Les cahiers de prothèse n° 110 du 01/06/2000

 

Prothèse amovible complète (ou totale)

Jean-Michel Chevaux *   Hubert Aïche **  


* Ancien assistant
hospitalo-universitaire
** MCU-PH
Faculté d'odontologie
17-19, avenue Mireille Lauze
13010 Marseille

Résumé

À la mandibule, dans les cas de crêtes très résorbées, les empreintes classiques à l'aide de porte-empreintes de série donnent des résultats inconstants ou décevants. La lecture des modèles en plâtre est très difficile, étant donné la faible différence de relief qui existe entre le vestibule et les gouttières sublinguale et mylo-hyoïdienne. Une technique d'empreinte fonctionnelle et dynamique, utilisant un mini porte-empreinte métallique, est décrite en trois temps. L'absence totale de compression, une sustentation et une stabilisation maximales sont les caractéristiques de cette technique.

Summary

Mandibular functional primary impression in the field of removable denture

In the case of patients with atrophied mandibular ridges, standard impressions with stock trays offer poor results. Plaster casts are difficult to read because there is no relief between buccal and lingual region. A functional preliminary impression technic is proposed, without any compression. Impression material wrapped around a special mini tray is molded by muscles, during special speeching exercises. According to this technic, physiologically molding impression is released and stability and sustentation are highly increased.

Key words

functional impression, mandibular primary impression, removable complete prosthesis, speeching, stability

L'enregistrement de la crête et des organes qui la délimitent constitue la première séquence de la prise d'empreintes en prothèse totale, divisée cliniquement en deux temps :

- empreinte primaire ;

- empreinte secondaire.

Si les conditions anatomiques sont favorables (Classe 1 et Classe II), les techniques classiques sont très satisfaisantes. Par contre, lorsque les crêtes mandibulaires sont très résorbées (fig. 1), l'absence de relief contraint à des techniques particulières comme l'empreinte mandibulaire, sans porte-empreinte, qui prend alors toute sa valeur. Après rappel des caractéristiques de cette étape prothétique, les séquences techniques sont décrites temps par temps.

Importance de l'empreinte primaire mandibulaire

Pour restaurer les fonctions de mastication, de déglutition et de phonation, la base prothétique doit répondre à trois caractéristiques bien précises :

- sustentation : plus elle est étendue, plus elle répartit uniformément les forces masticatoires [1] ;

- neutralité : elle ne doit, en aucun cas, interférer sur la fonction des muscles et leurs insertions ;

- stabilité : elle ne doit pas être déséquilibrée ou délogée par l'action des organes périphériques.

Or, le terrain à appareiller est éminemment mobile : en forme de fer à cheval, il est anatomiquement circonscrit par des masses musculaires, la langue et la sangle labio-jugale (fig. 2) dont l'action est incessante.

Pour remplir son office, la prothèse doit se situer dans une zone neutre où l'action musculaire doit être équilibrée et contrebalancée par la force de rétention de la prothèse [2]. Le but de la prise d'empreinte est justement de rechercher la surface d'appui limite sur laquelle la prothèse sera tolérée [3]. On comprend aisément que le résultat final dépend en grande partie du choix et de la conduite de l'empreinte préliminaire. Classiquement, il s'agit de :

- délimiter la ligne de réflexion muqueuse ;

- enregistrer la limite d'action des organes périprothétiques pour permettre la réalisation dans les meilleures conditions d'un porte-empreinte individuel destiné à l'empreinte secondaire.

Toute erreur lors de cette empreinte primaire est reproduite au niveau du porte-empreinte individuel : si elle n'est pas repérée en bouche en raison de sa situation (intrados, gouttière mylohyoïdienne, etc.) ou de sa nature (compression, sous-extension etc.), elle se répercutera sur l'empreinte secondaire.

L'idéal serait de « saisir sur le vif », de « photographier en relief et en mouvements » la zone intéressée. On conçoit la difficulté de réaliser un tel projet à la vue des porte-empreintes de série : ils ne peuvent pas être adaptés à chaque cas particulier et surtout pas aux mandibules comportant des crêtes très résorbées.

Inconvénients des portes-empreintes de série

Introduits dans des bouches de classe III ou IV, ils engendrent des modifications de l'anatomie mandibulaire et péri-mandibulaire. En effet, on peut observer :

- une tension des parois des joues et des lèvres ;

- un approfondissement tout à fait artificiel des vestibules et des sillons alvéolo-linguaux ou mylo-hyoïdiens, laissant croire à la possibilité d'utilisation d'une surface de sustentation très importante ;

- une compression de la langue et du plancher buccal.

Une fois chargé de pâte, le porte-empreinte devient plus volumineux et provoque une réaction instinctive de « défense » de la part des muscles buccaux [4] : son positionnement exact en est rendu plus difficile et même très aléatoire. Enfin, le jeu musculaire artificiel créé par l'opérateur aboutit à un résultat inexact, car il échappe à tout contrôle rigoureux et ne tient aucun compte des différentes morphologies.

Conception de l'empreinte fonctionnelle

Ce qui « prend l'empreinte », ce qui enregistre l'anatomie de la crête, c'est le matériau à empreinte. Le porte-empreinte standard ne sert qu'à transporter la pâte à empreinte et à la soutenir pour qu'elle ne se déforme pas. C'est donc d'un véhicule et d'un support dont on a besoin. Différentes recherches [5-7] ont montré qu'un porte-empreinte assez réduit pour ne pas gêner les déplacements tissulaires et musculaires, mais suffisamment rigide pour ne pas se déformer est le véhicule idéal. C'est P. Klein qui, le premier, a décrit cette méthode éliminant le porte-empreinte de série.

L'idée maîtresse consiste à interposer un matériau très plastique entre les muscles de la langue et ceux de la sangle buccinato-labiale. Au cours d'une fonction naturelle de la cavité buccale, non altérée par la perte des dents, ces muscles impriment leurs limites d'action fonctionnelle dans la pâte à empreinte en la sculptant. Les doigts de l'opérateur ne sont plus nécessaires ni à la tenue du porte-empreinte ni à l'activation musculaire périphérique : on supprime ainsi un élément perturbateur, responsable de compression et d'erreurs.

C'est la phonation qui devient le mode d'action naturel des muscles, en effectuant un modelage de la substance à empreinte maintenue par le mini porte-empreinte.

Apport de la phonation [8]

La phonation est en effet une fonction qui, en l'absence de contacts occlusaux équilibrants, met en jeu des forces musculaires horizontales - c'est-à-dire les plus dangereuses - sur les surfaces dentaires prothétiques. Bien utilisée, la phonation permet ainsi un modelage dynamique et fonctionnel des bords de l'empreinte, ce qui garantit la stabilité de la prothèse. Le tracé empirique classique ne peut rivaliser, dans le cas de crêtes résorbées ou très résorbées, avec l'empreinte naturelle des lèvres, des joues et de la langue au moment où ils sont les plus actifs.

En confiant le modelage de l'empreinte aux organes qui entrent en jeu au cours de la phonation, on élimine toute intervention manuelle de la part de l'opérateur et, par conséquent, tous les effets secondaires, artificiels et nocifs que cela implique. De plus, pour obtenir un résultat satisfaisant, il est indispensable que cette phonation soit minutieusement contrôlée par le praticien [4].

L'empreinte préliminaire, obtenue par ce procédé, allie des qualités de sustentation et de stabilité indiscutables et joue un rôle primordial dans la réalisation définitive de la prothèse.

Réalisation clinique de l'empreinte

Le porte-empreinte

C'est un simple fil de fer dont la forme suit celle de la crête et qui est enrobé de matériau plastique. Il joue, en fait, davantage un rôle de tuteur que de cadre-guide. Son extrême réduction évite toute interférence dans le jeu musculaire naturel, mais permet de faire une empreinte sans déformation grâce à sa rigidité.

Les matériaux

La suppression du porte-empreinte en qualité de support-guide interdit l'emploi de pâte fluide. Cependant, il faut que sa plasticité permette un modelage des bords et soit proportionnelle à la force musculaire qui lui est opposée. En effet, une pâte légère serait chassée ou laminée alors qu'un matériau trop dense gênerait le libre jeu des muscles. Le temps de prise doit être suffisamment long pour obtenir un enregistrement optimal [9]. Les élastomères Thiocols de consistance moyenne (regular) sont idéaux pour ce type d'empreinte. Toutefois, une étude menée sur des élastomères de silicones manipulés avec des retardateurs de prises (Exaflex) a donné d'excellents résultats [10].

Préparation du porte-empreinte

Pour la préparation du porte-empreinte, il faut choisir un fil métallique galvanisé de 1,5 à 2,0 mm de diamètre maximum. Ce fil est mis en forme à la pince plate et ajusté grossièrement de façon à suivre le contour de la crête d'une éminence piriforme à l'autre (fig. 3).

Cet arc en fil de fer est posé sur la crête. Le patient est alors invité à répéter certains phonèmes pour vérifier s'il n'est pas mobilisé en cours de phonation (fig. 4). Si c'est le cas, il faut ouvrir ou fermer la forme en U du tuteur. Le porte-empreinte ainsi ajusté ne doit pas bouger pendant la phonation : le patient est invité à confirmer cette immobilité.

Le matériau

La pâte à empreinte, Surflex® Regular , est spatulée sur le bloc de mélange pour obtenir un matériau homogène (fig. 5). Ce mélange est prélevé au bout de la spatule et plongé dans un bol (à alginate ou à plâtre) rempli d'eau pendant 1 à 2 minutes (fig. 6). Après ce temps et toujours dans l'eau, la pâte peut être pétrie avec les doigts sans inconvénients (fig. 7). Le fil métallique, préalablement enduit d'adhésif, est chargé manuellement d'un boudin d'élastomère (fig. 8). Ce dernier est modelé (fig. 9) toujours avec les doigts mouillés pour éviter toute adhérence avec le matériau.

Empreinte du corps principal

Le corps principal

Le véhicule enrobé d'un boudin de Surflex® est introduit en bouche (fig. 10), les doigts mouillés contrôlent l'insertion et, si besoin est, appliquent la pâte. Le praticien retire alors ses doigts de la bouche.

Le patient est invité à répéter les phonèmes prononcés par l'opérateur :

SIS (5 fois) SE (1 fois) SO (1 fois)

CHA CHOU CHAU (1 fois)

DE DOU (1 fois)

TE TOU (1 fois) (fig. 11 et 12)

La séquence phonatoire se répète de trois à six fois - selon la qualité du modelage que l'on peut contrôler visuellement - sans sortir l'empreinte. En aucun cas, la masse plastique ne doit être déplacée par l'action musculaire. Au contraire, elle est déformée et modelée par les muscles en mouvement, pour se stabiliser dans un volume, à l'abri des excursions musculaires. La stabilité doit être obtenue d'emblée (fig. 13). Après polymérisation du Surflex®, l'empreinte est retirée de la bouche, rincée, séchée et vérifiée. En général, elle est morphologiquement très décevante, car elle est réduite au minimum et ne comporte, à ce stade, aucun de ces détails qui caractérisent une « belle empreinte » (fig. 14).

Cette technique étant essentiellement analytique, cette première ébauche doit être complétée par des ajouts successifs au niveau :

- des ailettes mylo-hyoïdiennes ;

- des éminences piriformes ;

- et parfois du vestibule labial antérieur.

Les extensions

Une quantité de thiocol, préparée de la même manière que précédemment, est appliquée aux endroits choisis. La mise en forme est réalisée avec les doigts mouillés (fig. 15). L'empreinte est à nouveau introduite en bouche et repositionnée avec précision. Le modelage phonétique est effectué de la même manière que pour l'enregistrement du corps principal. Au cours de la phonation, l'empreinte doit être parfaitement stable : le contrôle visuel doit être corroboré par la sensation du patient (fig. 16). Dans le cas où cette vérification est négative, il est nécessaire de supprimer le matériau constituant le dernier ajout et de reprendre cette étape.

Lorsque les différentes extensions ont été modelées, l'empreinte mandibulaire, malgré son apparence composite (fig. 17) due aux ajouts successifs, est très stable et quelquefois même rétentive.

Le glaçage

Une fois l'empreinte jugée satisfaisante, on peut effectuer un « lavage » avec une pâte à empreinte très fluide, en ayant toujours soin de répéter les mêmes exercices phonétiques. Du Surflex® « ligth bodied » est malaxé et appliqué en une mince couche (fig. 18) sur l'intrados de l'empreinte. Celle-ci est reportée en bouche et le matériau est légèrement comprimé par une pression des doigts de l'opérateur pendant 4 à 5 secondes (fig. 19). Puis, les séquences de phonations sont à nouveau réalisées comme dans les temps précédents. À ce stade encore, on doit contrôler et valider la stabilité de l'empreinte (fig. 20).

Le but du glaçage est d'effacer les inégalités de surfaces consécutives aux différents apports de pâte à empreinte. Les empreintes obtenues par cette technique garantissent une surface de sustentation maximale, compte tenu de la forte résorption osseuse ainsi qu'une neutralité absolue vis-à-vis des muscles environnants (fig. 21).

Pour l'empreinte secondaire, le porte-empreinte individuel, réalisé sur le modèle de cette empreinte, est caractérisé par des limites et un contour physiologiques. Il s'adapte d'emblée et son ajustage par meulage est très limité, pratiquement inexistant. Grâce à cette technique, le tracé arbitraire du porte-empreinte individuel est, d'une part, éliminé et le modelage en deux dimensions (longueur et épaisseur) du joint périphérique est, d'autre part, facilité. D'ailleurs, même si cette prise d'empreinte secondaire permet de valider la précédente et de garantir une absence de déformation, des praticiens chevronnés se contentent de l'empreinte fonctionnelle pour élaborer la prothèse.

Conclusion

Les empreintes primaires des crêtes mandibulaires de Classe III ou IV, c'est-à-dire sans aucun relief, sont très difficiles à réaliser avec des porte-empreintes de série ; ceux-ci ne tiennent compte ni des irrégularités topographiques de la résorption ni du volume des masses musculaires environnantes. Les contraintes dues aux porte-empreintes standards telles que :

- distension des joues ;

- compression du plancher buccal ;

- distension de la lèvre supprimant toute empreinte de frein ;

- compression locale de la muqueuse recouvrant l'os mandibulaire ; doivent être évitées.

Cette technique d'empreinte analytique emploie un fil métallique comme support de pâte à empreinte. Elle utilise l'action modelante des muscles péri-prothétiques activés par la phonation. L'empreinte est réalisée sans compression et sans extension. Grâce aux apports successifs de matériaux, la stabilité et la sustentation peuvent être améliorées ou contrôlées à tout moment.

Du point de vue psychologique, la sensation de confort de cette empreinte rassure le patient quant au résultat final.

(1) distribué par GC Belgium NV Bureau français.

bibliographie

  • 1 Ackermann F. Le mécanisme des mâchoires (naturelles et artificielles). Paris : Masson, 1953.
  • 2 Ardran GM et al. Observations on the behaviour of full lower dentures. Dent Practit 1957;VII(7): 180-1860.
  • 3 Sangiuolo R. Propositions pratiques d'empreintes pour mandibules édentées totales. Questions Odonto-Stomatol 1977;8:21-27.
  • 4 Heath RM. La position et les mouvements fonctionnels de la langue. Questions Odonto-Stomatol 1978;12:5-9.
  • 5 Aïche H. Considérations sur la prise d'empreinte préliminaire inférieure chez l'édenté total. Inform Dent,1971;10:91-92.
  • 6 Klein P. Les empreintes en prothèse totale. Un concept actuel. Inform Dent 1975;45:69-73.
  • 7 Klein P. Préempreintes dans l'édentation totale. Paris : Pratique Odonto-Stomatologique, 1977; n°1592.
  • 8 Klein P. La pièzographie en prothèse adjointe mandibulaire. Thèse de III°cycle, Paris, 1971.
  • 9 Aïche H. Empreinte préliminaire fonctionnelle mandibulaire. J Head Neck Pathol 1991;10-4: 129-134.
  • 10 Aïche H. A preliminary functional impression for the mandibular complete denture. Int J Prosthodont 1989;2:543-548.