Article
ALAIN BORGHETTI* ZINEB MEKKAOUI** ***
*Maître de conférences en parodontologie, faculté d'odontologie, Aix-Marseille Université
**Exercice privé à Rabat (Maroc)
La greffe épithélio-conjonctive est une des techniques princeps de chirurgie plastique parodontale encore très largement pratiquée de nos jours. Ses indications principales sont la création ou l'augmentation de tissu kératinisé autour d'une dent, d'un implant ou même d'une crête édentée. Accessoirement, un certain recouvrement radiculaire peut être obtenu mais cette indication se limite aux secteurs non concernés par l'esthétique.
Les facteurs de réussite sont sous la dépendance du respect de l'indication et de la technique dans ses différents temps opératoires.
L'observation clinique et la littérature montrent une grande stabilité des résultats à long terme.
The free gingival graft is one of the principal techniques of periodontal plastic surgery which is still widely practiced today. This surgical procedure has different indications such as increasing the amount of keratinized tissue around the teeth and in peri-implant surgery. This technique can also be indicated in root coverage in non-esthetic zones.
The present article describes the surgical requirements of the free gingival graft. It is thus important to respect in each operative step the different success factors and to avoid any failure factors that would affect the wound healing.
In regards to the scientific litterature and the results obtained by this technique, the free gingival graft seems to suggest favorable long-term results.
La greffe épithélio-conjonctive est une transplantation de tissu kératinisé épithélial et conjonctif. La terminologie admet comme synonymes greffe épithélio-conjonctive, greffe gingivale libre ou greffe gingivale. Dans cet article, la dénomination greffe épithélio-conjonctive sera adoptée.
Cette greffe a été proposée la première fois par un auteur scandinave (Bjorn, 1963), puis elle a été reprise et détaillée par des auteurs américains (Nabers, 1966 ; Sullivan et Atkins, 1968a). C'est une des techniques princeps de chirurgie plastique parodontale encore très largement pratiquée de nos jours.
Cet article se propose d'aborder les indications, les facteurs de réussite et d'échec ainsi que les résultats à long terme de la greffe épithélio-conjonctive.
Le rôle du tissu kératinisé dans le maintien de la santé parodontale a connu de nombreuses évolutions depuis un demi-siècle. Durant de nombreuses années, la présence d'un bandeau gingival était considérée comme primordiale dans le maintien de la santé des tissus parodontaux marginaux et dans la prévention d'une perte continue d'attache conjonctive (Corn et al., 1962 ; Friedman et al., 1962 ; Bowers et al., 1963 ; Lang et Löe, 1972).
Dans les années 1980, de nombreuses études concluent qu'un tissu kératinisé de quantité même minime ne compromet pas la santé et l'intégrité parodontales (De Trey et Bernimoulin, 1980 ; Wennström et al., 1987 ; Lindhe et Nyman, 1980). De plus, dans les années 1990, certains auteurs concluent que la présence de tissu kératinisé n'est pas indispensable à la santé parodontale en l'absence de plaque (Kennedy, 1989 ; Miller et al., 1988). Cependant, la faible hauteur de tissu kératinisé ou son absence reste un facteur de risque de développement des récessions gingivales (American Academy of Periodontology, 1996).
Le tissu kératinisé ne joue donc pas un rôle direct sur la santé parodontale mais il existe toutefois des indications d'augmentation de tissu kératinisé en présence de certaines situations cliniques.
La greffe épithélio-conjonctive reste la technique de chirurgie plastique parodontale de choix pour l'augmentation de tissu kératinisé en hauteur et en épaisseur : il s'agit de son indication princeps (Rateitschak et al., 1979). Elle peut être indiquée en présence de :
– limites prothétiques intrasulculaires ;
– vestibule court ;
– freins aberrants ;
– mouvement orthodontique à risque ;
– nécessité d'aménagement péri-implantaire ;
– manœuvres d'hygiène rendues difficiles et douloureuses ;
– alvéoles d'extraction après comblement ;
– crêtes édentées à aménager.
La greffe épithélio-conjonctive peut constituer une technique de recouvrement radiculaire (Harris et al., 2005) avec certaines modifications techniques : augmentation de l'épaisseur du greffon, élargissement du lit receveur et adhésion intime du greffon au site receveur par le système de suture. Elle a été utilisée dans le recouvrement radiculaire au même titre que les autres techniques de recouvrement à l'exclusion des zones impliquées dans l'esthétique (Kerner et al., 2007, 2008).
Elle possède aussi une indication dans l'apport de tissu kératinisé autour d'un implant. Une bonne hauteur de muqueuse kératinisée peut réduire le risque de récession autour d'un implant (Giovannoli et Renvert, 2012). Dans l'étude rétrospective de Chung et al., l'absence d'une hauteur suffisante de tissu kératinisé autour des implants était associée à la présence d'une inflammation muqueuse due à une plus grande accumulation de plaque (Chung et al., 2006). Et pour Kim et al., dans leur étude prospective à 10 ans, il est préférable de disposer d'une bonne hauteur de muqueuse kératinisée pour faciliter la maintenance à long terme (Kim et al., 2009).
Dans l'évolution des techniques, il existe maintenant une nouvelle indication de la greffe épithélio-conjonctive : elle est un moyen parmi d'autres de préserver au mieux le volume de l'alvéole à l'extraction en réduisant la perte osseuse postextractionnelle afin de pouvoir poser un implant dans ce même site. Elle consiste à placer un greffon épithélio-conjonctif épais à l'entrée de cette alvéole, comblée ou non (Jung et al., 2007).
Les conditions de succès et d'échec de la greffe épithélio-conjonctive reposent sur la connaissance des phénomènes de cicatrisation et leur application à chaque étape chirurgicale (Borghetti et Monnet-Corti, 2008).
Dans la réalisation d'une greffe gingivale, le respect de certains impératifs est primordial (Pini Prato et al., 2006).
Nous proposons ainsi, dans la description d'un cas clinique, de mettre en évidence les facteurs de réussite et d'échec de la technique princeps, décrite pour l'augmentation de tissu kératinisé (Sullivan et Atkins, 1968a, 1968b).
Il s'agit d'un patient en bonne santé, âgé de 26 ans, non fumeur, venu consulter pour des manœuvres d'hygiène rendues difficiles et douloureuses. On constate :
– une absence de tissu kératinisé et une récession sur 31 avec présence de plaque ;
– une traction exercée par le frein labial.
Au préalable, le patient reçoit les instructions d'hygiène nécessaires. Un surfaçage de la racine exposée est réalisé en début d'intervention.
À noter :
– le traitement mécanique de la surface radiculaire doit être peu agressif (Egelberg, 1999) ;
– la surface dentaire peut en plus être décontaminée par l'utilisation d'acide citrique ou d'EDTA (Trombelli et al., 1998) même si l'efficacité clinique de ces traitements n'a jamais pu être prouvée (Caffesse et al., 2000) ;
– les protéines dérivées de l'émail appliquées sur les surfaces radiculaires pourraient constituer un moyen simple d'obtenir une attache conjonctive mais les études cliniques restent contradictoires (McGuire et al., 2003).
L'incision horizontale intrasulculaire relie les jonctions amélo-cémentaires. L'incision est étendue horizontalement sur environ 3 mm de part et d'autre. Certains optent pour la conservation de la gencive marginale.
Les incisions verticales proximales, divergentes en direction apicale, délimitent les côtés du trapèze dont la grande base est apicale. Les incisions sont étendues largement en muqueuse alvéolaire pour assurer un plus grand apport vasculaire.
Un lit receveur insuffisamment étendu ne fournit pas une vascularisation suffisante pour une bonne survie du greffon.
La lame 15 réalise la dissection en épaisseur partielle.
Le lambeau muqueux préparé est éliminé aux ciseaux ou à la lame.
La dissection doit s'étendre de façon à définir un lit receveur permettant d'arrimer les sutures verticales qui plaqueront le greffon contre la racine.
En général, dans les secteurs mandibulaires latéraux, il est important de repérer au préalable l'émergence du foramen mentonnier et de l'éviter.
Le site receveur est révisé et les fibres résiduelles qui pourraient mobiliser le greffon sont supprimées.
Le site est mesuré (largeur et hauteur).
Un éventuel patron peut être réalisé.
Le site receveur est laissé en attente, recouvert par une compresse de sérum physiologique refroidie.
On veillera à prévoir 1 mm supplémentaire de part et d'autre en vertical et horizontal pour permettre la retouche et éviter ainsi une mauvaise adaptation du greffon.
Il s'agit de prélever un greffon épithélio-conjonctif dans un site kératinisé (muqueuse palatine, tubérosité, crête édentée).
Le palais constitue la zone de choix d'un prélèvement épithélio-conjonctif. Il convient d'éviter les papilles bunoïdes et la gencive marginale en restant à distance du raphé. Le prélèvement s'effectue habituellement dans la zone prémolaire-molaire.
Le paquet vasculo-nerveux grand palatin est issu du foramen palatin postérieur qui se situe au niveau de l'espace interdentaire entre la deuxième et la troisième molaire supérieure.
Bien que le prélèvement soit en surface, plus il est distal, plus le risque est élevé.
La dissection se fait à l'aide d'une lame 15.
L'épaisseur peut varier de 0,8 à 1 mm.
Lorsqu'un recouvrement radiculaire est prévu, on veillera à augmenter l'épaisseur du greffon reposant sur la surface radiculaire jusqu'à 1,5 mm.
Le greffon prélevé est placé en attente dans du sérum physiologique.
Un greffon trop fin peut se nécroser.
L'hémostase est réalisée à l'aide d'une compresse de collagène ou de la cellulose irradiée plaquée par un treillis de suture.
Une plaque palatine thermoformée ou en résine cuite protège le site. Une mauvaise protection du site donneur peut entraîner des suites opératoires difficiles et douloureuses.
La section malencontreuse d'un vaisseau sanguin peut provoquer un saignement accru nécessitant le recours à des mesures hémostatiques mécaniques : compression, clampage, ligature (suture autour du vaisseau en amont de la lésion avec du fil résorbable), sutures fermes des plans profonds et/ou topiques avec un vasoconstricteur, du collagène résorbable (Pangen®, Gingistat®, Antema®) ou avec de la cellulose oxydée régénérée (Surgicel®).
L'épaisseur est contrôlée, le greffon affiné.
Le tissu adipeux, d'aspect jaunâtre, présent sur la face interne est supprimé car il constitue une barrière à la revascularisation. Toutefois, il s'agit de ne pas trop l'amincir pour ne pas risquer la nécrose.
Il est important de réduire au minimum la durée de ce temps opératoire pour éviter la déshydratation du greffon et sa contamination bactérienne sous peine d'augmenter le risque de nécrose postopératoire.
Le greffon est reporté sur le site receveur et essayé.
Il est retouché et adapté précisément aux dimensions du site receveur.
Il est encastré intimement dans le bord coronaire du lit receveur.
Une variante consiste à biseauter puis désépithélialiser les bords du lit pour améliorer le rendu esthétique.
Une erreur possible est de sous-dimensionner le greffon.
Le fil utilisé dans ce cas est un monofilament 5/0 En chirurgie plastique parodontale, des fils fins 5/0 ou 6/0 avec des aiguilles de 13 mm sont souvent préconisés.
Le greffon est d'abord immobilisé à l'aide d'une première suture : ici, suture horizontale (Holbrook et Ochsenbein, 1983).
Le greffon est immobilisé sur son lit périosté et radiculaire par des sutures périostées suspendues.
Des sutures à chaque papille peuvent aussi être ajoutées.
La berge apicale peut être suturée avec le périoste de la base du lit. Dans ce cas, un fil résorbable est préconisé.
À noter :
– les conseils postopératoires sont donnés aux patients en termes d'hygiène (brossage arrêté puis repris progressivement avec des brosses à dents dont les poils ont un diamètre qui devient de plus en plus important, bains de bouche, conseils par rapport à la consommation de tabac et à l'alimentation) ;
– le pansement chirurgical n'est pas conseillé sauf s'il existe des doutes sur la collaboration du patient à qui il est demandé de ne pas traumatiser le tissu greffé.
Une mauvaise coaptation des berges et la persistance d'un espace mort compromettent la revascularisation du greffon.
Il faut éviter, par des sutures fermes, la mobilisation du greffon au cours des mouvements oro-faciaux.
Les sutures verticales de placage sont suspendues autour du collet dentaire et fixées au tissu conjonctif du fond du vestibule.
Elles assurent le placage vertical du greffon sur son lit périosté et radiculaire.
Ce type de point est particulièrement recommandé pour le recouvrement radiculaire (Borghetti et Monnet-Corti, 2008).
Le patient est contrôlé au bout de 10 jours pour dépose des sutures et écouvillonnage du site.
On note ici la présence d'une zone épithéliale non éliminée.
En ce qui concerne les risques d'échec, il faut éviter la reprise d'un brossage trop précoce ou rigoureux et réitérer les conseils concernant le brossage.
La plaie cicatrise par deuxième intention.
L'épithélialisation débute à la périphérie de la plaie et, en 10 à 15 jours, celle-ci est complètement recouverte par un nouvel épithélium.
La maturation tissulaire est obtenue à partir de 4 mois (délai nécessaire pour effectuer un second prélèvement sur le même site).
L'objectif premier est atteint, c'est-à-dire que le tissu kératinisé est créé en hauteur et en épaisseur de manière suffisante.
L'objectif secondaire de recouvrement radiculaire de la 31 est également atteint.
À noter : un aspect inesthétique peut apparaître quelques mois plus tard, appelé effet rustine.
Une attache rampante (creeping attachment) peut intervenir surtout dans les premiers mois de cicatrisation. Ce phénomène s'atténue dans le temps. Il a été mesuré à 0,8 mm en moyenne au bout de 1 an (Borghetti et Gardella 1990).
La densification du tissu greffé se poursuit au-delà de la première année. Après plusieurs années, on observe souvent une augmentation de volume. Les figures 16 et 17 rapportent l'exemple d'un cas avec 25 ans de recul qui illustre la stabilité à long terme du résultat.
Une étude rétrospective récente rapporte l'évolution de 224 greffes épithélio-conjonctives dont le but était l'augmentation du tissu kératinisé et non le recouvrement (Agudio et al., 2008). Elle a établi un suivi à long terme de ces greffes épithélio-conjonctives avec des mesures au bout de 1 an (T1) et 10 à 25 ans plus tard (T2). Entre T0 et T1, les auteurs ont constaté une attache rampante de 0,8 mm et une augmentation de tissu kératinisé de 4,2 mm. Entre T1 et T2, ils ont rapporté une attache rampante de 0,6 mm et une diminution du tissu kératinisé de 0,7 mm. Cette étude conclut ainsi que la greffe épithélio-conjonctive est stable dans le temps, que l'attache rampante continue légèrement à croître au-delà de la première année postopératoire et qu'on assiste à un faible déplacement de la ligne muco-gingivale coronairement.
La greffe épithélio-conjonctive est l'intervention chirurgicale permettant de gagner du tissu kératinisé (en hauteur et en épaisseur) avec le plus de sûreté autour des dents et des implants. Accessoirement, elle peut procurer un certain recouvrement radiculaire.
Son indication reste limitée aux secteurs non concernés par l'esthétique (mandibule et secteurs molaires maxillaires) en raison de son aspect de « rustine » lié aux caractéristiques de la muqueuse palatine, plus blanche et plus nacrée que la muqueuse vestibulaire.
Les conditions de succès de la greffe épithélio-conjonctive reposent sur une bonne connaissance de la technique chirurgicale et sur la compréhension des phénomènes de cicatrisation. La manipulation chirurgicale des tissus lors des différents temps opératoires doit être réalisée en assurant la vascularisation et la stabilité de la plaie.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun conflit d'intérêts concernant cet article.