Parodontie
Johan SERGHERAERT* Adeline MATEU** Salomé OUAZANA*** Guillaume CADIOT**** Cédric MAUPRIVEZ***** Julien BRAUX****** Marie-Laure JOURDAIN*******
*AHU-PH, Dpt de Parodontologie, UFR Odontologie, URCA. Pôle de Médecine bucco-dentaire, CHU de Reims.
**Interne, Service d’Hépato-gastroentérologie et de Cancérologie digestive, CHU Reims.
***PU-PH, UFR Médecine, URCA. Service d’Hépato-gastroentérologie et de Cancérologie digestive, CHU Reims.
****PU-PH, Dpt de Biologie orale, UFR Odontologie, URCA. Pôle de Médecine bucco-dentaire, CHU de Reims.
*****MCU-PH-HDR.
******MCU-PH, Dpt de Parodontologie, UFR Odontologie, URCA. Pôle de Médecine bucco-dentaire, CHU de Reims.
Ces dernières années, les relations entre les maladies parodontales (MaP) et la santé générale ont suscité un vif intérêt de la communauté médicale et une production scientifique dense. Les maladies chroniques inflammatoires de l’intestin (MICI) présentent de nombreux traits physiopathologiques communs avec les maladies parodontales et la littérature suggère une relation bi-directionnelle entre ces deux pathologies. Quelles sont les implications potentielles de ces données nouvelles dans le diagnostic et le traitement des maladies parodontales et des MICI ?
Les maladies parodontales (MaP) sont définies comme des maladies inflammatoires chroniques multifactorielles dont la principale cause est la présence d’un biofilm dysbiotique entraînant une réponse inflammatoire exacerbée. Il s’agit de la sixième maladie chronique la plus fréquente au monde [1]. En France, 95,40 % de la population adulte présenterait une perte d’attache clinique et 82,23 % une poche parodontale [2]. Au-delà de cette prévalence élevée, les maladies parodontales présentent des liens avec de multiples pathologies chroniques et/ou systémiques comme le diabète, les maladies cardio-vasculaires, la polyarthrite rhumatoïde ou encore les bronchopneumopathies chroniques obstructives.
Plus récemment, des études se sont intéressées au lien entre les maladies parodontales et les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI) du fait de leurs mécanismes étiopathogéniques communs, des similitudes des lésions observées dans ces deux pathologies sur le plan anatomo-pathologique et des facteurs de risque qu’elles partagent. Cet article fait le point sur les données actuelles concernant les liens existants entre les MICI et les MaP.
Les MICI sont des pathologies chroniques, inflammatoires dont la physiopathologie reste mal connue. Deux formes principales et indépendantes sont décrites : la maladie de Crohn (MC) et la rectocolite hémorragique (RCH). Bien que se référant à la même entité pathologique, la MC et la RCH diffèrent par leur localisation, leur type d’atteinte mais aussi leur physiopathologie.
• La MC se définit comme une maladie inflammatoire chronique caractérisée par une atteinte discontinue du tube digestif (de la bouche à l’anus) ayant une susceptibilité particulière pour le petit et le gros intestin, avec une localisation iléo-caecale et péri-anale préférentielle [3]. Les atteintes se caractérisent par des zones d’inflammation transmurale granulomateuse et/ou de fistules alternées avec des zones indemnes de lésion.
• La RCH est décrite comme une maladie diffuse inflammatoire non spécifique affectant la muqueuse ou la sous-muqueuse proximale du rectum et du colon exclusivement.
L’étiologie principale de ces pathologies reste encore mal connue. Les MICI seraient le résultat de l’action de prédispositions génétiques (ou génome), de facteurs environnementaux (ou exposome) impactant notamment le microbiote intestinal et d’une réponse immunitaire inadaptée (ou immunome) [4].
Les MICI sont particulièrement représentées dans les pays dits « industrialisés » : l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Océanie [5]. Bien que leur prévalence ait été forte, il semblerait que le nombre de patients touchés se stabilise dans ces pays alors que les populations asiatiques, africaines et sud-américaines présentent des prévalences comparables à celles des pays industrialisés du siècle dernier. En France, les données les plus récentes font état de 226 600 personnes touchées en 2017 avec un sex-ratio de 1/1.
À ce jour, il n’existe pas de standard diagnostique des MICI. Celui-ci repose sur un faisceau d’arguments cliniques, biologiques, endoscopiques, radiologiques et histologiques [6]. Différents scores ou indices permettent d’évaluer l’activité de la pathologie, tels que le score de Harvey-Bradshaw utilisé dans le suivi des MC ou encore l’indice de Mayo (UC DAI : Ulcerative colitis Disease Activity index) pour la RCH. Ces scores reposent sur une évaluation objective de la pathologie et des données déclaratives comme une appréciation du bien-être global du patient ou la fréquence des selles. Certains marqueurs biologiques et cliniques sont utilisés notamment pour l’évaluation de l’activité des MICI parmi lesquels [6] le taux de calprotectine fécale, un dosage sanguin de CRP et le suivi endoscopique et/ou radiographique.
Les MICI sont des pathologies inflammatoires chroniques qui évoluent par alternance de phases de latence et de phases actives.
Les traitements proposés s’organisent autour de deux axes : d’une part, le traitement des poussées afin d’en réduire la durée et de permettre au patient d’entrer en rémission et, d’autre part, la mise en place d’une stratégie « d’entretien » qui a pour but principal de prévenir le retour d’activité de la pathologie.
En effet, les poussées inflammatoires augmentent le risque de lésion intestinale irréversible aboutissant à des thérapeutiques chirurgicales résectrices. En filigrane de cette prise en charge préventive, le bien-être et la qualité de vie des patients sont devenus des objectifs thérapeutiques en soi [7].
Les thérapies proposées dans les formes exacerbées reposent sur la prescription de corticostéroïdes (prednisolone, prednisone) par voie systémique ou par voie topique. Ces traitements dits « d’attaque » présentent cependant une efficacité moindre dans le maintien de la rémission. Les premiers traitements de fond proposés sont des acides 5-aminosalicylique (mésalamine, balsalazide, olsalazine) principalement prescrits pour traiter les RCH car ils n’ont pas montré d’efficacité dans le cas des MC. Des immunomodulateurs comme l’azathioprine sont efficaces pour les deux pathologies et le méthotrexate se montre particulièrement efficace dans le traitement de la MC.
Cependant, le délai d’action de ces traitements et leur effets secondaires, notamment tératogènes, font chuter leur prescription. Enfin, l’essor des biothérapies a permis d’accélérer les effets des traitements et de personnaliser les thérapeutiques en ciblant plus spécifiquement certains agents comme le TNF-α (adalimumab, infliximab) qui est efficace dans le traitement de la MC et de la RCH.
De nombreuses manifestations extra-intestinales sont décrites du fait soit de la pathologie elle-même, soit des thérapeutiques proposées au patient [8]. Environ un tiers des patients atteints de MICI présenterait des comorbidités avec, pour la plupart, au moins deux atteintes (89,9 %). Parmi ces comorbidités, celles apparaissant le plus fréquemment et le plus précocement sont l’arthrite périphérique, la spondylarthrite ankylosante et les stomatites aphteuses. Ces atteintes orales font partie des lésions non spécifiques qui peuvent se rencontrer aussi bien dans la MC que dans la RCH au même titre que les chéilites angulaires, les pyostomatites végétantes ou encore des glossites ou un lichen plan. Plus rarement, des atteintes spécifiques sont décrites exclusivement dans la MC : par exemple, la granulomatose non caséeuse dont l’apparition peut précéder les atteintes intestinales.
Plus récemment, de nombreuses études se sont intéressées à l’association entre les maladies parodontales et les MICI. En effet, ces deux pathologies sont des maladies chroniques, multifactorielles, partageant certains traits physiopathologiques et facteurs de risque [9] (figure 1).
De récentes méta-analyses ont mis en évidence que le risque de développer une maladie parodontale était multiplié par près de 3 chez les patients souffrant de MICI [10]. Des saignements au sondage sont retrouvés plus fréquemment chez les patients atteints de MICI : 36,1 % pour la RCH et 37 % pour la MC [11] (figure 2).
Bien que de nombreuses études épidémiologiques aient mis en évidence une association claire entre ces deux pathologies, peu de recherches à ce jour ont évalué les liens entre l’activité des MICI et les maladies parodontales.
Le corps abrite un écosystème microbien très vaste et spécifique de chaque organe. Parmi ces sites, le tractus intestinal présente une flore microbiologique dynamique dotée d’une communauté commensale diversifiée composée de bactéries, de champignons et de virus. Le microbiome intestinal arbore une des populations bactériennes les plus riches qui contribue au maintien de l’homéostasie intestinale et à la synthèse de composés complexes (acides gras à chaînes courtes et certaines protéines). Ce microbiote digestif joue également un rôle de défense, notamment dans le maintien de l’intégrité de la muqueuse intestinale, et participe activement à la défense contre la colonisation par des micro-organismes pathogènes non commensaux [12]. La réponse immunitaire locale serait sous le contrôle de certaines bactéries « clés » comme les espèces Bacteroides ou encore Clostridium capables de réguler la présence des cellules lymphocytaires de profil Th17 et Treg. La survenue d’une dysbiose au sein de la communauté microbiologique intestinale est susceptible d’induire un état pathologique comme cela a été rapporté dans le cas des MICI ou encore dans certains cancers colorectaux. Cette dysbiose correspond à un appauvrissement de la diversité bactérienne avec augmentation de certaines espèces comme les Enterobacteriaceae. Cette variation engendre alors une modification de la structure et de la fonction du microbiote, une altération de la réponse inflammatoire locale caractérisée par une augmentation de la production de cytokines pro-inflammatoires par les cellules immunitaires. Ce phénomène serait un des facteurs d’initiation, voire d’évolution des MICI. Cependant, les pathogènes impliqués et les mécanismes sous-jacents ne sont que partiellement élucidés. En effet, certaines études suggèrent que la perturbation de la flore microbienne serait non pas une des causes de MICI mais une résultante des MICI. Il apparaît néanmoins que la perturbation de l’écosystème microbien est un des facteurs communs de la MC et de la RCH, responsable de l’entretien d’un état inflammatoire chronique, et représente actuellement une des pistes de développement thérapeutique des MICI. Ce phénomène de dysbiose et de réponse immuno-inflammatoire exacerbée est comparable aux mécanismes communément admis dans l’étiopathogénie des maladies parodontales [13]. En l’absence d’une élimination efficace et régulière de la plaque, la composition du microbiote oral est modifiée au profit d’espèces dites parodonto-pathogènes telles que Porphyromonas gingivalis, Tannerella forsythia ou encore Treponema denticola [14].
De nombreux travaux ont permis d’établir que certaines bactéries issues de la sphère parodontale peuvent se propager à distance et seraient impliquées dans certaines affections systémiques ou chroniques telles que les maladies cardiovasculaires, les issues défavorables de la grossesse ou encore les pneumonies dites d’aspiration.
Malgré la ségrégation environnementale et anatomique entre la cavité orale et l’intestin, il a été rapporté que plus de 50 % des espèces microbiennes de la cavité orale sont fréquemment détectées dans les deux sites, illustrant ainsi un phénomène de translocation oro-intestinale des bactéries, même chez les individus en bonne santé [15]. Parmi les espèces communes on retrouve certains Streptococcus mais aussi les espèces Fusobacterium, Veillonella ou encore Campylobacter. Ainsi, la colonisation intestinale par Campylobacter concisus, espèce principalement retrouvée au sein de la flore orale, est également observée chez les patients atteints de MICI.
Le mode exact de dissémination des bactéries orales vers la muqueuse intestinale n’est pas complètement compris mais il est supposé suivre deux voies distinctes : d’une part, la voie hématogène correspondant au passage dans la circulation de bactéries via l’épithélium perméable de la poche parodontale et, d’autre part, la voie entérale liée à la déglutition [16, 17] (figure 3).
Les relations entre le microbiome oral et le microbiome intestinal représentent une piste de recherche de plus en plus importante et la notion d’« axe oro-intestinal » suscite un intérêt particulier dans la communauté scientifique. Cette voie d’investigation clinique et scientifique trouve une implication aussi bien dans la compréhension du lien réciproque entre maladies parodontales et maladies inflammatoires chroniques de l’intestin que dans la recherche de biomarqueurs salivaires permettant un suivi de ces pathologies.
L’interaction étroite entre la barrière épithéliale et le microbiote intestinal semble être un des facteurs clés du développement des MICI. Il apparaît qu’une dysbiose intestinale, sous l’influence de facteurs génétiques et environnementaux, engendrerait une réponse inflammatoire précoce de l’hôte. Cette inflammation locale serait la cause d’une rupture de la barrière épithéliale dès lors plus perméable à l’accumulation et à l’invasion bactérienne. Les cellules T et mononucléées, du fait d’une stimulation par les antigènes des pathogènes, ont une réactivité augmentée. Une inflammation chronique non contrôlée se met alors en place, favorisant l’expansion du microbiote pathogène et une diminution de la diversité microbiologique.
Ces phénomènes sont semblables à ceux observés dans les maladies parodontales. Le sulcus peut être comparé aux cryptes présentes dans la muqueuse intestinale puisqu’il représente un lieu d’échange particulier entre les tissus parodontaux et la flore microbienne de la cavité orale. Lors de la colonisation bactérienne, une inflammation précoce localisée et réversible, résultat de la réponse inflammatoire innée, va se mettre en place. Sous l’influence de différents facteurs locaux, environnementaux et génétiques, la réponse de l’hôte va être perturbée et va entraîner la synthèse de facteurs pro-inflammatoires à l’origine d’une perte osseuse et d’une migration du système d’attache. L’alternance de phases de destruction tissulaire et de rémission retrouvée dans les MICI est semblable à celle observée dans les maladies parodontales qui présentent une évolution par des phases d’activité. De même, l’ensemble des sites atteints ne possédant pas les mêmes caractéristiques d’évolution, la maladie parodontale peut bel et bien être caractérisée de maladie « de site ».
Les mécanismes permettant la bascule d’une inflammation réversible aiguë à une inflammation chronique non contrôlée sont encore peu connus et représentent la clé de voûte de la compréhension de ces deux pathologies.
Une étude GWAS (Genome Wide Association Studies)* a permis de mettre en évidence un lien entre certains loci et leur caractère protecteur ou au contraire « prédisposant » au développement des MICI [18]. Cette étude a permis de mettre en relation le rôle de certains gènes comme TLR et NOD2, relatifs au système immunitaire inné, dans la pathogenèse des MICI. Il semblerait qu’une mutation de NOD2 réduirait la transcription de l’interleukine-10 et que des mutations sur le gène IL-10 seraient responsables de formes précoces de MICI moins sensibles aux traitements conventionnels. Or, il s’avère que l’IL-10 joue un rôle important dans la régulation de l’inflammation, notamment en limitant les réponses immunitaires excessives, et que sa mutation serait également un facteur prédisposant des maladies parodontales [19].
Les patients atteints de MICI présentent un déficit en vitamine D dans 30 à 40 % des cas avec un risque accru de rechute. Ce déficit serait un facteur d’initiation et de progression des maladies parodontales.
Cette vitamine joue un rôle de régulation du système inflammatoire, notamment en stimulant l’expression de NOD2. Une supplémentation chez les patients atteints de MICI permettrait d’améliorer les paramètres cliniques des MICI et pourrait influencer les paramètres parodontaux [20]. Dès lors, des mutations affectant la régulation du système immunitaire et/ou de l’inflammation pourraient être un facteur prédisposant de pathologies inflammatoires comme les MICI et les maladies parodontales.
Le tabac est reconnu comme l’un des principaux facteurs de risque des maladies parodontales avec une relation dose-dépendante [21]. La consommation tabagique entraîne une modification de la flore microbienne et une modulation de la réponse de l’hôte. Ces mêmes observations sont faites chez les patients atteints de MC puisque les données montrent que la cessation du tabac diminue le risque de développer une maladie parodontale et une maladie de Crohn, renforçant l’idée que le tabac est un facteur de risque pour ces deux pathologies.
Cependant, le tabac ne semble pas être un facteur de risque d’apparition ou d’évolution dans le cadre des rectocolites hémorragiques. En effet, certaines études suggèrent même un effet « positif » de la consommation tabagique sur les RCH puisque ces patients nécessiteraient moins de colectomie que les patients non fumeurs.
De façon intéressante, les données de la littérature rapportent que la présence de Helicobacter pylori (H. pylori) serait un facteur protecteur des MICI, notamment par son action immunomodulatrice. D’autres données de la littérature évoquent une association positive entre la présence de H. pylori et les maladies parodontales [22]. Les traitements non chirurgicaux des maladies parodontales permettraient son éradication dans les poches parodontales et seraient un traitement adjuvant des infections gastriques [23].
La relation entre les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin et les maladies parodontales est complexe. Il est de plus en plus établi que les patients MICI ont une susceptibilité accrue à la maladie parodontale et que le fait d’être atteint de parodontite pourrait augmenter le risque de développer une MICI. L’influence de l’activité de ces deux pathologies l’une sur l’autre est encore trop peu étudiée et pourrait être une piste thérapeutique innovante afin de limiter les destructions tissulaires. Le traitement des maladies parodontales pourrait faire partie des stratégies qui contribuent à la rémission durable ou quiescence dans les MICI. Puisque les atteintes orales peuvent précéder les manifestations intestinales, le chirurgien-dentiste pourrait également jouer un rôle dans le dépistage des MICI.
* Les études GWAS ont pour objectif d’identifier des facteurs de susceptibilité génétiques des maladies multifactorielles en comparant la fréquence de centaines de milliers de variants génétiques sur l’ensemble des chromosomes entre un groupe de malades et un groupe de sujets sains.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.