à tout moment d'un traitement, situer la mandibule par rapport au maxillaire, en clinique comme au laboratoire. Ceci n'est possible qu'en choisissant parmi l'infinité de positions mandibulaires, une situation reproductible et enregistrable, qui ne soit pas affectée par le traitement envisagé. Seules, deux situations peuvent répondre à ce cahier des charges :
- une position définie par les dents : l'occlusion d'intercuspidie maximum (OIM) ;
- une situation définie par les articulations temporo-mandibulaires (ATM) : la relation articulaire de référence (plus connue sous le terme de relation centrée) (fig. 1).
Elle correspond à la position que l'on souhaite imposer à la mandibule par une modification des rapports dentaires. Par simplification, position de référence et position thérapeutique sont souvent confondues (exemple : reconstruction d'une occlusion en relation centrée). Si cela n'est pas le cas, la position thérapeutique est définie, dans l'espace, par rapport à une position de référence (exemple : antéposition bilatérale d'un millimètre par rapport à la relation centrée…) (fig. 2).
L'utilisation d'une antéposition modérée comme position thérapeutique repose sur des justifications issues de la physiologie ou d'expériences thérapeutiques. Au cours de la fonction, les condyles mandibulaires se déplacent en bas et en avant. L'occlusion doit donc faciliter les mouvements fonctionnels dans cette direction et limiter les mouvements vers le haut ou l'arrière [3]. Inversement, le sens de la pathologie semble représenté par une rétroposition ou une rétrofonction condylienne [4]. Les reconstructions en antéposition placent donc les condyles mandibulaires dans une zone fonctionnelle. Dans certains cas, elles peuvent être considérées comme une solution préventive pour les ATM en évitant la compression de la zone rétrocondylienne (fig. 3).
D'un point de vue thérapeutique, des traitements de « recapture » discale ont été proposés dans les cas de désunion condylo-discale réversible. Des indications exagérées (déplacements anciens ou tardifs) sont probablement à l'origine de nombreux échecs [5]. Pour autant, ces traitements basés sur une orthopédie de propulsion mandibulaire ont confirmé qu'il est possible, dans certaines conditions, d'établir une OIM nettement antérieure à la relation centrée, sans dommages anatomo-fonctionnels, cliniquement appréciables. Une amélioration fonctionnelle et une diminution des douleurs sont généralement obtenues même si le disque articulaire ne retrouve pas sa position d'origine [1, 2, 6].
Les indications peuvent être résumées par des cas de prothèse de grande étendue où le surplomb et/ou le recouvrement incisivo-canin sont exagérés. En pratique, il s'agit de classe II ou de tendance vers cette classe dento-squelettique et offrant une possibilité d'augmentation de la dimension verticale. En effet, le mouvement de propulsion entraîne simultanément un abaissement lié au glissement des bords libres des incisives mandibulaires sur les faces palatines des incisives maxillaires. Cette augmentation de dimension verticale est possible si le patient ne présente pas au départ une typologie hyperdivergente [6-8]. Elle peut être mise à profit pour compenser des égressions dentaires.
La compensation d'une rétroposition condylienne peut également orienter le traitement vers une position thérapeutique plus antérieure. De même, un déplacement vers l'avant de la mandibule peut favoriser le rétablissement de rapports postérieurs de une dent à deux dents. Par contre, ce changement dans les rapports d'arcades antéro-postérieurs et verticaux n'est possible qu'en présence d'une indication de restauration étendue.
Le choix de l'antéposition a pour but de simplifier le traitement envisagé (diminution du coût thérapeutique) tout en optimisant les fonctions occlusales et ou articulaires (amélioration du pronostic thérapeutique). L'attitude inverse qui consisterait à indiquer une restauration de grande étendue pour améliorer les rapports des dents antérieures est à proscrire en raison d'un rapport coût/pronostic thérapeutique incertain, voire défavorable ( tabl. I ).
Les examens cliniques et paracliniques permettent un diagnostic occlusal et squelettique indispensables pour respecter les indications prédéfinies. Les rapports des dents antérieures en propulsion peuvent être appréciés directement en bouche ou en utilisant des moulages fractionnés (avec secteurs postérieurs amovibles), montés sur l'articulateur. Une position antérieure de la mandibule doit maintenir ou améliorer ces rapports antérieurs statiques ou cinématiques.
De la même manière, les rapports des dents postérieures sont étudiés : le rétablissement de rapports de une dent à deux dents est un argument en faveur d'une position mandibulaire antérieure. Une axiographie est nécessaire pour déterminer les valeurs réelles de pente condylienne qui sont importantes pour simuler une propulsion sur l'articulateur. Enfin, la téléradiographie du crâne et l'analyse céphalométrique qui en est tirée permettent d'évaluer la dimension verticale d'occlusion (DVO) harmonieuse du patient en fonction de l'architecture des bases osseuses [9]. L'analyse permet de dégager une tendance à la sous-évaluation, la surévaluation ou la normalité de la DVO. Des valeurs chiffrées ne sont pas forcément à respecter avec précision, mais la thérapeutique doit aller dans le sens d'une normalisation. La synthèse de ces éléments de diagnostic débouche sur le choix de la valeur de propulsion.
Cette position n'est pas spontanément atteinte lors du mouvement d'élévation, car le patient est habitué à une position d'OIM plus postérieure. Si l'on souhaite imposer une OIM plus antérieure, il est nécessaire de recréer un certain nombre de repères proprioceptifs pour permettre une nouvelle programmation neuro-musculaire.
Le plus important de ces repères a été défini par Slavicek sous le terme de guide antirétrusion (GAR). En denture naturelle, il représente le guidage qui doit exister entre l'occlusion de relation centrée (ORC) et l'OIM lorsque ces deux positions sont distinctes. Ce guide antirétrusion correspond préférentiellement au glissement de la pointe cuspidienne vestibulaire de la première prémolaire mandibulaire, sur le pan mésial de la cuspide palatine de la première prémolaire maxillaire. Il débute en OIM et se termine en ORC [10, 11]. D'autres dents peuvent renforcer ce guidage selon le même principe (fig. 4).
Autre repère indispensable : des contacts en OIM entre les six dents antéro-maxillaires et mandibulaires qui grâce à une proprioception très fine informent le système nerveux central sur la position de la mandibule [12, 13]. Enfin, l'OIM établie en antéposition pour être mémorisée comme point de départ et d'arrivée des mouvements mandibulaires doit correspondre à une position unique, stable et offrant une bonne stabilité occlusale [14].
Les préparations, nécessairement multiples dans ce type de traitement, sont réalisées en plusieurs étapes.
Les éléments provisoires de première génération, généralement réalisés par isomoulage, reproduisent la situation initiale sans chercher à la modifier. Les préparations doivent par contre tenir compte de la future occlusion en antéposition, en particulier dans leurs épaisseurs de réduction axiale ou occlusale.
L'objectif est de réaliser des prothèses provisoires dont l'occlusion est fixée sur l'articulateur par une propulsion conforme à la décision prise à l'issue de la phase de diagnostic. Ces éléments provisoires doivent être placés directement en bouche, sans retouche ni rebasage, après détermination de la référence occlusale sur l'articulateur. La propulsion fixée sur l'articulateur par un système de cales dans les boîtiers condyliens ou de vis graduées permet de régler l'occlusion dans une position unique reproductible à souhait, ce qui est pratiquement impossible en bouche. En effet, il est difficile, voire impossible pour un patient de retrouver plusieurs fois de suite la même position antérieure. Le verrouillage d'une propulsion définie en bouche à l'aide d'une clé en résine peut résoudre le problème de la répétitivité, mais n'assure pas la symétrie de la propulsion. Pour les deux raisons précitées, l'occlusion est fixée sur l'articulateur, ce qui impose de dissocier, lors de la réalisation des prothèses provisoires, la gestion de l'adaptation marginale de celle de l'occlusion.
Deux techniques permettent d'atteindre les objectifs occlusaux fixés tout en offrant une adaptation marginale compatible avec les impératifs parodontaux ; leur description est illustrée, ci-dessous, par deux cas cliniques.
Remarque : l'articulateur est programmé en utilisant les valeurs données par l'axiographie pour les pentes condyliennes et en réduisant à zéro les angles de Bennett pour éviter le jeu transversal des boules dans les boîtiers condyliens.
Elle est destinée à obtenir une nouvelle programmation neuromusculaire qui fera de l'antéposition prédéfinie la position unique de départ et d'arrivée des mouvements mandibulaires, volontaires ou automatiques.
Sa durée est de 1 à 3 mois selon les difficultés rencontrées par le patient et doit être précédée d'explications pour que le patient comprenne l'objectif à atteindre.
La méthode la plus simple, qui est utilisée chaque fois que possible, consiste à fractionner la réalisation de la prothèse d'usage afin de l'intégrer segment par segment dans l'OIM définie par les prothèses provisoires. Si cela n'est pas possible, la totalité de la restauration doit être définie du point de vue occlusal sur l'articulateur et placée en bouche pratiquement sans retouche.
Une patiente de quarante ans se présente à la consultation avec une demande esthétique et prothétique (fig. 5). La résolution du cas, bien que faisant appel à la prothèse nécessite un traitement d'orthodontie préalable pour résoudre des problèmes de positionnement dentaire (fig. 6). L'IRM révèle en dehors d'anomalies discales (perforations et adhésion du disque), une rétroposition condylienne, potentiellement pathogène (fig. 7). La décision de traitement en propulsion est prise au regard des éléments suivants :
- présence d'une classe 2 avec tendance aux rapports dent sur dent dont la résolution orthodontique alourdirait le traitement ;
- rétroposition condylienne ;
- champ d'action étendu, lié à la nécessité de réaliser une prothèse fixée de 14 à 27 et sur 45 et 46.
Valeur de propulsion souhaitée : 1 mm réglée sur l'articulateur à l'aide d'une vis micrométrique
Après réalisation des éléments provisoires de première génération, des empreintes à l'alginate des préparations sont prises. Les moulages issus de ces empreintes sont montés en articulateur. Une propulsion d'1 mm est imposée et des prothèses provisoires de deuxième génération sont élaborées sur une armature métallique, en utilisant des facettes issues de dents du commerce évidées pour parfaire l'esthétique. Les prothèses fixées provisoires sont ensuite rebasées en bouche pour assurer une adaptation compatible avec les impératifs parodontaux. La position de référence (relation centrée) est réenregistrée avec des cires sectorielles. Une empreinte à l'alginate de chaque arcade permet alors d'intégrer les prothèses provisoires aux moulages. Pour cela, l'intrados des éléments provisoires est isolé et du plâtre est coulé afin d'obtenir les deux moulages à remonter sur l'articulateur (fig. 8 et 9). La position thérapeutique (1 mm de propulsion par rapport à la position de référence) est alors réglée sur l'articulateur pour faire subir aux prothèses provisoires une équilibration finale par adjonction ou soustraction de résine. Les contacts occlusaux ainsi reportés en bouche sans aucune retouche doivent permettre d'imposer la position déterminée sur l'articulateur (fig. 10 et 11).
La prothèse d'usage est alors intégrée secteur par secteur à l'occlusion, définie par les restaurations transitoires. les secteurs latéraux offrent une occlusion de une dent à deux dents, l'OIM est bien définie et les rapports antérieurs sont optimisés (fig. 12, 13 et 14).
Pour ce patient d'une quarantaine d'années également, l'impérieuse nécessité d'une réhabilitation occlusale est compliquée par des rapports antérieurs très défavorables avec un surplomb et un recouvrement extrêmement marqués (fig. 15). L'anamnèse révèle des antécédents de claquement articulaire, mais l'examen clinique et l'axiographie électronique montrent une fonction bien conservée des ATM. La décision d'une propulsion mandibulaire d'1 mm est prise pour faciliter la réalisation d'une prothèse fixée maxillaire pratiquement complète et d'une prothèse amovible terminale bilatérale à la mandibule. Elle s'accompagne d'une augmentation de la DVO d'1 mm au niveau interincisif.
Après réalisation de prothèses provisoires de première génération (y compris prothèse amovible en résine mandibulaire), des restaurations transitoires de deuxième génération sont réalisées selon la technique « des coquilles ». Sur l'armature métallique préparée au laboratoire (destinée à augmenter la solidité), des chapes en résine chémopolymérisable sont préparées sur chacun des piliers (fig. 16). Ces chapes semblables à des armatures pour éléments céramo-métalliques, doivent être parfaitement ajustées aux limites de chaque préparation. Un arc de transfert permet le montage du moulage maxillaire en articulateur, puis la position de référence (relation centrée) est enregistrée par deux cires sectorielles. Une empreinte à l'alginate vient capturer les armatures.
L'intrados des armatures est isolé, l'empreinte est coulée avec un plâtre offrant de faibles propriétés mécaniques (fig. 17). Après montage en articulateur (fig. 18) et réglage des boîtiers condyliens en propulsion (fig. 19), l'anatomie de chaque dent est recréée par cire ajoutée et utilisation de facettes issues de dents du commerce pour les zones esthétiques. La cire est alors remplacée par de la résine à l'aide d'une clef en silicone. Après réglage de l'occlusion sur l'articulateur, le moulage est détruit pour libérer les prothèses provisoires terminées et polies. L'intrados des armatures et les limites ayant été réalisés en bouche, les éléments provisoires peuvent être placés sans rebasage pour conserver les rapports d'occlusion établis sur l'articulateur tout en respectant les impératifs parodontaux (fig. 20).
Les prothèses d'usage sont réalisées avec la même valeur de propulsion que pour les prothèses provisoires, offrant ainsi des contacts antérieurs qu'il aurait été difficile d'obtenir en relation centrée. (fig. 21 et 22).
L'expérience clinique acquise pour ces traitements en antéposition permet de définir un certain nombre de contre-indications ou de limites.
- typologie hyperdivergente ;
- classe III ou forte classe II2.
Le rétablissement par la propulsion de rapports de une dent à deux dents est un facteur favorable, car il facilite l'établissement d'une OIM stable. Inversement, une propulsion favorisant des rapports dent sur dent est un point défavorable pour ce type de traitement.
- la présence d'une symptomatologie musculaire non résolue ou d'un bruxisme constitue une contre-indication ;
- une désunion condylo-discale en phase aiguë contre-indique un tel traitement comme la présence d'une arthrose avec remodelage osseux pouvant créér au niveau de l'articulation un équilibre fragile qu'il est dangereux de perturber.
- l'augmentation de l'âge du patient diminue les possibilités d'adaptation et rend plus difficile l'acquisition de nouveaux engrammes ;
- une valeur de propulsion importante rend également plus difficile l'acquisition de la nouvelle OIM. L'expérience clinique tend à montrer qu'une propulsion de 2 mm constitue un maximum ;
- la nécessité de réhabilitation par de la prothèse amovible complique les traitements avec propulsion. La perte partielle de proprioception, qui caractérise ce type de prothèse, complique l'acquisition de l'établissement d'une nouvelle position mandibulaire guidée par les dents ;
- enfin, des patients présentant une « occluso-conscience » trop développée peuvent se révéler moins aptes à supporter des modifications aussi importantes.
Bien que limité à des indications très précises, le positionnement antérieur de la mandibule permet de simplifier des traitements de prothèse complexes. Par contre, le passage d'une occlusion déterminée sur l'articulateur à la clinique nécessite des techniques de réalisation de prothèses provisoires rigoureuses et spécifiques. La phase préprothétique comprenant la réalisation de ces prothèses provisoires et les thérapeutiques associées doivent d'abord solutionner les différents problèmes posés. L'élaboration des prothèses d'usage peut ensuite être abordée avec la sérénité nécessaire.