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Docteur en chirurgie dentaire Diplômé de l'université Paris 5 Ancien assistant universitaire de l'École de médecine dentaire de Genève, Suisse
Pratique Privée, Paris
Sur Terre, les bactéries ont précédé l'espèce humaine de plusieurs milliards d'années. Durant ce temps, elles ont eu tout le loisir de développer des stratégies de colonisation efficaces afin de garantir leur survie. L'espèce humaine n'a été dès lors qu'un nouveau territoire à conquérir.
Cette revue de la littérature scientifique propose de faire le point sur les moyens mis en œuvre par les bactéries pour adhérer aux surfaces dentaires et gingivales, pour contourner ou détruire les systèmes de défense de l'hôte, pour obtenir des nutriments, ou encore pour se protéger, notamment par la formation d'un biofilm leur assurant ainsi un partage des ressources fiable, une réaction mutualisée aux perturbations du milieu et une protection accrue contre les défenses de l'hôte ou les molécules antibiotiques et antiseptiques.
Ces connaissances microbiologiques permettront d'alimenter notre réflexion clinique.
Bacteria appeared on earth billion years before humans. During this period of time, they developed efficient colonization strategies thereby ensuring their ability to survive. The human species became a new territory to conquer.
This revue of literature proposes to show various means implemented by bacteria to adhere on dental and gingival surfaces, to avoid or destroy the host defense system, to feed themselves or to protect themselves. The creation of a biofilm will be one their most efficient mean enabling them not only to share resources, but also ensuring an appropriate and mutualized answer in case of environmental disruption and a better protection against the host defense, antibiotics or antiseptics.
This microbiological knowledge should enable us to enrich our clinical research.
Si, de par leur mode de conception, Adam et Ève n'avaient sans doute pas de nombril, de nombreux indices semblent indiquer qu'ils auraient pu présenter une parodontite. C'est en tout cas ce que montrent la plupart des crânes de nos ancêtres Australopithecus africanus (Ripamonti, 1988, 1989), Homo ergaster (Groves et Mazak, 1975 ; Rightmire et Lordkipanidze, 2009), Homo heidelbergensis (Czarnetzki et al., 2003) ou encore Homo neanderthalensis (Straus et Cave, 1957 ; Klein, 2009) mis au jour par les archéologues. Il est par ailleurs édifiant de réaliser que près de 3 millions d'années séparent Australopithecus africanus du premier ensemble de toilette propre à l'hygiène dentaire trouvé en Mésopotamie et daté de 3000 av. J.-C. (Fischman, 1997). Il faudra ensuite attendre 1683 pour qu'un drapier hollandais du nom d'Antonie van Leeuwenhoek transmette à la Société royale de Londres les premières observations de bactéries de la plaque dentaire obtenues à l'aide d'un système de microscope rudimentaire (Ford, 1986). Enfin, trois siècles s'écouleront encore pour que, en 1965, le lien soit établi entre, d'une part, l'accumulation et la diversité bactérienne de la plaque dentaire et, d'autre part, l'inflammation gingivale (Löe et al., 1965). À cette publication, proposant un suivi microbiologique et clinique d'une gingivite expérimentale, succède en 1975 une expérimentation équivalente montrant sans équivoque l'influence de l'accumulation de la plaque dentaire sur le développement des parodontites chez le chien (Lindhe et al., 1975). Les publications concernant la plaque dentaire se multiplieront à partir de ces années 1970 avec notamment une série d'observations au microscope électronique à transmission dévoilant des agrégations organisées de centaines de micro-organismes qui varient autant en quantité qu'en diversité selon la maturation des dépôts (Listgarten et al., 1975 ; Brecx et al., 1980, 1981 ; Saxton, 1973 ; Listgarten et al., 1973 ; Theilade et Theilade, 1970) et la forme clinique de la maladie parodontale (Listgarten, 1976 ; Westergaard et al., 1978 ; Hillam et Hull, 1977). La mise au point de nouvelles méthodes d'imagerie (microscopie confocale, hybridation in situ en fluorescence) et de nouvelles techniques moléculaires (sondes ADN, réaction en chaîne par polymérase, puces à ADN, protéomique, transcriptomique, technologie des gènes rapporteurs) a permis, dans un temps réduit, de considérablement multiplier nos connaissances sur la diversité bactérienne de la flore orale (Aas et al., 2005 ; Paster et al., 2001 ; de Lillo et al., 2006 ; Keijser et al., 2008), les conditions de développement des bactéries ou encore leurs facteurs de virulence.
Cette revue propose de mettre en lumière les principales stratégies déployées par les bactéries pour survivre dans cet espace limité que constitue le parodonte, depuis leur acquisition dans la cavité orale jusqu'à la formation sophistiquée du biofilm dentaire.
Si l'on ne compte qu'un millier de bactéries dans un sillon gingival sain, plus de 100 millions peuvent être recensées au sein d'une poche parodontale et jusqu'à 1 milliard peuvent coloniser une surface dentaire sus-gingivale (Socransky et Haffajee, 2008). Plus de 700 espèces bactériennes distinctes sont en mesure de survivre dans la cavité orale et 400 sont capables de s'organiser au sein de la flore sous-gingivale (Aas et al., 2005). Il apparaît également que les sites colonisés tels que le biofilm dentaire ou les muqueuses orales contiennent le plus souvent entre 20 et 30 espèces prédominantes (Aas et al., 2005). Le nombre d'espèces bactériennes par individu varierait entre 34 et 72 (Aas et al., 2005).
Assez récemment, des techniques plus discriminantes de pyroséquençage ont évalué à près de 19 000 le nombre de phylotypes capables de coloniser la salive et la plaque sus-gingivale d'adultes sains (Keijser et al., 2008).
Spontanément, la première hypothèse qui permettrait d'expliquer l'acquisition des bactéries dans la cavité orale est celle de l'apport par l'alimentation. On pourrait effectivement supposer que des bactéries présentes de façon naturelle dans les aliments colonisent ainsi les individus. Mais une étude comparant la flore bactérienne d'enfants intubés à celle d'enfants alimentés de façon normale ne montre aucune différence en termes de diversité et de concentration des différentes espèces bactériennes (Chen et al., 1997). En conséquence, une seconde hypothèse propose que les bactéries se transmettent de façon directe d'un individu à l'autre. Ainsi, plusieurs travaux mettent en évidence la transmission bactérienne au sein d'un couple (Saarela et al., 1993 ; Asikainen et al., 1996), entre parents et enfants (Alaluusua et al., 1991 ; Petit et al., 1993 ; Kononen et al., 1994 ; Kobayashi et al., 2008) et même entre animal de compagnie et membres de la famille (Preus et Olsen, 1988 ; Yamasaki et al., 2012). Une étude a permis de suspecter la transmission bactérienne par l'intermédiaire de l'alimentation entre membres de la famille se nourrissant dans un plat commun, sans couverts (Haubek et al., 2005). Cependant, il est intéressant de noter que la récidive d'une parodontite chez un individu semble ne pas être corrélée à la présence de parodontopathogènes suspectés chez son conjoint mais bien aux bactéries déjà présentes chez l'hôte (von Troil-Linden et al., 1996). Ce type d'observation écarte la nécessité de traitement du conjoint du patient lorsque ce dernier présente une parodontite.
Ensuite, plusieurs obstacles devront être franchis pour que ces bactéries puissent investir le milieu buccal. Le flux salivaire permettant d'entraîner les bactéries en suspension vers l'estomac lors de la déglutition, la desquamation des couches superficielles des muqueuses orales ou encore les composantes antimicrobiennes de la salive et du fluide gingival telles que les cellules immunitaires (Delima et Van Dyke, 2003), les peptides antimicrobiens ou défensines (Gorr et Abdolhosseini, 2011), les immunoglobulines (Ebersole et al., 2013), le lysozyme (Surna et al., 2009 ; Choi et al., 2011), la lactoferrine (Glimvall et al., 2012), l'alpha-amylase (Baik et al., 2013 ; Choi et al., 2011) ou les glycoprotéines capables d'agréger les bactéries (Slomiany et al., 1996) sont autant d'entraves à la colonisation bactérienne dans la cavité orale.
Les bactéries les plus en réussite pourront adhérer à la surface dentaire, sur ce film que forme la pellicule exogène acquise, grâce à une adhésion non spécifique par l'intermédiaire de forces réversibles hydrophobiques, électrostatiques et de mouvements browniens (Gibbons et Etherden, 1983 ; Cowan et al., 1987 ; Bos et al., 1999 ; Busscher et al., 2008), ou à la surface d'autres bactéries grâce à une adhésion spécifique, irréversible, par l'intermédiaire de connexions ligand contre récepteur (Kolenbrander et al., 2002 ; Carlen et al., 1998 ; Kolenbrander et al., 2006). Ces liaisons spécifiques entre bactéries, ou entre bactéries et dents, ou encore entre bactéries et surfaces muqueuses reposent sur des mécanismes d'adhésion faisant intervenir des adhésines bactériennes localisées sur les cils (pili), les fimbriae de type 1 présentant une affinité pour les surfaces dentaires les fimbriae de type 2 présentant une affinité pour les surfaces muqueuses, la capsule de certaines espèces, les lipopolysaccharides des bactéries à Gram négatif ou encore l'acide téichoïque ou lipotéichoïque des bactéries à Gram positif (Yeung, 1999 ; Jenkinson et Lamont, 1997 ; Whittaker et al., 1996).
Les colonisateurs les plus précoces trouveront sur la surface dentaire de nombreux récepteurs contenus dans la pellicule exogène acquise, tels que mucines, protéines riches en proline (stathérine), fibronectine, amylase, lysozyme, lactoferrine, histatine, cytokératines et autres protéines plasmatiques (Yao et al., 2003 ; Rudiger et al., 2002 ; Saxton, 1973 ; Brecx et al., 1980 ; Hannig et al., 2005). Il est intéressant de noter que des éléments du système immunitaire non spécifique, tels que les mucines, sont détournés au profit de l'adhésion bactérienne (Hannig et al., 2005 ; Slomiany et al., 1996). Ces premières bactéries colonisatrices sont principalement des bactéries à Gram positif telles que Streptococcus oralis, Streptococcus mitis, Streptococcus gordonii, Streptococcus sanguinis ou encore Actinomyces naeslundii (Kolenbrander et al., 2002 ; Nishihara et Koseki, 2004 ; Kolenbrander et al., 2006). L'adhésion de bactéries à une surface s'accompagne d'une modification de la régulation de leurs gènes. Sur le genre bactérien Pseudomonas aeruginosa, rencontré principalement dans des infections pulmonaires, il a pu être montré que le processus d'adhésion entraînait la régulation positive de gènes impliqués dans la synthèse d'alginate durant les 15 minutes qui suivent le contact initial (Davies et Geesey, 1995).
Une deuxième vague de colonisation peut alors se mettre en place, trouvant sur ce lit bactérien de nouveaux moyens d'adhésion. Ces colonisateurs secondaires, toujours considérés comme précoces et parmi lesquels on retrouve des bactéries telles qu'Eikenella corrodens ou Capnocytophaga ochracea, seront ensuite suivis de colonisateurs tardifs parmi lesquels on retrouve les parodontopathogènes les plus fréquemment suspectés (Kolenbrander et al., 2002, 2006 ; Nishihara et Koseki, 2004) (fig. 1).
Pellicule exogène acquise et colonisateurs précoces s'agrègent dans les secondes qui suivent le brossage des surfaces dentaires (Hannig et al., 2005). Les colonisateurs secondaires et tardifs s'organisent ensuite selon les conditions environnementales et permettent la formation d'un biofilm mature en seulement quelques jours (Quirynen et al., 2005).
Durant toutes les phases décrites précédemment, les bactéries se multiplient tout en continuant de produire la matrice du biofilm par la synthèse de polysaccharides (Allison, 2003 ; Branda et al., 2005).
La diversité bactérienne est également influencée par le milieu dans lequel interagissent les bactéries. Ainsi, l'inflammation parodontale causée par la présence de bactéries entraîne une augmentation du débit du fluide gingival associée ou non à un saignement (Goodson, 2003). Celui-ci apporte nombre de protéines et glycoprotéines de l'hôte, substrats indispensables à la croissance de nombreuses espèces anaérobies du biofilm sous-gingival (ter Steeg et al., 1987 ; ter Steeg et Van der Hoeven, 1989). L'activité protéolytique de ces bactéries s'accompagne d'une légère augmentation du pH local qui contribue à améliorer la compétitivité de bactéries comme Porphyromonas gingivalis, Prevotella intermedia et Fusobacterium nucleatum (McDermid et al., 1988 ; Rogers et al., 1991 ; Takahashi et Schachtele, 1990). Par ailleurs, l'activité protéolytique de P. gingivalis augmente lorsque la concentration en hémine augmente dans son environnement (Marsh et al., 1994). Selon cette concentration en hémine, des travaux montrent que c'est l'expression de 70 protéines qui est modulée. Notamment, lorsque la concentration en hémine descend en dessous d'un seuil, une protéine impliquée dans l'invasion cellulaire est surexprimée, facilitant un changement radical d'environnement pour la bactérie (Dashper et al., 2009). En revanche, une augmentation importante de la température va diminuer l'activité protéolytique de P. gingivalis (Percival et al., 1999). Très récemment, il a été montré que les variations hormonales liées au stress influençaient la croissance de certaines bactéries. Celle de F. nucleatum augmente en présence des hormones du stress, celle de P. gingivalis n'est pas influencée par lesdites hormones, tandis que celles de P. intermedia et d'E. corrodens sont inhibées (Jentsch et al., 2013).
Il apparaît ainsi clairement que de faibles modifications de l'environnement peuvent offrir un avantage métabolique conséquent à certaines espèces bactériennes initialement sous-représentées. Lorsque cet avantage persiste au profit de bactéries potentiellement virulentes pour l'hôte, le glissement d'une flore commensale vers une flore pathogène se confirme et la maladie devient possible (Marsh, 2003).
Le cadre infectieux des parodontites aura fait couler beaucoup d'encre. D'un côté, les partisans de la plaque non spécifique, selon lesquels les parodontites découleraient d'un système immunitaire ployant sous la charge bactérienne (Theilade, 1986). De l'autre, les défenseurs d'une plaque spécifique selon lesquels seules quelques bactéries de la flore commensale ou exogènes seraient en mesure de provoquer les parodontites (Loesche, 1979).
Pour débusquer les pathogènes potentiels, les postulats de Koch ont pendant un temps été envisagés (Koch, 1876 ; Carter, 1987). Selon ces derniers, pour qu'un micro-organisme puisse être considéré comme l'agent pathogène de la maladie étudiée, un certain nombre de conditions devaient être remplies. Il s'agissait tout d'abord d'isoler l'agent suspect à partir d'une victime malade. Ensuite, l'agent devait pouvoir être cultivé en culture pure. Alors, l'infection d'un hôte sain avec cet agent devait conduire l'organisme infecté à reproduire les symptômes classiques de la maladie. Enfin, l'agent pathogène devait être isolé à partir de la nouvelle victime. Ces postulats ont conduit à de nombreuses études dans le cadre des maladies parodontales (Holt et al., 1988 ; Schreiner et al., 2003). La plus emblématique montrait notamment la pathogénicité de P. gingivalis dans le cadre d'une mono-infection parodontale chez le singe (Holt et al., 1988). Il en fut déduit que P. gingivalis était un agent étiologique des parodontites, sans pour autant que la même expérience ne soit reproduite avec l'ensemble des bactéries capables de coloniser le milieu buccal. Les postulats de Koch appliqués aux maladies parodontales furent remis en question lorsqu'on détecta des espèces potentiellement parodontopathogènes que l'on ne pouvait faire croître en culture et lorsqu'on accepta qu'ils ne pouvaient s'appliquer à des infections polymicrobiennes. Une adaptation de ces postulats au cadre parodontal propose de considérer une bactérie comme un pathogène suspecté lorsqu'elle remplit les critères énumérés dans le tableau I (Socransky, 1977, 1979 ; Socransky et Haffajee, 1994). De cette façon, un petit nombre de bactéries ont pu acquérir les lettres de noblesse de parodontopathogènes suspectés. Il s'agit entre autres de P. gingivalis, Aggregatibacter actinomycetemcomitans, P. intermedia, Treponema denticola, T. forsythia, F. nucleatum, C. rectus ou encore Parvimonas micra (Socransky et Haffajee, 1994 ; Socransky et al., 1998). À ce stade, il peut être d'un intérêt non négligeable de préciser que ces genres bactériens présentent de nombreuses sous-espèces. Ainsi distingue-t-on 6 sérotypes de P. gingivalis (Amano et al., 2004) regroupant plus d'une centaine de génotypes (Loos et al., 1993 ; Chen et Slots, 1994 ; Menard et Mouton, 1995). On distingue également 7 sérotypes pour A. actinomycetemcomitans (Saarela et al., 1992 ; Kaplan et al., 2001 ; Takada et al., 2010) comptant plus d'une trentaine de génotypes (Kaplan et al., 2002). Aussi surprenant que cela puisse paraître, certaines sous-espèces de P. gingivalis et d'A. actinomycetemcomitans sont associées à la santé parodontale (Asikainen et al., 1991 ; Amano et al., 2000). Les conséquences sur l'information apportée par les tests microbiens commercialisés, sans que soient précisés le ou les sérotypes reconnus, seront soumises à l'appréciation de chacun.
En raison de ces associations, ces espèces bactériennes sont devenues, en une trentaine d'années, le sujet de plusieurs milliers de publications scientifiques. À l'issue de l'année 2013, on comptait plus de 5 800 publications traitant de P. gingivalis, plus de 3 400 traitant d'A. actinomycetemcomitans ou encore près de 1 900 traitant de P. intermedia ou de F. nucleatum (données Medline/PubMed au 1er octobre 2013). Pourtant, d'autres espèces mériteraient notre attention. Une cinquantaine d'entre elles, mais il y en a sans doute plus, ont été découvertes dans 4 travaux de recherche et n'ont depuis fait l'objet d'aucune autre forme d'attention dans le cadre des maladies parodontales (Kumar et al., 2003, 2005 ; Paster et al., 2001 ; de Lillo et al., 2006). Il s'agit, pour ne citer qu'elles, d'Eubacterium saphenum, de Bacteroidetes clone AU 126, de Megasphaera clone BB 166 et d'OP 11 clone X112.
Dans une publication datée de 1979, un bâtonnet anaérobie à Gram négatif appelé Y4 est isolé de la plaque dentaire de patients présentant une parodontite agressive localisée (anciennement parodontite juvénile) (Baehni et al., 1979). Des polynucléaires humains mis en présence de cette souche bactérienne et observés au microscope électronique à transmission voient leur structure se désagréger en moins de 10 minutes. Il s'agit de la première publication montrant le potentiel cytotoxique de bactéries de la flore parodontale. Plusieurs années plus tard, Y4 devint A. actinomycetemcomitans.
Depuis, la connaissance des facteurs de virulence d'A. actinomycetemcomitans s'est considérablement étoffée. Leucotoxine, collagénase, endotoxine, épithéliotoxine, facteur inhibant les fibroblastes, facteur induisant la résorption osseuse, induction de la production de cytokines par les macrophages, modification de la fonction des polynucléaires neutrophiles, dégradation des immunoglobulines, toxines létales de dilatation cellulaire (cytolethal distending toxins), induction de l'apoptose cellulaire et capacité à s'introduire dans les cellules de l'hôte sont autant de moyens mis en œuvre par cette espèce bactérienne pour survivre au sein de la flore parodontale (Socransky et Haffajee, 1994 ; Rudney et al., 2005, 2001).
T. forsythia propose également de nombreuses possibilités de nuisance : endotoxines, production d'acides gras et de méthylglyoxal, capacité à induire l'apoptose des cellules, production de cytokines de plusieurs cellules de l'hôte, capacité à s'introduire dans les cellules de l'hôte (Rudney et al., 2005 ; Socransky et Haffajee, 1994).
P. gingivalis n'est pas en reste en proposant les facteurs de virulence suivants : collagénase, endotoxine, activité protéolytique trypsine-like, fibrinolysine, hémolysine, protéases telles que gingipaïnes ou phospholipase A, dégradation des immunoglobulines, facteur inhibant les fibroblastes, induction de la production de cytokines par différentes cellules de l'hôte, capacité à générer des chimiotactismes, inhibition de la migration des polynucléaires à travers les barrières épithéliales ou encore capacité à s'introduire dans les cellules de l'hôte (Socransky et Haffajee, 1994 ; Rudney et al., 2001, 2005). Les plus efficaces de ces facteurs de virulence semblent être les gingipaïnes qui consistent en 3 cystéines protéases impliquées dans tous les registres de virulence de P. gingivalis (Guo et al., 2010 ; Imamura et al., 2003 ; Potempa et al., 2003) (fig. 2).
Les gingipaïnes sont ainsi employées dans l'adhérence de P. gingivalis à différents sites de la cavité orale et facilitent la colonisation du biofilm dentaire dans le sillon gingivo-dentaire (Guo et al., 2010).
Elles jouent également un rôle dans la formation de biofilm associant P. gingivalis et T. denticola (Zhu et al., 2013). Elles sont impliquées dans l'acquisition de nutriments. Pour cela, elles participent tout d'abord à l'agrégation de P. gingivalis aux érythrocytes et à la lyse de ces derniers pour libérer l'hémoglobine. Puis, elles contribuent à la liaison de la bactérie à l'hémoglobine et, en la dégradant, à l'extraction de l'hème qui, dégradé à son tour, permettra la mise à disposition de fer, indispensable à la croissance de la bactérie. La survie nutritionnelle de P. gingivalis passe également par le clivage de peptides, pour subvenir à ses besoins en carbone et en nitrogène. Une fois encore, les gingipaïnes sont mises à contribution en déclenchant la cascade de dégradations des protéines d'origine sanguine et tissulaire, voire de protéines provenant de la lyse d'autres bactéries telles que T. forsythia (Guo et al., 2010).
Ensuite, ces gingipaïnes sont parties prenantes dans la neutralisation du système immunitaire de l'hôte, en dégradant des peptides antimicrobiens tels que les bêta-défensines humaines et la cathélicidine humaine LL 37, en dégradant des composants du complément ou encore en attaquant et en détruisant de nombreux types cellulaires de l'hôte comme des cellules immunitaires des fibroblastes, des cellules épithéliales et endothéliales (Guo et al., 2010). Il peut être utile de préciser que, par ces moyens, les gingipaïnes entretiennent une inflammation locale chronique qui assure un apport continu en nutriments aux bactéries du biofilm sous-gingival.
La capacité des gingipaïnes à détourner la réponse inflammatoire de l'hôte est bien documentée (Guo et al., 2010). Pour ne prendre qu'un exemple, considérons l'action des gingipaïnes sur l'interleukine 8. Sécrétées par P. gingivalis, les gingipaïnes activent les interleukines 8 en les clivant. Cela permet à ces dernières d'attirer les polynucléaires et d'entraîner leur dégranulation. Sous cette forme libre, les gingipaïnes favorisent ainsi la migration des polynucléaires à distance de P. gingivalis. De surcroît, ces mêmes gingipaïnes peuvent demeurer transmembranaires. Dès lors, en contact avec les interleukines 8, elles en assurent le clivage de telle sorte que celles-ci deviennent inactives, renforçant ainsi le gradient de polynucléaires et leur dégranulation à distance de la bactérie (Mikolajczyk-Pawlinska et al., 1998).
Pour continuer dans leur capacité de virulence, il a été montré que les gingipaïnes étaient impliquées dans la destruction tissulaire en dégradant de façon directe et indirecte les protéines de la matrice extracellulaire (Guo et al., 2010).
Enfin, il apparaît qu'elles participent à la survie de P. gingivalis lorsque celui-ci se réfugie à l'intérieur des cellules de l'hôte (Guo et al., 2010).
Pendant des années, la représentation que l'on se faisait de la plaque dentaire était celle d'une co-agrégation étriquée de bactéries. Certes, il apparaissait clairement que celles-ci suivaient un mode d'organisation que l'on pouvait aisément observer au microscope électronique à transmission, qu'elles se diversifiaient en respectant une chronologie établie (Listgarten et al., 1975 ; Listgarten, 1976 ; Brecx et al., 1980, 1981 ; Theilade et Theilade, 1970 ; Saxton, 1973 ; Kolenbrander et al., 2006), mais les modèles mis en place ne parvenaient à expliquer ni la possibilité de survie des bactéries enfouies au plus profond du biofilm, isolées en raison de leur position centrale de tout apport en nutriments, ni la possibilité de diversification de la flore dans la partie la plus apicale d'une poche parodontale, par exemple.
Les biofilms bactériens ont d'abord été identifiés dans les sources chaudes, dans le lit des ruisseaux et sur les parois des canalisations. Si, à la fin des années 1970 quelques auteurs visionnaires se risquent à évoquer la notion de biofilm dentaire (Costerton et al., 1978), c'est dans le courant des années 1990 que ce concept s'implante enfin dans la description de l'agrégation bactérienne orale (Newman et al., 1999). De nombreuses publications du Centre d'ingénierie de l'université du Montana (États-Unis) montrent l'existence de canaux au sein de ces organisations bactériennes permettant le passage de flux liquidiens (Stoodley et al., 1994 ; de Beer et al., 1994 ; Stoodley et al., 2002 ; Hall-Stoodley et al., 2004) (fig. 3). Un échantillon de plaque dentaire mature de 4 jours prélevé chez l'homme et observé en microscopie confocale à lumière réfléchie ou en mode fluorescence révèle clairement les canaux et leur contenu liquidien naviguant au sein de la masse bactérienne (Wood et al., 2000). Plusieurs molécules telles que saccharose, dextrane, protéases, immunoglobulines, acides ou fluorure ont été testées sur des biofilms in vitro et ont montré leur propension à transiter plus ou moins en profondeur au sein de ces canaux (Tatevossian, 1985 ; Hata et Mayanagi, 2003 ; Thurnheer et al., 2003 ; Takenaka et al., 2009).
Sur une surface nettoyée, après adsorption de protéines et glycoprotéines provenant de la salive et du fluide gingival (Hannig et al., 2005), les premières bactéries vont pouvoir adhérer. Dès que le nombre de bactéries devient important, une matrice de polysaccharides va être produite par les bactéries, et ce en relation avec leur environnement. Pour exemple, Streptococcus gordonii est en mesure de synthétiser des protéoglycanes à partir du saccharose environnant par l'intermédiaire de glucosyltransférases. Il apparaît que le comportement de ces enzymes est largement influencé par le pH, la concentration en ions et le potentiel redox de l'environnement bactérien (Loo et al., 2000 ; Gilmore et al., 2003 ; Vickerman et al., 1991). La protéomique appliquée à la croissance d'A. actinomycetemcomitans montre que l'expression de fimbriae, de lipopolysaccharides et de composants de la matrice extracellulaire, caractéristiques de la formation du biofilm, est directement liée aux conditions de stress dans lesquelles la souche bactérienne est incubée. Il apparaît ainsi qu'un milieu proposant une moindre disponibilité en fer favorise la formation de biofilm chez A. actinomycetemcomitans (Amarasinghe et al., 2009). La matrice de polysaccharides formée occupera de 75 à 80 % du volume du biofilm, laissant de 15 à 20 % du volume restant à la discrétion des bactéries (Loo et al., 2000 ; Gilmore et al., 2003 ; Vickerman et al., 1991 ; Branda et al., 2005).
Le biofilm permet une organisation bactérienne complexe dans laquelle des bactéries aux modes de fonctionnement divergents peuvent cohabiter. Un anaérobie strict comme P. gingivalis peut survivre dans un milieu chargé en oxygène s'il s'agrège à des bactéries consommatrices d'oxygène telles que le genre Neisseria (Bradshaw et al., 1994). Il apparaît que les cultures mixtes protègent les anaérobies stricts de l'oxygène qui leur est toxique (Bradshaw et al., 1996, 1998).
Certaines bactéries, lorsqu'elles sont associées au sein du biofilm, modifient leurs moyens d'accès aux nutriments. Ainsi, les variations en concentration de peptidases et d'enzymes impliquées dans le catabolisme des acides aminés et de protéines impliquées dans l'acquisition du fer suggèrent que l'association entre T. denticola et P. gingivalis se rapproche d'une syntrophie entre les deux bactéries (Zainal-Abidin et al., 2012).
Inoculé dans un flux salivaire traversant des blocs de polyéthylène aménagés avec une paroi permettant l'adhésion et la croissance bactérienne, A. naeslundii ne peut survivre seul. L'adjonction de S. oralis dans le milieu permet non seulement la survie d'A. naeslundii mais aussi la formation d'un biofilm comprenant les deux espèces bactériennes (Palmer et al., 2001). Des modèles similaires montrent que P. gingivalis ne peut croître seul ou associé à S. oralis. Il le peut lorsque S. gordonii est ajouté dans l'inoculum, mais pas lorsque S. gordonii est remplacé par A. actinomycetemcomitans ou par F. nucleatum. Cela met en évidence une coopération toute particulière entre P. gingivalis et S. gordonii, la seconde bactérie permettant à la première de tolérer une espèce antagoniste.
Par ailleurs, P. gingivalis peut montrer une croissance mutualiste avec S. gordonii et Actinomyces oris lorsque ces deux bactéries sont associées dans le flux salivaire, ou avec des souches de Veillonella, avec F. nucleatum ou encore avec A. actinomycetemcomitans (Periasamy et Kolenbrander, 2009b). Les clones PK1910 de Veillonella, JP2 d'A. actinomycetemcomitans et ATCC 10953 de F. nucleatum sont incapables de survivre seuls mais y parviennent lorsqu'ils sont inoculés par paires ou ensemble dans le flux salivaire. L'association des trois espèces montre une croissance plus élevée que lorsque ces espèces sont associées par paire (Periasamy et Kolenbrander, 2009a). Le même clone de F. nucleatum, incapable de survivre lorsqu'il est associé à S. oralis, croît en revanche sans difficulté lorsqu'il est inoculé avec le clone ATCC 43146 d'A. naeslundii et le même S. oralis, mettant ainsi en évidence un mode de coopération complexe entre les trois bactéries (Periasamy et al., 2009).
Durant la formation du biofilm dentaire, l'expression du génome bactérien s'adapte. Ainsi, 33 protéines de S. mutans voient leur expression modulée pendant les premiers stades de la formation du biofilm et une augmentation de la synthèse d'enzymes impliquées dans le catabolisme des sucres a pu être mesurée (Welin et al., 2004). Chez P. gingivalis, 18 % du génome est régulé différemment, avec notamment la régulation négative des gènes impliqués dans la croissance bactérienne et la régulation positive des gènes participant à la synthèse de protéines de transport et d'adhésion (Lo et al., 2009). La mise en contact de S. gordonii avec la salive entraîne la régulation positive de gènes codant pour des adhésines impliquées dans l'adhésion à des glycoprotéines salivaires et dans la co-agrégation à des souches d'Actinomyces (Du et Kolenbrander, 2000). Lorsque P. gingivalis est incubé en présence de S. gordonii, 30 de ses gènes sont régulés de façon positive et 3 de façon négative. L'un des gènes régulés de façon positive, ptpA (PG1641) codant une tyrosine phosphatase, et un autre, ftsH (PG0047) codant une métalloprotéase, ont pu, grâce à une analyse mutationnelle, être clairement identifiés comme participant à la formation de biofilm avec S. gordonii (Simionato et al., 2006). Lorsque le même tandem, P. gingivalis et S. gordonii, est associé à F. nucleatum, 403 protéines sont surexprimées et 89 sont sous-exprimées par P. gingivalis (Kuboniwa et al., 2009).
Finalement, parce que le biofilm dentaire a atteint un stade de développement ne permettant pas la survie de toutes les espèces bactériennes ou parce que l'espèce bactérienne est programmée pour coloniser de nouveaux milieux, des signaux au sein du biofilm permettent de faire céder les liaisons entre bactéries, emportant ainsi certaines d'entre elles dans le flux environnant pour coloniser d'autres sites (Hall-Stoodley et al., 2004 ; Stoodley et al., 2002) (fig. 3). Il a été montré qu'A. actinomycetemcomitans augmentait la synthèse et la libération d'enzymes capables de cliver leurs adhésines, libérant l'espèce bactérienne de son support (Kaplan et al., 2003a, 2003b).
Au sein de ce biofilm, les bactéries sont en mesure de communiquer entre elles par l'intermédiaire de plusieurs systèmes, les principaux étant le transfert horizontal de gènes et la détection du quorum (quorum sensing) (Imamura et al., 2003 ; Jenkinson et Lamont, 1997).
Le transfert horizontal de gènes repose sur cette spécificité que les cellules procaryotes ont et que les eucaryotes n'ont pas, à savoir une absence de noyau. Celle-ci se traduit, d'une part, par une molécule d'ADN double brin retrouvée chez toutes les bactéries et assurant le fonctionnement de la cellule et, d'autre part, par la présence de plasmide(s) consistant en un ou plusieurs fragments d'ADN double brin conférant diverses propriétés complémentaires à la bactérie. L'une et l'autre (les autres) circulent, parfaitement libres au sein de leur cytoplasme. Dès lors, deux bactéries, sans qu'une barrière entre genres n'interfère, peuvent échanger l'un des brins ADN de leur plasmide après reconnaissance par pili interposés. On distingue les plasmides selon l'information qu'ils contiennent. Les plasmides métaboliques permettent de recourir à de nouveaux nutriments ; les plasmides de virulence offrent de nouveaux moyens d'agression dirigés contre l'hôte ; les plasmides de bactériocines sont utiles pour éliminer des bactéries concurrentes ; certains plasmides facilitent la formation du biofilm ; enfin, les plasmides de résistance fourbissent de nouvelles armes pour lutter contre les molécules antibiotiques (Dobrindt et al., 2004 ; Hansen et al., 2007 ; Burmolle et al., 2008 ; Norman et al., 2008). Il en est ainsi du transposon CTn6002 décrit en 2007 et ayant permis un transfert de résistance contre la doxycycline et l'érythromycine de S. oralis au profit de Streptococcus cristatus, chez 2 patients, à la suite d'une antibiothérapie à la doxycycline dans le traitement d'une parodontite (Warburton et al., 2007). D'autres transferts de résistance contre les tétracyclines et contre la pénicilline ont pu être observés in vitro ou in vivo entre streptocoques (Dowson et al., 1990 ; Hakenbeck et al., 1998 ; Roberts et al., 2001) ou entre bactéries du genre Neisseria (Bowler et al., 1994). Un transfert de résistance contre l'érythromycine a pu être réalisé in vitro entre S. gordonii et T. denticola (Wang et al., 2002). Ces transferts de résistance mettent bien en exergue le risque de développement de mutants résistants sous la pression des traitements antibiotiques, ce type d'observation ayant du reste déjà été fait dans d'autres situations cliniques (Rice, 1998 ; Livermore, 2012).
La détection du quorum, quant à lui, est un système par le biais duquel les bactéries communiquent et obtiennent des informations sur la densité bactérienne dans leur environnement. Ainsi, les bactéries peuvent-elles sécréter des molécules signal qui ne pourront être interprétées par ces mêmes bactéries ou par d'autres que lorsqu'une concentration seuil aura été atteinte (Keller et Surette, 2006) (fig. 4). Trois systèmes de détection du quorum sont décrits. Le premier, le système oligopeptide, n'est utilisé que par les bactéries à Gram positif. Il est spécifique d'une espèce et présente un coût métabolique élevé. Le deuxième système, appelé AHL pour N-acyl homosérine lactones, est l'apanage de bactéries à Gram négatif. Sa spécificité est modérée et son coût métabolique intermédiaire. Enfin, le troisième système, LuxS/AI-2 (autoinducer 2), est commun aux bactéries à Gram positif et à Gram négatif. Sans aucune spécificité, il délivre une information peu précise et présente un coût métabolique faible (Keller et Surette, 2006). Ces systèmes sont utilisés pour coordonner, entre autres la synthèse de protéases, la formation de biofilm en réponse à un stress ou encore la rupture de liaisons au sein du biofilm permettant la dispersion des bactéries (Costerton, 2002). Par exemple, le dépassement d'un seuil de concentration en peptide CSP synthétisé par S. mutans augmente la fréquence de formation du biofilm de ladite bactérie (Li et al., 2002). Chez A. actinomycetemcomitans, le système LuxS/AI-2 induit l'expression intra-espèce de la leucotoxine (Fong et al., 2001) ainsi que l'expression de protéines de transport impliquées dans l'acquisition de fer (Fong et al., 2001, 2003 ; Novak et al., 2010) et est indispensable à sa croissance au sein du biofilm (Shao et al., 2007 ; Novak et al., 2010). Le même système de détection du quorum permettant la sécrétion d'AI-2 par P. gingivalis stimule la formation du biofilm par F. nucleatum, suggérant un mode de communication inter-espèces (Saito et al., 2008). Les biofilms formés de P. gingivalis et de S. gordonii sont également sous la dépendance du système LuxS/AI-2 (McNab et al., 2003). Enfin, il apparaît que ces systèmes sont sous la dépendance de la diversité nutritionnelle de l'environnement. En effet, il a été montré que la production d'AI-2 par S. gordonii est en rapport avec la disponibilité en sérum et carbonates (Blehert et al., 2003).
Constatant que ces deux systèmes sophistiqués peuvent participer à la formation du biofilm, il est utile de s'intéresser aux avantages que celui-ci présente pour les bactéries. Pour cela, l'analogie avec la formation des villes chez les humains est inévitable (Socransky et Haffajee, 2008). Ainsi, biofilm dentaire et ville permettent d'assurer une colonisation stable du milieu. Celle-ci se déroule sur un site qui permet un apport nutritionnel stable, la possibilité de proliférer et de limiter les risques locaux. Biofilm dentaire et ville suivent le même schéma de colonisation, les colonisateurs précoces se multipliant, bientôt rejoints par d'autres colonisateurs, assurant d'abord une occupation horizontale du territoire, rapidement suivie d'une occupation verticale. Cette communauté offre la possibilité de s'échanger des ressources. Ainsi Veillonella atypica influence-t-elle la production d'acide lactique par S. gordonii, obtenant ainsi l'un de ses apports nutritionnels préférés (Egland et al., 2004 ; Keller et Surette, 2006), ou encore T. denticola profite-t-elle de la synthèse de facteurs de croissance par P. gingivalis (Grenier, 1992 ; Nilius et al., 1993). De même, C. rectus favorise-t-il la croissance de P. gingivalis (Grenier et Mayrand, 1986).
Cette organisation commune offre également une protection accrue contre d'autres colonisateurs de la même espèce ou d'autres espèces ou encore contre des changements soudains d'environnement. Ainsi, par le biais des transferts horizontaux de gènes ou de la détection du quorum, il apparaît que la formation du biofilm peut se produire en réponse à un stress environnant et plus particulièrement lorsque ce stress consiste en la présence d'une molécule antibiotique dans le milieu de culture (Norman et al., 2008). Ainsi, une monoculture de P. aeruginosa mise en présence d'un antibiotique conduira à la formation d'un biofilm (O'Toole et Stewart, 2005). De la même façon, une mise en culture d'A. actinomycetemcomitans durant 24 heures confronté à de l'érythromycine, de la tétracycline ou de la minocycline à des concentrations proches de celles mesurées dans le fluide gingival durant une antibiothérapie par voie systémique se traduit par une augmentation de la formation du biofilm (Takahashi et al., 2007).
Il apparaît que la concentration d'antibiotique nécessaire pour dégrader un biofilm expérimental contenant une ou plusieurs espèces bactériennes est de 100 à 1000 fois plus élevée que celle permettant d'éliminer les mêmes bactéries à l'état planctonique (Larsen et Fiehn, 1996 ; Ceri et al., 1999 ; Sedlacek et Walker, 2007). Grâce à la formation du biofilm, il a pu être observé que les bactéries résistaient mieux à l'agression antibiotique (Anderl et al., 2000 ; O'Toole et Stewart, 2005 ; Sedlacek et Walker, 2007 ; Takahashi et al., 2007). Cette résistance s'explique notamment par l'évolution vers un état quiescent des bactéries logées au cœur du biofilm, état ne permettant pas la métabolisation des molécules antibiotiques (O'Toole et Stewart, 2005).
En 1683, de façon rudimentaire, mais avec une logique imparable, Antonie van Leeuwenhoek avait pu montrer que le vinaigre de vin capable de tuer les bactéries in vitro se révélait nettement moins efficace sur la plaque dentaire in situ, ne décimant que les bactéries à la surface de la plaque dentaire (Fred, 1933). C'était la première fois qu'il était prouvé qu'un antiseptique était moins efficace sur des bactéries organisées dans le biofilm que sur les mêmes bactéries dispersées. Plus proche de nous, et avec du matériel plus sophistiqué, il a été montré que la polarité et la densité du réseau matriciel du biofilm pouvaient limiter ou exclure un certain nombre d'agents antiseptiques chargés, comme la chlorhexidine et les ammoniums quaternaires (Zaura-Arite et al., 2001 ; Allison, 2003 ; Branda et al., 2005). De la même façon qu'avec les antibiotiques, la concentration en fluorure ou en chlorhexidine doit être multipliée respectivement par 75 et par 300 pour éradiquer des souches de Streptococcus sobrinus organisées en biofilm par rapport à leur forme planctonique (Shani et al., 2000). Pour éradiquer des souches de S. sanguinis organisées en biofilm, la concentration minimale inhibitrice en chlorhexidine doit être multipliée par 10 à 50 (Larsen et Fiehn, 1996). Un biofilm mature de S. sanguinis (72 heures d'incubation) présente une résistance plus grande qu'un biofilm jeune (24 heures d'incubation) (Millward et Wilson, 1989).
Afin d'optimiser une antibiothérapie ou un traitement antiseptique, il apparaît dès lors préférable de préalablement désorganiser mécaniquement un biofilm (Herrera et al., 2008).
L'analogie entre biofilm dentaire et ville peut se poursuivre avec l'élaboration de moyens pour l'apport d'aliments et pour l'évacuation des déchets en considérant les canaux pour le premier et les routes et canalisations pour la seconde ; avec une sensibilité somme toute importante vis-à-vis des importantes modifications du milieu, les fléaux que constituent les antibiotiques et antiseptiques du premier pouvant être comparés aux catastrophes naturelles de la seconde ; avec la mise en place de systèmes de communication entre individus, détection du quorum et transfert de gènes pour le premier, les paroles, les écrits et les images pour la seconde. Enfin, les deux systèmes finissent par se heurter à des limites de croissance se traduisant par la colonisation d'autres espaces.
La présence de bactéries dans la cavité orale n'est pas, bien sûr, synonyme de pathologie. On distingue communément la flore compatible avec la santé du parodonte de la flore dite pathogène. La première est constituée de bactéries anaérobies facultatives, le plus souvent à Gram positif. Il s'agit d'Actinomyces et de certains streptocoques (Socransky et Haffajee, 2008).
Pour la flore pathogène, un grand nombre de bactéries sont aujourd'hui bien connues et ont déjà été abordées dans cet article. Une analyse proposée par l'équipe de Socransky a permis de faire le point sur les espèces les plus connues (Socransky et al., 1998). Les bactéries le plus souvent associées à la destruction parodontale ont été réunies sous la bannière du « complexe rouge ». Les bactéries associées à une destruction moins importante ont été incluses dans le « complexe orange ». Puis, selon leur capacité à être observées ensemble et selon leur relation à la destruction parodontale, d'autres espèces ont été rattachées aux « complexes bleu, violet, jaune et vert » (fig. 5). Une certaine prudence est de mise quant à l'utilisation de ces complexes. Ayant été observés sur des patients américains présentant uniquement des parodontites chroniques (anciennement parodontites de l'adulte), ces résultats ne peuvent pas faire l'objet d'extrapolations à d'autres formes de parodontites ou, plus largement, à d'autres formes de pathologies bucco-dentaires (Rocas et al., 2001 ; White et al., 2002) ou encore à d'autres populations (Papapanou et al., 2002 ; Haffajee et al., 2004 ; Lopez et al., 2004) sans assumer le risque d'erreurs ou, plus simplement, d'approximations.
De façon surprenante, si l'on sait différencier une flore compatible avec la santé du parodonte d'une flore pathogène, la flore présente au tout début de la destruction parodontale demeure méconnue. Les bactéries que nous observons dans les poches sont-elles présentes dès le début de la destruction parodontale ou bien se sont-elles développées secondairement, lorsque les conditions locales étaient réunies pour qu'elles puissent s'installer et exercer leur potentiel pathogène pour subsister ? Un travail de l'équipe de Tanner a tenté de répondre à cette question (Tanner et al., 1998). Un peu plus d'une trentaine de patients, sans signes de destruction parodontale, ont été inclus dans le protocole d'étude. L'examen initial consistait notamment en des prélèvements bactériens qui étaient analysés pour détecter la présence et évaluer la quantité de 23 espèces bactériennes. Un an plus tard, les patients étaient convoqués pour un nouvel examen. Quatre groupes étaient alors constitués : les patients au parodonte sain, les patients qui avaient une gingivite, ceux qui présentaient des récessions tissulaires marginales et ceux qui montraient une destruction parodontale interproximale, que l'on assimilait à une parodontite. Il ressortait de cette analyse que les patients qui avaient développé une parodontite ne possédaient pas les mêmes espèces bactériennes initiales que les autres patients. De surcroît, une analyse de grappes (clusters) réalisée sur les quantités bactériennes initiales permettaient, à 2 patients près, de prévoir quels patients développeraient une parodontite.
Un point important doit être souligné : dans cette étude, les espèces bactériennes habituellement considérées comme parodontopathogènes ne constituaient pas de bons marqueurs étiologiques. Ainsi, P. gingivalis n'avait été détecté initialement chez aucun des patients qui avaient développé une parodontite, tandis que P. intermedia, E. corrodens ou encore F. nucleatum étaient peu représentés chez les patients en début d'étude. Il apparaît ainsi que ces bactéries sont sans doute constitutives de la flore parodontale commensale de ces individus, dans des proportions parfois inférieures au seuil de détection, et ne deviennent véritablement présentes en grande quantité qu'une fois la parodontite déclenchée.
Au Maroc, des travaux fondés sur le même principe montrent que la présence du clone JP2, appartenant à l'espèce A. actinomycetemcomitans, chez de jeunes patients âgés de 15 ans (700 sujets) et au parodonte sain est un bon indicateur de la perte d'attache qui sera observée pratiquement systématiquement durant les 3 ans qui suivront. Les patients qui présentent le risque le plus importants sont ceux qui possèdent ce clone JP2 en l'absence d'autres clones d'A. actinomycetemcomitans (Haubek et al., 2008).
Une étude portant sur une cohorte de 134 adolescents afro-américains a montré que la présence simultanée dans un site parodontal d'A. actinomycetemcomitans, de Streptococcus parasanguinis et de Filifactor alocis était un indicateur particulièrement précis de prédiction de l'alvéolyse. Les spécificité et sensibilité du test ainsi établi étaient respectivement de 99 et 89 % (Fine et al., 2013).
Il apparaît ainsi clairement qu'avant même que les symptômes cliniques soient perceptibles, l'équilibre de la flore parodontale a déjà été modifié. Ces éléments devraient nous convaincre d'orienter la détection des tests microbiens disponibles sur le marché vers les bactéries présentes avant que la maladie soit visible. Cela modifierait sans doute nos habitudes de prévention et éviterait peut-être beaucoup de ces destructions parodontales au caractère irréversible.
À chaque mitose, une potentielle variation de leur génome permettra aux bactéries de s'adapter à des variations soudaines de leur environnement. Si ce n'est par un tel mode de transmission vertical, alors un échange horizontal de gènes leur conférera de façon immédiate les propriétés nécessaires à leur survie. À cela s'ajoute le fait que le parodonte, par l'intermédiaire de la cavité orale, est un milieu ouvert vers l'extérieur, doublé d'un environnement propice à leur développement. Aujourd'hui, le brossage des dents, l'élimination des facteurs de rétention tels que le tartre ou autres restaurations débordantes demeurent des solutions que l'on pourrait qualifier de palliatives, tant leur concept, disons-le, primitif ne saurait constituer une thérapeutique définitive. L'alternative chimique, au moyen d'antibiotiques, nous l'avons vu, ne saurait constituer une solution à long terme, en raison de la sélection progressive de mutants résistants; nombre d'études nous le rappellent (Baquero, 1996 ; Samore et al., 2001 ; van de Sande-Bruinsma et al., 2008 ; Willemsen et al., 2009 ; Goossens, 2009). Les antiseptiques, quant à eux, ne parviennent à faire la preuve d'une efficacité cliniquement significative lorsqu'ils sont utilisés en irrigation dans les poches parodontales (Greenstein et al., 2005 ; Sahrmann et al., 2010 ; Kruck et al., 2012). Il semble dès lors évident que l'intérêt que nous pouvons porter pour telle ou telle espèce bactérienne n'a de sens que pour satisfaire notre intellect, parfois pour envisager une prévention des maladies parodontales, mais aucunement pour promouvoir de nouvelles thérapeutiques en l'état actuel des connaissances. L'ensemble de ces éléments doit naturellement nous conduire à voir au-delà des espèces bactériennes et à nous plonger dans les conditions qui régissent leur présence. Les parodontites ne peuvent se définir uniquement par leur microbiologie ; la réponse immunitaire de l'hôte et les facteurs de risque associés doivent sans aucun doute être intégrés à notre réflexion, rejoignant ainsi une conception multifactorielle des parodontites (Page et Kornman, 1997). Selon certains auteurs, influer sur un seul de ces paramètres qu'il s'agisse du tabagisme, d'une prédisposition génétique, d'un stress violent ou d'un diabète non équilibré, doit suffire à modifier les conditions d'accueil de ces parodontopathogènes et, ainsi, l'apparition et le développement des maladies parodontales (Heaton et Dietrich, 2012).
L'auteur déclare n'avoir aucun conflit d'intérêts concernant cet article.