IMPLANT A RENCONTRÉ
Notre exercice professionnel nous place quotidiennement, topographiquement, historiquement et inéluctablement à quelques centimètres de possibilités de diffusion microbienne et virale. En réponse à ce risque, un certain nombre de mécanismes protecteurs ont toujours conduit la médecine, la chirurgie, et bien entendu l'odontologie, à établir des règles d'asepsie codifiées et éprouvées, et régulièrement mises à jour, notamment en secteur hospitalier. Le respect de procédures...
Notre exercice professionnel nous place quotidiennement, topographiquement, historiquement et inéluctablement à quelques centimètres de possibilités de diffusion microbienne et virale. En réponse à ce risque, un certain nombre de mécanismes protecteurs ont toujours conduit la médecine, la chirurgie, et bien entendu l'odontologie, à établir des règles d'asepsie codifiées et éprouvées, et régulièrement mises à jour, notamment en secteur hospitalier. Le respect de procédures validées demeure aujourd'hui un élément décisif de sécurité.
Toutefois, quelle que soit la nature souhaitée infranchissable des protections mises en place, selon un principe de Reason [] appliqué à l'aéronautique, aucune limite n'est jamais totalement hermétique. Une combinaison malheureuse de plusieurs facteurs, notamment humains, peut entraîner le franchissement de ces barrières.
L'apparition soudaine de la crise sanitaire covid-19 et sa gestion planétaire ont profondément bouleversé nos exercices professionnels individuels, en faisant apparaître brutalement de nouveaux facteurs de risques, que « nous » avions visiblement toujours sous-estimés auparavant. Ce « nous » intègre les praticiens, les fournisseurs, les fabricants de dispositifs médicaux, les industriels, les épidémiologistes, les chercheurs fondamentaux et cliniques, mais aussi tous les acteurs économiques : les états et leurs gouvernements, les banques, les assurances...
Il ne s'agit plus dès lors d'un simple besoin d'évolution de nos protocoles, mais plutôt d'une révolution dans nos concepts organisationnels et relationnels. Une loi d'Arthur Schopenhauer décrit trois étapes dans la gestion de toutes les révolutions à travers l'histoire de nos civilisations [] : les nouvelles données acquises de la science ou de la sociologie ont ainsi toujours été jugées successivement ridicules, puis dangereuses, avant de devenir évidentes. Il en fut ainsi de la compréhension de la rotation de la terre autour du soleil aussi bien que du vote des femmes dans notre république... Prenons aujourd'hui l'exemple du port généralisé du masque.
Ridicule : En l'occurrence, au cours des premières phases de diffusion du SARS-CoV-2, fin 2019, le risque potentiel a été minoré par un bon nombre de conseillers du pouvoir politique, qu'ils soient médicaux ou gouvernementaux. Alors que dans les pays asiatiques, les citoyens apparaissaient médiatiquement masqués en pleine rue depuis plusieurs semaines, le risque de transposition européenne voire mondiale du risque a été très sévèrement minoré.
Dangereux : Qui peut oublier les contradictions initiales quasi hebdomadaires sur les consignes publiques et leur degré de dangerosité. Le port du masque par le grand public a tout d'abord été décrit comme dangereux, car faussement rassurant pour une population jugée incapable d'adopter des conduites à tenir aseptiques.
Évident : Qui peut aujourd'hui nier qu'une très grande partie des nouvelles consignes sanitaires et des barrières qui se sont imposées à tous les exercices médico-chirurgicaux, mais aussi au grand public, étaient et demeureront encore longtemps indispensables.
Christian MoléFranck RENOUARD, implantologiste et conférencier international de renom, travaille depuis de nombreuses années autour de l'influence des facteurs humains sur notre quotidien. Son expérience autant aéronautique que chirurgicale lui a permis la rédaction d'un ouvrage particulièrement intéressant mettant en évidence des similitudes parfois étonnantes entre ces deux mondes, qui exigent au quotidien rigueur et respect de procédures, pour évoluer de façon sécuritaire []. Après avoir été invité à réaliser de nombreuses conférences sur ce sujet, Franck Renouard s'est dernièrement illustré par la diffusion de webinaires distillant une parole expérimentée, précise, concise, synthétique et cohérente.
Comme n'importe quelle autre activité humaine, l'aéronautique et la pratique de la chirurgie, et de l'implantologie en particulier, comportent un certain degré de risques que l'opérateur (comprendre le pilote, le chirurgien, etc.) doit évaluer à chaque instant, afin de ne pas se retrouver dans une situation indésirable, susceptible de mener inéluctablement à un incident. Actuellement, avec la gestion de la pandémie, la place dédiée à l'ergonomie aseptique ne fait que renforcer la charge mentale clinique et accroître les éléments de déconcentration pré- per- et postopératoire.
Avant de commencer, je voudrais dire que je n'ai aucun conflit d'intérêt et que je n'ai aucun contrat avec aucune compagnie commerciale.
Votre question peut être l'objet d'un livre. C'est un sujet à la fois passionnant et complexe. Pour faire simple, il faut d'abord séparer la notion d'erreur de la notion de faute. L'erreur survient quand le résultat d'une action est différent de l'intention, alors que la faute se caractérise par une déviance volontaire par rapport aux règles de sécurité. Pour revenir aux problèmes d'asepsie, une erreur peut survenir si la routine reprend le dessus et que l'on commence par exemple un soin sans la visière ou qu'une assistante installe une patiente dans une salle non nettoyée car elle pense que l'assistante précédente l'a déjà fait. Une faute serait de refuser d'utiliser le gel hydroalcoolique de façon systématique, quelle qu'en soit la raison.
Il faut accepter qu'il soit impossible de pratiquer une activité humaine sans faire d'erreur. On estime que le cerveau fait entre 4 et 6 erreurs par heure. Ceci a été validé dans les cockpits d'avion. Il faut savoir que le système absorbe 90 % des erreurs. La plupart des erreurs ont des conséquences mineures, voire inexistantes, mais certaines peuvent au contraire avoir des conséquences graves. Contaminer avec le virus du covid-19 un patient à risque parce que l'assistante pensait que le bio-nettoyage avait déjà été fait et n'a pas osé demander si cela était vrai, ce n'est pas anodin. Il faut essayer de limiter le nombre d'erreurs en mettant en place des protocoles simples et systématiques, mais il faut surtout se concentrer sur la mise en place de barrières de protection qui n'empêcheront pas les erreurs, mais qui limiteront leurs conséquences. Par exemple, permettre à ses collaborateurs d'intervenir dans une organisation ou dans un processus est d'une efficacité indiscutable. Dans le concept des facteurs humains, cela s'appelle « réduire le gradient d'autorité ». Si on reprend l'histoire de l'assistante avec le bio-nettoyage, la réaction première est de critiquer l'assistante, mais si on se pose la question « pourquoi a-t-elle pu installer le patient ? », on va vite trouver que des protocoles de communication clairs ne sont pas en place. Et qui est responsable des protocoles de communication ?
C'est une question qui est rarement discutée. En effet, tout le monde a très envie que les progrès technologiques suppriment le risque d'erreur et renforcent la sécurité. Mais tout système a besoin de données, et ces données sont fournies au final par des opérateurs ayant un cerveau. En 2018, les Russes ont perdu un satellite car le site de lancement de la fusée avait été changé et que personne n'avait vérifié que les références de décollage avaient bien été changées. Tout le monde pensait que quelqu'un d'autre l'avait fait. Même les systèmes « ultra-safe » ont des failles. Le problème est que, la plupart du temps, les personnes qui vendent ou qui promeuvent les outils digitaux oublient de parler des limites et des menaces des systèmes. Il faut accepter que les systèmes digitaux aient leurs propres faiblesses et failles et engendrent leurs propres complications. Jusqu'à ce jour, je n'en ai jamais entendu parler. Ce seront les praticiens dans leur cabinet qui vont les découvrir et devront faire leur propre expérience, au détriment de leur santé (stress) et de celle de leurs patients.
La règle incontournable est que les « chefs » doivent être dans le changement. Les outils FHO (Facteurs humains et organisationnels) sont totalement inopérants s'ils sont donnés en pâture aux collaborateurs alors que les équipes dirigeantes ne changent rien à leurs habitudes. Une fois ce point accepté, il faut s'intéresser aux conditions de succès que l'on retrouve dans TOUTES les activités humaines à risques, des cockpits d'avion aux centrales nucléaires en passant par les unités de soins intensifs. Les causes profondes des complications sont parfaitement identifiées et la littérature à ce sujet est pléthorique. Je peux vous assurer qu'il y a plus d'« evidence-based » dans les FHO que dans le traitement de la péri-implantite ! Une étude américaine sur 7 000 complications médicales a montré que la cause profonde, dans 75 % des cas, était un problème de communication. Combien d'heures de cours a-t-on sur la communication pendant toute la formation à l'Université ? J'encourage les lecteurs de cette interview à s'intéresser très fortement au concept des FHO. Cela change réellement la vie.
Le stress survient quand on a l'impression de ne pas pouvoir faire face. Le stress dépend à la fois des « stresseurs » (patients, difficultés opératoires, emploi de temps surchargé, mauvaise organisation au cabinet, etc.) et de sa propre « stressabilité ». La stressabilité varie en fonction des jours et des circonstances. Le stress est un sujet compliqué. Je recommande, pour l'avoir expérimenté, de travailler activement sur les stresseurs, et c'est encore une fois le concept des FHO qui peut aider. Imaginez une journée de travail dans laquelle la seule raison du stress serait la difficulté technique mais en aucun cas la prothèse qui n'est toujours pas arrivée alors que le patient est sur le fauteuil, ou un rendez-vous décommandé car on a oublié de faire arrêter les anticoagulants, ou encore l'intervention implantaire qui se passe mal car le stock n'a pas été vérifié et que le matériel n'est pas disponible... Vous voulez d'autres exemples ou vous vous remémorez ce qui s'est passé dans votre cabinet en une semaine ? Commencez par anticiper vos journées, permettez à vos assistantes d'avoir un droit de regard sur l'organisation des journées de travail, tenez des dossiers médicaux correctement, utilisez des check-lists, diminuez le bruit et interdisez les interruptions quand la concentration est nécessaire. Les règles de sécurité doivent être simples, stupides mais systématiques. Une assistante novice doit être capable de les mettre en œuvre rapidement. Comprenez bien que je ne parle pas d'« office management ». Cela ne m'intéresse pas. Je parle des règles de sécurité des pratiques, qui appliquées, permettent une diminution du stress. Je fais partie d'un groupe de soignants et de spécialistes en sécurité. Depuis trois ans, nous travaillons sur la production de tutos pour aider les consœurs et confrères à améliorer leur pratique. C'est un groupe indépendant, sans sponsors et sans aucun conflit d'intérêt. Cela s'appelle « Facteurs Humains en Santé » et on peut trouver les tutos sur la chaîne Youtube « Les Enfants du facteur ». J'ai fait une longue vidéo sur le stress, qui répondra à beaucoup des interrogations des lecteurs.
Lors de la période covid-19 en mars et avril, il y a eu des problèmes de communication dans les unités de soins intensifs pour les raisons que vous décrivez. Il a bien fallu à ces soignants adapter et intégrer les règles de communication dites « sécurisées », qui existent en aviation ou dans les centrales nucléaires. La première chose à faire est de bien identifier et décrire la procédure avant de commencer, tant que l'on est dans le calme. Puis il faut apprendre à collationner, c'est-à-dire à répéter la demande. Cela doit devenir un réflexe même pour les actes simples. Exemple : « Pouvez-vous allez me chercher la boîte de crampons ? » C'est simple de répéter : « Vous voulez la boîte de crampons ? » « Oui. » On évite ainsi des déplacements inutiles, avec la perte de temps et les énervements qui en découlent. Cela semble dérisoire, mais multipliez ce type d'erreurs, et à la fin de la journée, cela devient usant. Il faut apprendre à communiquer avec des phrases non ambiguës. Je vous donne un exemple vrai qui m'a été rapporté : un infirmier anesthésiste est en salle de réveil. Le patient est agité. Il téléphone à l'anesthésiste qui est dans les étages. L'anesthésiste lui dit : « Il faut injecter une ampoule de M. ». Sauf que l'anesthésiste pensait à une ampoule de 2 cc et que l'infirmier anesthésiste s'est imaginé une ampoule de 10 cc. Tous les deux étaient dans leur cohérence mais leurs cohérences ne se rejoignaient pas. Bien entendu, il a fallu réintuber en urgence le patient. 75 % des complications médicales ont une cause profonde liée à un défaut de communication.
Les FHO ne sont pas une solution miracle. Ce sont des règles et procédures qui permettent de contrer les faiblesses de nos prises de décisions. Elles sont d'une efficacité redoutable. On commence à en parler dans les unités de soins mais je n'ai pas connaissance de formations à l'ENA ou à Sciences Po ! Je pense qu'on n'est pas rendu !
Propos recueillis par Christian Molé