Implant n° 1 du 01/02/2015

 

Per-Ingvar Brånemark

HOMMAGE À…

Xavier Assémat-Tessandier  

L’annonce du décès du professeur Per-Ingvar Brånemark le 20 décembre 2014 a fait le tour du monde, et la communauté scientifique internationale lui a rendu hommage. Implant, étant une revue trimestrielle, n’a pas pu s’associer immédiatement à cet élan de reconnaissance universel. Il était cependant impensable pour nous de ne pas souligner l’apport du père de l’ostéo-intégration à l’amélioration de la qualité de nos traitements dans le but de restaurer la fonction d’un handicapé. Car P.I. Brånemark n’était pas seulement un homme pugnace et obstiné, un scientifique qui avait su s’entourer d’une équipe exceptionnelle, il était aussi un humaniste pour qui aucun être humain ne méritait de « mourir avec ses dents dans un verre d’eau ».

Implant a eu l’occasion d’interviewer P.I. Brånemark en mars 2001. C’était il y a 14 ans, le protocole Novum avait été publié l’année précédente et la fixture zygomatique apportait une alternative aux greffes osseuses bilatérales au maxillaire supérieur. Dans cet entretien informel transparaît, au-delà de l’aspect technique du traitement, la philosophie de P.I. Brånemark, sa considération pour le patient, sa prise en compte du handicap d’un amputé et son respect pour notre « mère nature ».

Implant : Vous considérez fréquemment, dans vos conférences, les patients édentés comme des amputés. Pourriez-vous expliquer votre point de vue ?

Per-Ingvar Brånemark : Les patients qui perdent une dent, ou toutes leurs dents, sont des amputés, ce sont des invalides. Je reconnais également l’importance de ce qu’on met dans l’artifice de remplacement et son ancrage, l’implant dans le cas présent. Je pense vraiment que chacun devrait de temps à autre s’asseoir et envisager le fait que l’édentement est un handicap très grave. Et je pense qu’avec toutes les compagnies commerciales fournissant tout ce que l’on peut imaginer, je continue à considérer que le dentiste, le chirurgien et le praticien prothésiste doivent assurer la formation des jeunes dentistes de la nouvelle génération, en essayant de les convaincre que les patients édentés, ainsi que les patients qui ont encore quelques dents mais qui savent qu’ils vont les perdre rapidement, souffrent de problèmes psychologiques. C’est quelque chose de très important dans le futur.

Vous savez, au Texas, les gens disent qu’ils veulent mourir avec leurs bottes aux pieds, moi je dis que les gens devraient mourir avec leurs dents en bouche, pas dans un verre d’eau. Le respect de la qualité de vie du patient nécessite de prendre en compte le fait que ce n’est pas un être de seconde zone. De telle sorte c’est, je pense, quelque chose qui va arriver dans le futur. Par nécessité, cela fera partie des méthodes de fidélisation pour les gouvernements, de respecter et également d’apporter une certaine aide pour le traitement de ce problème.

Nous traitons également une grande quantité d’amputés certains sont des édentés bien sûr et il est intéressant de noter que lorsque nous parlons avec eux, ils disent qu’ils préfèrent perdre une partie de leur corps que leur personnalité. Leurs dents font partie de leur personnalité. Ainsi ils ont peur, après avoir dépensé beaucoup de temps et d’argent pour essayer de conserver leurs dents, lorsque l’édentement arrivera, de souffrir beaucoup psychologiquement. C’est donc important, et je pense également que ce qui est important pour un journal comme le vôtre serait d’introduire la philosophie de l’édentement ou de l’amputation. Je crois que, dans le futur, cela devrait constituer une partie importante du programme d’étude des jeunes dentistes. Oh oui, je suis convaincu de l’importance de la psychologie de l’édentement, parce qu’un grand nombre de patients fonctionnent bien parfois depuis de nombreuses années avec une prothèse amovible complète. Mais lorsque le système neuromusculaire ne s’adapte plus, alors il y a bien sûr un problème. Oui, voilà, c’est la philosophie de base.

Implant : Au siècle dernier vous avez introduit un concept de traitement dans lequel le patient doit attendre 6 mois, voire plus, pour avoir sa prothèse. Pour ce nouveau millénaire, vous introduisez un concept novateur dans lequel le patient n’attend plus. Pensez-vous que c’est la façon dont nous devons traiter nos patients dorénavant, et aller aussi vite, est-ce que c’est le problème du patient ou le problème du dentiste ?

P.-I.B. : Bien sûr c’est un problème pour le dentiste, mais il faut comprendre que nous croyons mieux comprendre l’os aujourd’hui que nous le faisions auparavant. Nous savons maintenant, depuis que nous avons 30 ans de suivi clinique, que le design et la dimension des fixtures ont été optimisés, que les chirurgiens peuvent introduire ces pièces sans aucun problème. Il est évident que nous comprenons l’os beaucoup mieux qu’à cette époque, particulièrement au niveau des cellules de l’os et de la moelle, mais aussi au niveau moléculaire. Aussi je crois qu’il est toujours très sûr et très bon d’utiliser ces principes osseux qui sont bien entendu ce que nous utilisons encore tous les jours. Je veux dire, laissons l’os vivre en paix. Et nous n’aurions pas pu le faire avant car le nouveau protocole Novum en un jour nécessite une très grande précision, une précision extrême, et c’est à cette seule condition qu’il fonctionne.

C’est bien entendu une idée ancienne qui a été conçue dans les années 1990 avec le Dr Richard Skalak. Il y a bien sûr des conditions requises : si vous pouvez mettre en place une paire de fixtures dans une position telle qu’il est possible de les relier avec une précision de l’ordre du centième de millimètre, 100 µm, il est alors possible de contrôler la charge fonctionnelle. Ce qui signifie que vous contrôlez le développement de l’interface, parce que vous les avez reliées par une structure rigide avec une telle précision que le mouvement résiduel et la fonction sont contrôlés de telle façon qu’au niveau cellulaire, la membrane cellulaire ne se déchire pas. Ainsi nous devons descendre à cette précision, et avec beaucoup de précaution pour permettre à l’os de survivre, car nous savons par les études de Shells que l’os ne peut endurer plus de 42 °C et que si on dépasse cette valeur, on interfère sur la cellule osseuse et on risque de tuer l’os ou de compromettre ses capacités à survivre comme de l’os.

Ainsi, si nous repartons à l’époque où nous avons commencé, j’ai la sensation que la bonne vieille procédure est toujours très bonne, et pourquoi devrait-on changer cela ? Bon, il y a certaines motivations, si vous pouvez accélérer le traitement c’est un avantage pour le patient et il est possible de diminuer les coûts. De même, si vous habitez par exemple dans le nord de la Suède, où les gens ont 200 km de route pour atteindre le cabinet dentaire le plus proche et où il y a 30 000 maxillaires inférieurs édentés dans la population âgée, on peut imaginer que c’est très important. De plus si, lentement, on peut appliquer cette procédure à toutes les sortes d’édentements, il est possible que l’os la préfère, car l’os répond seulement à la charge fonctionnelle et à la déformation. Aussi je pense que nous avons besoin de la méthode classique et de ses excellents résultats, et personne ne devrait changer cela, mais ceux qui, pour diverses raisons en incluant la réduction des coûts bien sûr préféreront la nouvelle procédure, pourront le faire. Mais ce n’est pas que celle-là, ce sont les deux. Et la précision requise, vous savez, est entièrement différente de celle de la procédure classique, parce que ces composants et la prothèse nécessitent beaucoup plus de précision que ce que nous exigions auparavant. Je considère que nous sommes encore dans la phase précoce, nous avons réalisé à ce jour, je crois, 200 cas avec de très bons résultats. Mais si on dévie ne serait-ce qu’un tout petit peu du protocole, c’est l’échec. Aussi je dis : c’est une procédure qui ne pardonne pas. Oui, car il n’y a aucune chance de rattrapage.

Implant : Dans le même ordre d’idée, les praticiens essaient de réaliser la mise en charge immédiate d’implants, même pour des cas unitaires. Cela frise la paranoïa pour les dentistes. Ils poussent les limites au point d’introduire de nouvelles surfaces implantaires. Quelle est votre opinion sur ces surfaces ?

P.-I.B. : Bon, vous savez, je regarde tout ce cirque autour des surfaces comme un maquillage cosmétique pour les gens qui ne savent pas comment utiliser l’os.

Implant : Pensez-vous qu’il puisse y avoir des effets délétères dans le futur, identiques à ceux observés avec les surfaces rugueuses dans le passé ?

P.-I.B. : Oui, bien sûr, cela va revenir. Je viens juste d’avoir cette conversation avec le Dr Olof et il est très inquiet au sujet de ces nouvelles surfaces de toutes sortes, complètement différentes des anciennes. Et puis, si nous savons aujourd’hui ce qui se passe au niveau moléculaire, il est ridicule de croire que la mise en place d’implants est de la charpenterie. Ce n’est pas de la charpenterie, c’est de la biologie. Je suis convaincu qu’on ne peut en aucune façon berner notre mère nature, non. Je crois réellement en cette philosophie.

Implant : Vous avez introduit des implants particuliers, de très longs implants : les fixtures zygomatiques. Pensez-vous que ces implants puissent devenir une alternative aux greffes osseuses, qui peuvent représenter un protocole compliqué pour certains patients ?

P.-I.B. : Vous savez, cet été (2001, ndlr) une monographie sur les greffes osseuses autogènes, dans laquelle nous publions les résultats de 250 cas cliniques que nous avons réalisés depuis de nombreuses années, sera publiée par Quintessence. Nous avons de très bons résultats, mais dans la conclusion nous exprimons notre conviction que dans le futur, il est vraisemblable que le nombre de greffes et de fixtures zygomatiques diminuera. Mais, franchement, les résultats des greffes sont très bons, certains disent que c’est un vieux protocole et ils pensent que ce n’est pas de l’os, mais la plupart de ces greffes continueront à vivre dans le futur. Car dans les cas maxillaires bilatéraux elles fonctionnent merveilleusement, et je tiens à souligner que cet os peut supporter n’importe quelle charge. Au sujet des greffes osseuses, il semble que le cerveau français soit moins sensible que le cerveau de n’importe quelle autre partie du monde, mais je comprends qu’à Paris cela n’a pas d’importance. Bon, sérieusement, Juan PI a posé 300 implants ptérygoïdes, avec seulement 4 % d’échec, ce qui est un excellent résultat bien sûr. Et, depuis, un très grand nombre d’implants ont été posés, et il me semble que si c’est correctement réalisé, c’est une technique très sûre avec un excellent pronostic à long terme. Nous avons également introduit un nouveau design à la fixture zygomatique avec un pilier que l’on peut tourner dans n’importe quelle direction, de façon à ce que l’on puisse le paralléliser parfaitement, ce qui aide beaucoup la réalisation prothétique.

Implant : Quelle sorte de complications avez-vous rencontré avec les fixtures zygomatiques, et quels sont les points sur lesquels il faut prendre des précautions ?

P.-I.B. : Cela est très important, et nous avons appris des dix dernières années que très peu de problèmes sont associés avec cette région. Pratiquement aucun problème si vous procédez correctement et ne perforez pas l’artère maxillaire. Vous devez déplacer les muscles vers l’intérieur car l’apex de la fixture peut toucher les muscles, ce qui m’est arrivé dans les tout premiers cas et j’ai d’ailleurs perdu une des premières fixtures zygomatiques. Un autre problème survient lorsque l’os du maxillaire est très fin, à la base de la fixture, il faut alors être très précautionneux lors de la préparation du site, car si le foret fouette, vous élargissez trop le site et vous perdez alors la fixité de la fixture. Si la fixture est légèrement mobile à l’intérieur du sinus, alors il se développera tôt ou tard une fistule ou une sinusite. Que faire alors ? Vous pouvez faire une greffe, vous pouvez mettre des morceaux de grille en titane très fine pour reconstruire. Une très bonne solution proposée par le Pr Petersson, qui est un des meilleurs chirurgiens ORL, consiste à ouvrir une large connexion à travers le nez.

C’est-à-dire qu’il pénètre le sinus pour y placer un petit tube pendant 10 jours et le problème disparaît, car vous obtenez un drainage adéquat. C’est la technique que nous avons adoptée pour quelques cas, et cela a très bien fonctionné. Nous avons très peu de cas, mais il est certain que nous préférons éviter toute sorte de chirurgie sur le plafond du maxillaire, et nous allons publier ces cas.

Implant : La fixture zygomatique est un très long implant, combien d’ancrage obtient-on dans l’os zygomatique ?

P.-I.B. : Cela varie, de 7 à 12 mm.

Implant : Et pensez-vous que l’on puisse considérer que le passage à travers l’os du palais puis l’engagement dans l’os zygomatique constituent un ancrage bicortical pour l’implant ? Si tel est le cas, cela peut-il expliquer le bon pronostic à long terme de cette fixture, malgré un ancrage dans un faible volume osseux ?

P.-I.B. : Oui, bien sûr, et c’est pourquoi vous devez faire très attention à ce que la fixture ne fouette pas lorsque vous la mettez en place. Et c’est ce qui explique la stabilité de la fixture, mais également le fait de la connecter le jour même avec les autres implants, et la stabilité de la barre de connexion compense la faible quantité d’os.

Implant : Pensez-vous que dans le futur, une production industrielle de haute précision, comme le Procera(r) All in One, pourrait être utilisée pour obtenir des infrastructures extrêmement précises pour les fixtures zygomatiques et les cas difficiles très rapidement après la chirurgie ? Et croyez-vous que le développement de l’examen radiographique analysé par ordinateur, qui permet aujourd’hui la production de guides chirurgicaux qui s’adaptent à l’os, permettra dans le futur la fabrication de l’armature avant la chirurgie ?

P.-I.B. : La technologie ira plus loin que cela, puisque l’optimum est bien sûr de placer les implants en accord avec un guide précis : c’est le Novum. Mais dans l’avenir ce sera du sur-mesure.