Article
Rodrigo MARTIN CABEZAS 1 / Olivier HUCK 2 / Jean-Luc DAVIDEAU 2
1- Diplôme universitaire de parodontologie clinique, EFP, Université de Strasbourg
Ancien AH, Faculté de chirurgie dentaire, département de parodontologie, Strasbourg2- PU-PH, Faculté de chirurgie dentaire, département de parodontologie, Strasbourg
Résumé
Les inhibiteurs calciques sont des médicaments utilisés couramment dans le traitement de l'hypertension artérielle. Un de leurs effets secondaires principaux est de provoquer des accroissements gingivaux. Ces accroissements tissulaires sont amplifiés par l'inflammation associée aux biofilms supra- et sous-gingivaux et par la présence d'autres facteurs de risques locaux et systémiques. Ils entraînent des difficultés d'hygiène bucco-dentaire, masticatoires, des gênes esthétiques et des douleurs. Lors du traitement parodontal, le choix de la gestion des facteurs de risque associés est un élément essentiel pour la réussite du traitement, afin de limiter les récidives ainsi que le coût de la prise en charge. Cet article présente, à travers deux cas cliniques, la prise en charge parodontale de patients atteints d'une hypertension artérielle et traités par inhibiteur calcique, ainsi qu'un arbre thérapeutique décisionnel.
Calcium-channel blockers are drugs used in the treatment of arterial hypertension. These drugs have several adverse effects, such as gingival enlargements. Gingival enlargements are amplified by periodontal tissue inflammation induced by biofilms and the presence of other periodontal risk factors. This situation could interfere with chewing, aesthetics and is associated with pain. It is a key element for a successful periodontal treatment limiting recurrences and treatment costs. This article presents, through two clinical cases, the management of gingival enlargements in patients with arterial hypertension treated with amlodipine and a decision-tree suggestion.
Les accroissements gingivaux peuvent être induits par trois groupes de médicaments : les anti-convulsivants, les immunosuppresseurs tels que la cyclosporine, et les inhibiteurs calciques (Dongari-Bagtzoglou, 2004). Certaines maladies présentées dans le tableau 1 peuvent également induire ce type de manifestations gingivales (Mariotti, 1999).
Les inhibiteurs calciques bloquent l'afflux des ions calcium au niveau des muscles cardiaques et des vaisseaux, entraînant leur relaxation. Ce sont des médicaments utilisés dans le traitement de l'angine de poitrine, des arythmies cardiaques et de l'hypertension artérielle, et couramment prescrits (24 à 34 % des patients hypertendus en France) (Girerd et al., 2013). Les différents principes actifs prescrits sont la nifédipine, le vérapamil ou l'amlodipine. Ces médicaments provoquent un accroissement gingival pour environ 20 % des patients (Barclay et al., 1992), en particulier la nifédipine (Camargo et al., 2001). L'amlodipine fait partie des dihydropiridines de troisième génération et est le plus fréquemment prescrit (Livada et Shiloah, 2014). Ces nouvelles générations ont été développées afin de réduire les effets secondaires, cependant encore 3 % des patients traités à l'amlodipine présentent un accroissement gingival (Jorgensen, 1997).
Chez les patients traités par des inhibiteurs calciques, l'accroissement gingival est provoqué par une hyper-réponse proliférative des fibroblastes gingivaux à un stimulus inflammatoire induit par les bactéries des biofilms supra- et sous-gingivaux, et les facteurs irritatifs associés comme le tartre ou les caries du collet (Ramírez-Rámiz et al., 2017). L'accroissement gingival entretient lui-même l'accumulation et la persistance de ces biofilms en rendant difficile voire impossible leur élimination complète par l'hygiène bucco-dentaire du patient. Tout le problème du praticien est donc d'évaluer l'impact de cet accroissement gingival associé à la prise d'inhibiteurs calciques sur la réussite des traitements parodontaux (Fardal et Lygre, 2015).
Cet article illustre au travers de deux cas cliniques, l'efficacité de différentes modalités de prise en charge des accroissements gingivaux chez les patients atteints de parodontite et d'hypertension artérielle traitée par amlodipine. Ces cas ont été traités dans le cadre du Diplôme Universitaire de Parodontologie Clinique de l'Université de Strasbourg.
Un patient âgé de 44 ans et adressé par son chirurgien-dentiste se présente au service de parodontologie de l'Hôpital de Strasbourg pour « inflammation, saignement et douleur des gencives depuis deux mois ». Ce patient est atteint d'un diabète de type II équilibré (HbA1c = 5,7 %) et d'une hypertension traitée par Lodoz® (Bisoprolol 10 mg / Hydroclorothiazide 6,25 mg) et par Coveram® (Perindopril 10 mg / Amlodipine 10 mg) depuis environ 3 mois.
À l'examen intra-oral, des accroissements gingivaux généralisés au niveau papillaire, notamment en regard des incisives et canines, associées à des saignements spontanés ont été mis en évidence (fig. 1 à 3). L'examen radiographique montre une perte osseuse horizontale généralisée allant de 10 % (secteurs postérieurs) à 50 % de la longueur radiculaire (secteur incisif mandibulaire) (fig. 4). La 46 présente également une image radio-claire apicale et sera traitée en parallèle par le service d'odontologie conservatrice.
Le sondage parodontal (fig. 5) met en évidence la présence de poches et pseudo-poches dues à l'accroissement gingival, avec 54 poches > 4 mm. Cependant, plusieurs sites présentent une perte d'attache clinique et radiographique avérée, avec 6 sites > 5 mm, en particulier au niveau des incisives mandibulaires. La plaque dentaire est présente dans 44 % des sites dentés. Un saignement au sondage est observé dans 83 % des sites.
Le diagnostic positif est une parodontite chronique modérée généralisée, localement sévère (Armitage, 1999), associée à un accroissement gingival dû aux médicaments. Les principaux facteurs étiologiques sont la plaque bactérienne (difficultés d'hygiène liées aux douleurs et saignement rapportés par le patient et technique inadaptée) ainsi que la prise d'amlodipine.
Le traitement a consisté en une adaptation des mesures d'hygiène, un détartrage et surfaçage radiculaire avec prescription de chlorhexidine à 0,2 % pendant 14 jours (Camargo et al., 2001). À la deuxième réévaluation à 6 mois, le traitement initial a permis une réduction du nombre de sites avec plaque dentaire à 23 %, du nombre de poches > 4 mm à 18, du saignement au sondage à 50 % et des accroissements. Cependant, quelques accroissements gingivaux sont toujours présents, peut-être dus à la difficulté du contrôle de plaque. Des abcès parodontaux au niveau lingual des incisives mandibulaires étaient observés (fig. 6 et 7). À ce moment, le médecin traitant a remplacé l'amlodipine par un inhibiteur de l'enzyme de conversion de l'angiotensine (ECA) : Périndopril arginine (Coversyl®). Trois mois après ce changement, une complète régression des accroissements a été observée (fig. 8 à 10). Ces mesures ont été capables de réduire les accroissements ainsi que de stabiliser la parodontite sans recours à la chirurgie.
Le patient a été suivi en maintenance, tous les 3 mois la première année puis tous les 6 mois, permettant de garder les résultats stables (CPITN < 3) sur le long terme (fig. 11 à 17).
Ce deuxième cas correspond à la prise en charge d'une femme âgée de 64 ans et adressée par son chirurgien-dentiste au service de parodontologie de l'Hôpital de Strasbourg. La patiente est atteinte d'hypothyroïdisme et d'hypertension artérielle, traitée par Sevikar® (Medoxomil olmesartan 20 mg + Amlodipine 5 mg) et Kardegic® 50 mg (acide acétylsalicylique).
À l'examen intra-oral, la présence d'accroissements gingivaux, apparus 4 mois après le début de la prise d'amlodipine, entraîne une détérioration de l'esthétique, notamment au niveau des dents 12 et 13, avec des saignements spontanés (fig. 18 à 20). L'examen radiographique montre une perte osseuse horizontale généralisée allant de 30 % à 60 % de la longueur radiculaire avec notamment la présence localisée de défauts infra-osseux au niveau molaire et incisif mandibulaire (fig. 21). La dent 26 présente un amalgame débordant et la dent 46 une absence de restauration prothétique. On observe des encombrements dentaires assez marqués au maxillaire comme à la mandibule (fig. 18 à 20).
Le sondage parodontal (fig. 22) met en évidence la présence de poches et pseudo-poches dues à l'accroissement gingival, avec 80 poches > 4 mm. La plaque dentaire et un saignement au sondage sont observés dans respectivement 54 % et 96 % des sites. Les pertes d'attache profondes se répartissent sur les molaires et les incisives mandibulaires avec 26 sites > 5 mm.
Le diagnostic positif est une parodontite chronique sévère généralisée (Armitage, 1999) associée à un accroissement gingival dû aux médicaments. Les facteurs étiologiques sont la plaque bactérienne, la prise d'amlodipine, et les facteurs locaux aggravants comme les malpositions dentaires.
Étant donné la sévérité et l'étendue des accroissements, son implication esthétique et fonctionnelle, mais aussi le risque d'échec du traitement non-chirurgical, après discussion avec son médecin généraliste, l'amlodipine a été remplacé en début de traitement (Mavrogiannis et al., 2006) par un autre contenant uniquement un antagoniste sélectif des récepteurs de l'angiotensine II (type AT1) : Olmésartan médoxomil (Olmetec® 20 mg). Le traitement a consisté en l'adaptation des mesures d'hygiène et en un détartrage et surfaçage radiculaire. Les figures 23 à 25 montrent l'évolution clinique entre le début du traitement et les deux premières réévaluations avec une réduction progressive des accroissements gingivaux jusqu'à 9 mois (la réévaluation à 6 mois n'a pas pu être réalisée car la patiente a été opérée d'un mélanome labial pendant cette période).
Le traitement initial a permis une réduction du nombre de sites avec plaque dentaire à 38 %, du nombre de poches > 4 mm à 19, du saignement au sondage à 48 %. Le traitement initial a permis la disparition des accroissements, sauf entre 13 et 12 (fig. 23 à 25). Cette persistance locale de l'accroissement, malgré l'absence de plaque dentaire et de saignement au sondage à ce niveau, a montré que le traitement étiologique seul avait atteint ses limites (Fardal et Lygre, 2015). Pour ce cas, une excision chirurgicale est prévue ainsi qu'une évaluation anatomo-pathologique compte tenu du récent processus tumoral labial de la patiente.
L'accroissement résiduel en regard de 13 et 12 a été traité par gingivectomie à biseau externe indiquée par la faible étendue de la lésion (2 dents), la quantité importante de tissu kératinisé et l'absence de défauts infra-osseux. La suppression de l'accroissement reste stable à 9 mois (fig. 26 à 28). L'analyse anatomo-pathologique a confirmé le caractère bénin de cette lésion, avec histologiquement, une discrète hyperkératose sans atypies et des remaniements inflammatoires chroniques du chorion. Après l'élimination des accroissements, les autres sites présentant des poches parodontales profondes (> 5 mm) ont été traités par chirurgie parodontale (Heitz-Mayfield et Lang, 2013).
Après la phase chirurgicale, la patiente ne présente plus d'accroissements gingivaux ni de poches profondes. Des traitements complémentaires (prothétique et orthodontique) ont été proposés à la patiente qui les a refusés. Elle a été suivie tous les 3 mois pendant la première année, puis tous les 6 mois. Les fig. 29 à 36 montrent l'aspect clinique et radiographique deux ans après le début du traitement.
Les facteurs de risque des parodontites, accumulation/persistance des biofilms, malpositions dentaires (cas 2), absence de traitement des parodontites (cas 1 et 2), comme la sévérité des parodontites, perte d'attache importante (cas 1 et 2), abcès parodontaux (cas 1) peuvent favoriser l'apparition d'accroissements gingivaux (Fardal et Lygre, 2015). Ce fait est encore plus important chez les patients atteints de maladies systémiques associées à la parodontite comme le diabète (Chapple et Genco, 2013) ou l'hypertension (Martin-Cabezas et al., 2016).
La chronologie d'apparition des accroissements gingivaux est importante à déterminer. Les cas 1 et 2 ont présenté tous deux des accroissements gingivaux dans les 3 mois suivant le début de la prise médicamenteuse. Ces accroissements associés à la prise des inhibiteurs calciques ont en effet deux pics d'occurrence, 3 ou 12 mois après début de la prise ou après 12 mois (Bondon-Guitton et al., 2012). La sévérité ne semble pas être corrélée à la dose (cas 1 : 10 mg ; cas 2 : 5 mg). L'effet dose-dépendant de ces médicaments reste controversé (Ellis et al., 1999) et une dose de 5 mg d'amlodipine est associée aux accroissements gingivaux chez certains patients (Tripathi et al., 2015).
L'accroissement gingival étant en partie dû à la prise d'inhibiteur calcique, la logique thérapeutique voudrait que l'on stoppe cette médication (le taux de récidives avoisine les 90 % en cas de poursuite de la médication) (Fardal et Lygre, 2015). Cependant, l'hypertension est une maladie multifactorielle et les inhibiteurs des canaux calciques sont parfois non-substituables, compte-tenu des risques de morbidité et de mortalité associés à cette pathologie (Brown et al., 2013 ; Fardal et Lygre, 2015). Les traitements non-chirurgicaux peuvent réduire l'accroissement gingival à des niveaux cliniquement acceptables sans arrêter d'emblée la prise d'inhibiteurs calciques (Mavrogiannis et al., 2006 ; Fardal et Lygre, 2015). Pour les patients avec un risque d'échec important des traitements non-chirurgicaux, du fait en particulier de la non suppression des facteurs de risques associés (volume des accroissements et encombrements dentaires), la demande doit être faite d`emblée (cas 2). En cas de persistance complète ou partielle de l'accroissement gingival (cas 1), ou de récidive (Mavrogiannis et al., 2006), il s'avère indispensable pour la réussite du traitement parodontal de demander au médecin traitant de changer la médication. Pour ce changement, les antihypertenseurs permettent une substitution plus aisée que les autres médicaments responsables des accroissements gingivaux tels que les antiépileptiques ou les immunosuppresseurs (Bouchard, 2014). Dans les deux cas présentés, le changement de médication n'a pas eu de conséquences sur l'hypertension des patients.
Le traitement chirurgical ne doit pas être proposé comme première intention sauf dans les cas exceptionnels où la sévérité des accroissements entraîne une difficulté de mastication, du brossage ou une gêne esthétique majeure (Mavrogiannis et al., 2006). Le traitement non-chirurgical ainsi que la communication avec le médecin traitant doivent être privilégiés en première intention (cas 1). Le traitement chirurgical est effectué après réévaluation en fin de thérapeutique initiale en cas de persistance de l'accroissement gingival après élimination des autres facteurs étiologiques. Dans ce cas, il s'avère nécessaire d'écarter toute autre cause de l'accroissement gingival par des examens complémentaires, par exemple anatomo-pathologiques (cas 2).
Le lambeau parodontal et la gingivectomie ont été proposées pour l'élimination des accroissements et chacune de ces approches à ses avantages et indications. La gingivectomie doit être privilégiée dans les cas suivants :
• petite étendue (≤ 6 dents) ;
• s'il n'y a pas de perte d'attache ;
• s'il y a une perte d'attache mais où la perte osseuse est horizontale ;
• si le tissu kératinisé est abondant (cas 2).
Dans le reste des cas, un lambeau parodontal permettra une cicatrisation par première intention avec moins de suites postopératoires, une préservation du tissu kératinisé et une résolution des défauts infra-osseux si nécessaire (Camargo et al., 2001). La fig. 37 montre un arbre décisionnel pour la prise en charge des patients atteints d'accroissements gingivaux.
La récidive est le problème principal dans la prise en charge des accroissements gingivaux, impliquant un surcoût du traitement (Fardal et Lygre, 2015). Une récidive pourrait s'expliquer par le fait que tous les irritants n'aient pas été éliminés : restaurations en sur-contour, bourrages alimentaires ou mauvais contrôle de plaque. Cependant, elle peut aussi apparaître lors d'une reprise du traitement médicamenteux due à une impossibilité de stabilisation sur le plan systémique (8,7 % des patients) (Fardal et Lygre, 2015). Une maintenance régulière ainsi qu'une mise à jour du questionnaire médical s'avèrent donc essentielles pour maintenir les résultats obtenus (cas 1 et 2).
Ces deux cas cliniques démontrent que la prise en charge des accroissements gingivaux nécessite une évaluation et une maîtrise des différents facteurs de risque parodontaux et systémique pour en particulier permettre une communication appropriée avec le médecin traitant. Le traitement non-chirurgical permet une réduction progressive des accroissements gingivaux, et le traitement chirurgical doit être réservé aux défauts persistants en fin de thérapeutique initiale.