Les cahiers de prothèse n° 110 du 01/06/2000

 

Prothèse amovible complète (ou totale)

Jean-Luc Veyrune *   Claire Lassauzay **   Laurence Mioche ***   Marie-Agnès Peyron ****  


* MCU-PH
** assistante H-U
*** chargée de recherche INRA
**** chargée de recherche INRA
GEPTA, unité associée INRA
Laboratoire de physiologie oro-faciale
11, boulevard Charles-de-Gaulle
63000 Clermont-Ferrand

Résumé

L'étude de la fonction masticatrice passe par son évaluation. Le praticien et le chercheur disposent d'une série de techniques plus ou moins sophistiquées permettant de suivre l'évolution de cette fonction. Ils peuvent ainsi apprécier l'incidence de leurs interventions, prothétiques notamment. Après une revue bibliographique de ces différentes techniques, nous donnons en exemple l'évaluation de la mastication d'une population de patients totalement édentées appareillés au moyen de l'analyse sensorielle et de l'électromyographie des muscles masticateurs. Nos résultats montrent que ces patients conservent une assez bonne perception de la texture mais qu'ils n'adaptent pas leur activité musculaire à celle-ci. Leurs performances sont très inférieures à celles du groupe témoin composé de sujets dentés sains.

Summary

Evaluation of the masticatory function in the plated edentulous patients

The study of the masticatory function is linked to its evaluation. The practitioner and the researcher have various, more or less sophisticated techniques which enables them to follow the evolution of this function. They can thus appreciate the effect of their interventions, especially in prosthesis. After a bibliographical review of these different techniques, we give as an example the evaluation of the mastication of totally edentulous patients through the sensorial analysis and the electromyography of the masticatory muscles. Our results show that edentulous patients keep quite a good perception of texture but that they do not adapt their muscular activity to it. Their performances are much inferior to those of the control group composed of healthy dentate patients.

Key words

electromyography, mastication, removable full denture, sensorial analysis

Classiquement, on assigne une triple mission aux prothèses totales amovibles : rétablir l'esthétique, améliorer la phonation et redonner une fonction masticatrice efficace au patient totalement édenté. Il convient d'ajouter l'un des objectifs essentiels de la restauration prothétique : rétablir une image de soi permettant des relations normales dans tous les aspects de la vie sociale. L'atteinte de ces objectifs doit être le souci permanent du chirurgien-dentiste. Dans la pratique courante, elle est rarement évaluée. L'objectif esthétique est atteint la plupart du temps si le dialogue s'est instauré entre le praticien, le patient et un membre de son entourage. Le praticien doit mettre son sens de l'esthétique au service du patient. L'objectif esthétique peut être considéré comme validé par la satisfaction de ce dernier.

L'amélioration de la phonation par les prothèses est facilement perceptible. La restauration de la fonction masticatrice est beaucoup plus difficile à quantifier. Les indications subjectives fournies par le patient sur la qualité de sa mastication ne permettent pas d'évaluer le rôle effectif des prothèses. La restauration d'une mastication efficace ne peut se limiter à la mise en place, dans la cavité buccale, d'un dispositif mécanique remplaçant les dents. Lors d'une séquence masticatoire (allant de la mise en bouche du bol alimentaire jusqu'à sa déglutition), le rôle des lèvres et de la langue est primordial tant sur le plan musculaire que tactile. Sans une mobilité normale de la langue, le bol alimentaire ne peut être correctement collecté et replacé sur les secteurs triturants. La mastication est alors incomplète et la déglutition grandement altérée. De même, la perte de la sensibilité des lèvres a une incidence non seulement sur la préhension du bol alimentaire mais aussi sur l'occlusion de la cavité buccale pendant la mastication et lors de la déglutition. La stéréognosie orale (perception des formes des objets placés dans la cavité buccale) joue un rôle important dans la manipulation du bol alimentaire au cours de la mastication. Les études menées dans ce domaine n'ont pas permis de faire de différence entre les sujets dentés et les sujets édentés appareillés. Par contre, la qualité de la stéréognosie orale diminue avec l'âge [1]. La plupart des patients totalement édentés appareillés sont des sujets âgés. Cependant, il apparaît que les performances en matière de mastication et de stéréognosie ne sont pas corrélées [2]. L'édenté est un handicapé et, même si ses prothèses ont été réalisées dans les meilleures conditions possibles, il ne peut espérer avoir une efficacité fonctionnelle identique à celle d'un sujet denté [3-5]. Pour un porteur de prothèses totales, se nourrir demande un apprentissage pendant lequel se met en place une nouvelle programmation neuromusculaire de l'appareil manducateur [6].

L'objectif de ce travail est de faire la synthèse des méthodes d'évaluation de la fonction masticatrice, puis de présenter les résultats d'une étude de cette fonction chez des sujets totalement édentés appareillés.

Moyens d'évaluation de la fonction masticatrice

Tamisage du bol alimentaire

Le tamisage du bol alimentaire permet d'évaluer la taille des particules après réduction du bol alimentaire en utilisant des tamis aux mailles de plus en plus fines. Il est demandé au sujet de mâcher un aliment test, qui peut être naturel (grain de café, noix de coco, cacahuète, etc.) ou artificiel (composition de silicone ou de gélatine). La totalité du bol alimentaire est recrachée, toutes les particules sont collectées dans la cavité buccale, puis placées dans un empilement de tamis dont la taille des mailles est décroissante. L'efficacité masticatoire est jugée au travers de la finesse de la réduction du bol alimentaire [7, 8].

Cette méthode, facile à mettre en œuvre, présente cependant certains inconvénients : le sujet est placé dans des conditions expérimentales qui peuvent modifier son comportement masticatoire habituel, d'autant plus que les aliments tests ne font pas partie de son régime alimentaire habituel (silicone), et, de plus, la séquence masticatoire n'aboutit pas à une déglutition, mais doit être interrompue par un recrachement.

Électromyographie

L'électromyographie est l'enregistrement de l'activité électrique des muscles. C'est une méthode très utilisée pour étudier la mastication chez le sujet denté ou édenté appareillé [7, 9-12]. Des électrodes de surface sont collées sur la peau en regard du masséter et du temporal. Deux électrodes par muscle sont nécessaires afin de mesurer la différence de potentiel, reflet de la contraction ; une électrode de terre est positionnée sur la nuque. L'étude des « bursts », qui résultent de l'activité électrique des muscles, renseigne sur le comportement masticatoire des sujets. Le rythme des « bursts », l'intensité de l'activité électrique (proportionnelle à l'activité musculaire) et le travail musculaire sont enregistrés et analysés.

En comparant électromyographie, mesures mécaniques de la texture du bol alimentaire et analyse sensorielle, Mathevon et al. [13] ont montré que l'électromyographie est une technique pour laquelle le facteur psychologique est limité. Cette méthode d'investigation est non invasive, elle permet d'utiliser le régime alimentaire du sujet, la séquence de mastication se déroulant jusqu'à la déglutition. Les électrodes mises en place sur le visage ne gênent pas directement la mastication, mais l'environnement expérimental (fils, amplificateurs et analyseurs) est assez lourd.

Enregistrement de la cinématique

Les mouvements de la mandibule lors de la mastication ont été étudiés à l'aide des méthodes cinéradiographique [14], graphique [15, 16], à diodes lumineuses [1] et électromagnétique [17].

La méthode graphique, faisant intervenir un dispositif pesant et volumineux fixé à la mandibule, ne permet pas de réaliser des enregistrements dans des conditions habituelles de mastication. L'évolution des techniques a permis de miniaturiser les dispositifs d'enregistrement (diodes ou bobines) et d'améliorer le contexte expérimental. Les bobines électromagnétiques et les diodes lumineuses collées sur les dents, reliées aux systèmes de conversion et d'analyse par des fils fins n'entravant pas l'occlusion des lèvres, permettent des enregistrements de la cinématique dans des conditions plus favorables, la tête n'étant pas soumise à des contraintes.

Vidéographie

En dehors de la technique vidéographique, lourde à mettre en place, faisant intervenir la réflexion du rayonnement infrarouge sur des cibles disposées sur le visage du sujet [18, 19], la lecture de films vidéo, enregistrés lors d'un repas constitué d'aliments standardisés, est un bon indicateur de la capacité masticatoire d'un individu. En particulier, les difficultés qu'il ressent face à un aliment (de façon objective) et les difficultés de déglutition qui signent une phase de mastication insuffisante ou inefficace sont quantifiables. Cette méthode offre l'avantage d'être totalement non invasive et peut être facilement mise en œuvre dans le cadre d'évaluations de routine, en particulier pour des populations de patients peu coopérants ou fragiles comme les sujets âgés ou les patients handicapés.

Utilisation de questionnaires pour évaluer la mastication

Des questionnaires visant à évaluer la qualité de la mastication sont utilisés dans certaines études soit seuls, soit associés à d'autre méthodes d'évaluation. Il en existe deux catégories :

- les questionnaires faisant appel au jugement du sujet sur sa propre mastication et qui sont subjectifs. Par exemple, Feine et al. [20] utilisent cette sorte de questionnaire pour connaître la préférence des sujets pour un type de restauration prothétique ou un autre. L'aspect masticatoire fait partie des critéres évalués ;

- les questionnaires interrogeant les sujets testés sur la nature des aliments qu'ils consomment habituellement. Ce type de questionnaire donne des informations fiables sur la qualité de la mastication et peut être utilisé pour la surveillance épidémiologique de l'activité masticatoire des personnes âgées ou handicapées [21].

L'avantage de ce système d'évaluation est sa facilité d'exécution. Il demande une grande rigueur lors de la conception du questionnaire qui doit être validé avant d'être utilisé dans une étude.

Évaluation de la fonction masticatoire chez les patients totalement édentés appareillés

Cette étude associe l'électromyographie et l'analyse sensorielle afin d'évaluer l'incidence de la variation de la texture du bol alimentaire sur le comportement masticatoire des sujets totalement édentés appareillés.

Matériel et méthode

Population étudiée

L'efficacité masticatoire de patients totalement édentés appareillés est comparée à celle d'une population témoin.

Le groupe des neuf sujets édentés était composé de trois hommes et de six femmes, dont la moyenne d'âge était de 61 ans. Leur traitement prothétique a été réalisé dans le service d'odontologie de Clermont-Ferrand. Les critères d'inclusion des sujets reposaient sur la situation clinique : le relief des crêtes était suffisant pour permettre une stabilisation acceptable des prothèses, l'état de la muqueuse devait être satisfaisant et il ne devait pas y avoir de muqueuse désinsérée du support osseux [22]. Une ascialie ou une hyposcialie justifiait à elle seule l'exclusion du sujet de l'étude. Les conditions neuro-musculo-articulaires ne présentaient pas d'altération ayant une incidence sur la fonction.

Le groupe témoin était également composé de 9 sujets (7 femmes et 2 hommes), la moyenne d'âge était de 64 ans. Ils possédaient au moins 28 dents, intactes ou reconstituées au moyen de prothèses conjointes (couronnes ou bridges de petite étendue) et ne présentaient pas de pathologie neuro-musculo-articulaire.

Échantillons de viandes

Ces échantillons provenaient tous d'un même muscle (vaste externe) prélevé sur le même animal (vache de six ans de race montbéliarde), et ceci pour qu'ils soient le plus homogènes possible. Afin d'obtenir une large gamme de textures, ils ont été soumis à des maturations et à des temps de cuisson différents.

• Types de maturation

Trois types de maturation ont été utilisés :

- le cold shortening, où l'échantillon de viande est plongé dès l'abattage dans de la glace afin d'obtenir une contracture au froid ;

- les maturations à 1 et 14 jours, pendant lesquelles les échantillons de viande sont d'abord placés dans un bain-marie à 15 °C pendant 24 heures puis la maturation se poursuit pendant 1 jour à 2 °C ou pendant 13 jours. Ensuite, le muscle a été débité en tranches de 2 cm d'épaisseur parallèlement aux fibres. Chaque tranche a été pesée et emballée sous vide.

• Températures de cuisson

Les échantillons ont été cuits à la température soit de 60 °C, soit de 80 °C. Six produits différents ont ainsi été obtenus (tabl. I). Des échantillons de viande cuite et crue ont été prélevés afin de réaliser des essais mécaniques de compression.

• Préparation des échantillons

Les échantillons ont été découpés dans le sens des fibres en morceaux de 20 × 15 × 15 mm, leur poids variant de 2,5 à 3 g. Lors de l'expérimentation, les échantillons ont été présentés trois fois chacun, suivant un ordre aléatoire identique pour tous les sujets.

Enregistrements électromyographiques

Des électrodes de surfaces bipolaires ont été collées sur la peau des patients au niveau des muscles élévateurs, masséters et temporaux droits et gauches. Les signaux ont été filtrés entre 1 000 et 2 000 Hz et amplifiés, de 100 à 200 fois, par un amplificateur modèle 511 (Grass instruments USA). Ils ont été numérisés à l'aide d'un convertisseur analogique digital CED 1401 (Cambridge Electrique Desing). La fréquence d'échantillonnage a été de 1 000 Hz. Les données ont été recueillies par un micro-ordinateur PC (486 - SX 33) équipé du logiciel Spike 2 (CED) qui a également été utilisé pour le traitement des signaux.

• Installation du sujet, mise en place du système d'enregistrement électromyographique

Le sujet a été invité à s'asseoir sur une chaise en bois, devant une table, ses pieds reposant sur une planche de bois (il était isolé du sol afin d'éviter d'éventuels parasites électriques). L'emplacement des électrodes étant déterminé par palpation, la peau a été soigneusement nettoyée. Un gel de conduction a été appliqué entre la peau et l'électrode. Les électrodes ont ensuite été mises en place et fixées par des bandes adhésives. Deux électrodes par muscle ont été placées afin de mesurer les différences de potentiel produites lors de la contraction musculaire (2 sur le chef antérieur du temporal et 2 au niveau du masséter). Une électrode de terre a été positionnée sur la nuque (fig. 1).

• Analyse des fichiers

En fin de séance, les fichiers ont été redressés, en additionnant les parties négatives et positives du tracé électromyographique. On disposait alors du tracé représentant l'activité électrique de chacun des muscles considérés (masséters et temporaux droits et gauches) (fig. 2). L'analyse a été réalisée grâce au programme Spike2 (CED). L'enregistrement d'une séquence masticatoire a été divisé en 4 périodes:

- la première (P1) correspondait aux 3 premiers « bursts » ;

- la deuxième (P2) aux 5 « bursts » suivants ;

- la troisième (P3) aux 10 « bursts » suivants ;

- la quatrième (TS) à la totalité de la séquence, du premier « bursts » produit jusqu'à la déglutition, marquée par 1 ou 2 « bursts » plus importants que les autres.

Analyse sensorielle

Trois descripteurs sensoriels ont été évalués à l'aide d'échelles visuelles non graduées de 10 cm de longueur (fig. 3) :

- la tendreté globale, appréciée par le sujet après mastication complète de l'échantillon ;

- le caractère juteux, soit l'estimation par le sujet de la quantité de jus produite par l'échantillon lors de la séquence de mastication ;

- la durée en bouche ou notion de durée de la séquence perçue par le sujet.

Les sujets ont été invités à noter chaque descripteur sur l'échelle, la valeur de cette mesure donnant la note attribuée à la variable. Ils ignoraient l'ordre dans lequel les échantillons leur étaient présentés, ils ne les voyaient pas car c'est l'opérateur qui déposaient les cubes de viande sur leur langue. Ils avaient la possibilité de recracher les échantillons qu'ils jugeaient ne pas pouvoir déglutir.

Mesures de compression

Les tests de compression ont été réalisés à l'aide d'une machine Instron (model 4 501) à température ambiante. Les échantillons de viande ont subi une compression à 80 % de leur épaisseur initiale, à une vitesse de 50 mm/min, parallèlement aux fibres musculaires.

Analyse statistique

L'ensemble des résultats (électromyographie, analyses sensorielles et mesures mécaniques) ont été analysés grâce à des analyses factorielles à 2 et 3 facteurs et à l'application du test de Student-Newman-Keuls.

Les valeurs électromyographiques de la période 4 correspondant aux échantillons recrachés ont été écartées de l'analyse de variance.

Résultats

Ces résultats concernant la perception de la tendreté et les caractéristiques de la stratégie de mastication des patients appareillés.

Mesures mécaniques et de perte en jus des échantillons

Les tests mécaniques (fig. 4a) permettent d'objectiver la différence de texture entre les échantillons et montrent qu'il existe 6 échantillons de viande différents. De plus, ils permettent de les classer du plus dur (D6) au moins dur (D1). La perte en jus des échantillons augmente avec la température de cuisson. Les échantillons cuits à 80 °C seront toujours moins juteux que leurs homologues en maturation cuit à 60 °C. Il est à noter que l'échantillon qui perd le moins de jus à la cuisson est 01 × 60 (D4).

Analyse sensorielle de la tendreté

Les deux groupes de sujets (édentés appareillés et dentés) classent sensiblement de la même manière les échantillons par ordre de dureté (fig. 4b et 4c). Le classement de l'analyse sensorielle d'un seul échantillon (D4) ne correspond pas à celui des tests de compression. Cet échantillon pose un problème aussi bien aux dentés qu'aux porteurs de prothèses totales.

Stratégie de mastication

La figure 5 présente le pourcentage de chaque échantillon recraché par les deux groupes de sujets testés. L'échantillon le plus dur (D6) est largement rejeté par les deux populations (entre 75 et 80 % de rejet). Les autres échantillons sont normalement mastiqués jusqu'à la déglutition par les dentés (moins de 8 % de rejet), excepté pour D4 (cold shortening cuit à 60 °C) avec 40 % de rejet. Par contre, les porteurs de prothèse totale ont de plus grandes difficultés à mâcher les échantillons de viande, particulièrement ceux cuits à 80 °C. Ils sont cependant capables de mâcher le cold shortening cuit à 60 °C plus aisément que les sujets du groupe témoin.

La corrélation linéaire entre le travail des muscles temporaux et masséters pour la période 3 (période de 10 « bursts » réalisée par tous les sujets) et les tests de compression à 80 % de déformation est significative pour le groupe témoin des sujets dentés mais non significative pour les porteurs de prothèse totale (fig. 6). En outre, le travail musculaire est toujours plus important dans le groupe témoin que dans le groupe des porteurs de prothèse.

Discussion

La mastication est une fonction complexe présentant plusieurs aspects qui ne peuvent être évalués de la même façon. Aspect mécanique de la réduction du bol, aspect neurosensoriel, aspect musculaire (non seulement à propos des muscles masticateurs mais également des muscles de la langue, des joues et des lèvres) doivent être pris en compte. L'utilisation de tests de tamisage faisant appel à des aliments cassants et insolubles dans l'eau ou la salive permet uniquement d'apprécier la réduction du bol alimentaire, aspect mécanique de la mastication. Les aliments utilisés ne font pas partie d'un régime alimentaire normal (grain de café, cacahuète, silicone...) [23-25], ils sont choisis en fonction du cahier des charges de la méthode d'évaluation. La séquence de mastication n'est pas complète, elle s'interrompt par un recrachement, les sujets ne se trouvent pas dans des conditions normales.

Si l'on veut obtenir plus d'informations sur le déroulement d'une séquence masticatoire et sur la stratégie mise en place pour mâcher différents types d'aliments appartenant au régime habituel des sujets testés, l'utilisation de l'enregistement de l'activité électrique des muscles masticateurs (électromyographie) est un très bon indicateur. Cet enregistrement se fait dans des conditions physiologiques, le sujet mastique normalement et le cahier des charges de ce type d'évaluation n'impose aucun aliment test particulier. L'expérience montre qu'il est intéressant d'associer plusieurs méthodes d'évaluation, chacune apportant un complément d'information. Dans notre cas, nous avons associé analyse sensorielle, analyse mécanique de la texture et électromyographie en utilisant la viande comme aliment test (l'électromyographie peut également être associée à l'enregistrement du déplacement de la mandibule et à l'enregistrement vidéographique de la séquence masticatoire). Le but de l'utilisation simultanée de plusieurs méthodes d'évaluation est d'obtenir la vision la plus globale possible de la fonction.

Les résultats concernant la perception de la tendreté montrent que les patients édentés appareillés restent performants malgré la perte de leur proprioception desmondontale. En effet, si l'on considère le classement de la dureté fourni par les tests de compression, on observe que les porteurs de prothèses ne commettent qu'une seule erreur dans leur classement, tout comme les sujets témoins. Il s'agit à chaque fois d'une inversion de place de l'échantillon 01 × 60 (D4) qui, malgré sa dureté potentielle, est considéré comme plus tendre par les édentés que par les dentés. Pour ces derniers, la température de cuisson et la maturation influencent la perception de la tendreté. Chez les porteurs de prothèse totale, c'est la température de cuisson qui le fait de façon primordiale. Les échantillons cuits à 60 °C sont toujours classés comme plus tendres que les autres, quel que soit leur état de maturation (fig. 4c).

Les sujets porteurs de prothèse totale ont de grosses difficultés à mâcher la viande et ne parviennent pas à réduire suffisamment l'aliment pour en permettre la déglutition, ce qui explique le pourcentage plus élevé d'échantillons recrachés par le groupe des sujets édentés. Ils ont, en particulier, des difficultés avec les échantillons cuits à 80 °C, à tel point qu'ils déglutissent plus facilement le D4 (cold shortening cuit à 60 °C), que les dentés. Ces résultats suggèrent que les porteurs de prothèse totale sont très sensibles à la température de cuisson, qui influence essentiellement le caractère juteux. Or, l'échantillon 01 × 60 (D4) est celui qui perd le moins de jus. Les échantillons cuits à 60 °C sont donc plus faciles à déglutir puisqu'ils contiennent plus de jus que les autres. Prinz et Lucas [26] montrent que la déglutition du bol alimentaire est directement liée à son niveau d'humidité, ainsi, plus le bol sera sec, plus il devra être réduit par la mastication. La déficience de la qualité de la mastication des porteurs de prothèse explique donc qu'ils déglutissent préférentiellement les échantillons les plus juteux. Cette perte d'efficacité de la mastication des patients édentés appareillés est confirmée par l'étude de la corrélation entre le travail électromyographique de la période 3 et les tests de compression. La période 3 a été choisie, car elle est la même pour tous les sujets, même si l'échantillon a été recraché. On constate que, à ce moment-là, les porteurs de prothèse totale n'adaptent pas leur activité musculaire à la texture de l'échantillon. Cependant, ils sont capables de différencier les échantillons en termes de dureté. On peut évoquer plusieurs hypothèses pour expliquer cette déficience de l'activité musculaire :

- l'information sensitive n'est pas suffisamment précise pour permettre une réponse motrice adaptée. Il s'agirait d'une altération qualitative de la perception. Mais rien dans nos résultats ne vérifie cette hypothèse ;

- l'efficacité des prothèses amovibles est faible. Le sujet édenté doit adapter son activité musculaire à la présence de ses prothèses afin de les stabiliser et d'éviter ainsi des blessures ou des manifestations douloureuses que pourraient engendrer de trop fortes pressions. Il adopte un rythme de mastication sécurisant pour la stabilité de ses prothèses ;

- une partie du potentiel musculaire a été perdue à cause de l'atrophie des muscles masticateurs [27]. La musculature de l'appareil manducateur, pour les raisons évoquées précédemment, ne conserve pas la même activité que celle du sujet denté. De ce fait, par manque d'entraînement, à la manière d'un sportif cessant son activité, elle perd progressivement de son efficacité. Parmi les causes de la diminution du potentiel musculaire, il faut noter les variations dans les rapports intermaxillaires, en particulier celles de dimension verticale, qui ont une incidence sur la qualité de la contraction musculaire. La dimension verticale d'occlusion (DVO) d'un patient totalement édenté est un paramètre qui évolue au cours du temps en fonction de la résorption osseuse et de l'usure des matériaux constituant les dents prothétiques. Or, c'est au voisinage de la DVO physiologiquement évaluée que la contraction musculaire est optimum [28, 29]. Cependant, Garrett et al. [30] se sont intéressés à des modifications visant à améliorer la qualité des prothèses totales d'usage d'un groupe d'édentés. Parmi ces modifications figure une réévaluation de la DVO (augmentation). Ils n'ont pas trouvé de différence significative dans la qualité de la mastication avant et après cette modification.

Conclusion

Si l'on se réfère à une population témoin constituée de sujets n'ayant pas de problèmes dentaires ni articulaires, les prothèses totales amovibles ne restaurent que très imparfaitement la fonction masticatrice. Les résultats auraient été, peut-être, sensiblement différents si l'on avait examiné les performances masticatrices des sujets édentés avant leur passage à la prothèse totale. Le service rendu par les prothèses serait alors apparu comme moins négligeable. La faible efficacité masticatoire des prothèses totales, du moins en ce qui concerne la viande, est un facteur d'orientation du régime alimentaire [31] et la cause de carences pouvant avoir des répercussions sur l'état de santé général. Ceci devrait inciter l'industrie agro-alimentaire à élaborer des aliments équilibrés sur le plan de l'apport nutritif et dont la texture serait adaptée aux sujets édentés.

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