ÉVALUATION DE LA SANTÉ ORALE CHEZ L’ADULTE : BILAN DE L’ÉTUDE CLINIQUE RESTODATA
Santé Orale
Franck DECUP* Stéphanie LÉGER** Delphine MAUCORT-BOULCH*** François GUEYFFIER**** Brigitte GROSGOGEAT*****
*MCU-PH Université Paris Cité Labratoire Santé orale UMR1333 Hôpital Charles Foix, APHP Membre fondateur du réseau ReCOL (Recherche Clinique en Odontologie)
**Université Clermont Auvergne Laboratoire de Mathématique Blaise Pascal UMR6620
***PU-PH Cheffe du pôle Santé publique et du service de biostatistique-bioinformatique Université Lyon 1 Laboratoire de biométrie et biologie évolutive UMR5558 Hospices Civils de Lyon
****PU émérite Université Lyon 1 Laboratoire de biométrie et biologie évolutive UMR5558
*****PU-PH Vice doyenne Université Lyon 1 Laboratoire Multimatériaux et Interfaces UMR5615, Hospices Civils de Lyon Membre fondatrice et Présidente du réseau ReCOL (Recherche Clinique en Odontologie) Pour le groupe RESTODATA
Parmi les affections bucco-dentaires, la carie et l’usure des dents se distinguent comme les plus répandues dans le monde. D’après le rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur la santé bucco-dentaire (2019), environ 2,5 milliards de personnes sont touchées par des caries dentaires non traitées dans les dents permanentes, tandis que l’usure dentaire affecte des millions d’adultes à travers le monde [1].
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Cet article présente une synthèse des résultats principaux de l’étude observationnelle et prospective RESTODATA, conduite au sein du réseau ReCOL, et dont l’objectif principal est dont l’objectif principal est d’évaluer la qualité des restaurations chez l’adulte en France, mais aussi d’évaluer des données de santé orale, d’identifier les principaux facteurs de risque des pathologies dentaires et de mesurer les corrélations entre les restaurations existantes et la santé bucco-dentaire globale.
Elle montre que malgré la diminution de leur prévalence, les caries dentaires touchent encore près d’un tiers des adultes, et que le besoin de réintervention sur les restaurations reste un enjeu majeur.
Elle souligne l’importance des stratégies de prévention et souligne le besoin d’une approche plus ciblée pour les populations à risque.
Parmi les affections bucco-dentaires, la carie et l’usure des dents se distinguent comme les plus répandues dans le monde. D’après le rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur la santé bucco-dentaire (2019), environ 2,5 milliards de personnes sont touchées par des caries dentaires non traitées dans les dents permanentes, tandis que l’usure dentaire affecte des millions d’adultes à travers le monde [1].
En Europe, la prévalence de la carie dentaire varie de 30 % à 55 % [2], et celle de l’usure dentaire se situe entre 19 % et 38 % [3]. Cependant, en France, les données sur l’état de santé bucco-dentaire des adultes manquent, notamment en ce qui concerne la qualité des restaurations dentaires et l’impact des pratiques de dentisterie adhésive sur la longévité des soins restaurateurs. En effet, la dentisterie moderne, marquée par une transition vers des techniques adhésives et minimalement invasives, a profondément modifié la prise en charge des lésions carieuses et la réalisation des restaurations coronaires. Il devient donc nécessaire de mesurer l’impact des pathologies dentaires et les facteurs de risque associés, et la qualité des soins réalisés, tout en évaluant les besoins en réinterventions.
L’étude RESTODATA s’inscrit dans cette perspective, avec pour objectif principal d’évaluer la qualité des restaurations chez l’adulte. Cette étude clinique observationnelle et prospective a été conduite sur une large cohorte de patients dans plusieurs cabinets et cliniques privées et centres hospitalo-universitaires (CHU) en France [4]. Elle vise également à évaluer des données de santé orale, identifier les principaux facteurs de risque des pathologies dentaires et mesurer les corrélations entre les restaurations existantes et la santé bucco-dentaire globale.
Cet article propose une synthèse des résultats principaux de cette étude, en mettant l’accent sur l’évaluation des restaurations, l’analyse des pathologies associées, et les stratégies thérapeutiques adoptées en fonction des groupes d’âge [5, 6].
L’évolution de la dentisterie conservatrice et adhésive a profondément changé la manière dont les pathologies dentaires sont prises en charge. Depuis les années 1990, les obturations directes en composite, les restaurations partielles et les techniques adhésives se sont imposées comme des alternatives efficaces aux amalgames et autres restaurations métalliques. La préservation tissulaire, associée à ces techniques, permet de réaliser des soins moins invasifs, tout en assurant une bonne esthétique et une fonction durable. Cependant, la longévité de ces restaurations reste un sujet de débat, avec des taux de succès qui varient de 43 % à 98 %, notamment dans les conditions de vie réelle où de nombreux facteurs dépendant des conditions de vie du patient et de l’expérience du chirurgien-dentiste peuvent influencer le succès des soins [7, 8].
Par ailleurs, le rapport stratégique de la Haute Autorité de Santé (HAS) en 2010 soulignait le manque d’études épidémiologiques chez les adultes concernant la prévalence des pathologies dentaires, la qualité des obturations et la nécessité de réinterventions en dentisterie conservatrice [9]. L’étude RESTODATA répond à cet appel en proposant une analyse approfondie des restaurations réalisées au fil des décennies et des facteurs contextuels influençant la santé bucco-dentaire, comme l’accès aux soins, les pratiques cliniques et les caractéristiques des patients.
En 2021, la HAS a aussi publié un guide méthodologique insistant sur l’importance de collecter des données en conditions de « vie réelle » pour évaluer l’impact de divers facteurs non pris en compte dans les essais cliniques contrôlés. L’étude RESTODATA s’appuie sur cette approche pour fournir des données robustes et applicables à la pratique quotidienne [10].
L’étude RESTODATA, conduite au sein du réseau ReCOL, vise plusieurs objectifs principaux et secondaires, couvrant l’évaluation des restaurations dentaires et l’analyse globale de la santé bucco-dentaire des adultes.
Le but principal est d’évaluer la qualité des obturations coronaires partielles chez les adultes, en tenant compte des différentes techniques de dentisterie adhésive (restaurations directes et indirectes en résine composite ou céramique). L’étude analyse le succès des restaurations, les réinterventions nécessaires, et l’impact des biomatériaux sur la préservation des tissus dentaires.
Les objectifs secondaires sont :
1. L’analyse de la santé bucco-dentaire globale :
- prévalence des caries dentaires, usures dentaires et autres pathologies bucco-dentaires chez les adultes français ;
- évaluation de la santé bucco-dentaire en fonction de l’âge, du sexe, et des habitudes de vie (hygiène bucco-dentaire, consommation de boissons sucrées/acides, etc.).
2. L’évaluation des traitements restaurateurs et endodontiques :
- identification des restaurations en échec et des critères nécessitant une réintervention (défauts esthétiques, fonctionnels, et biologiques) ;
- évaluation des traitements endodontiques, notamment les complications associées (parodontites apicales, infections pulpaires).
3. L’identification des facteurs de risque :
- analyse des facteurs de risque associés aux pathologies dentaires (caries, usures) et aux restaurations en échec ;
- impact des habitudes alimentaires, de l’hygiène bucco-dentaire, et de la fréquence des visites chez le chirurgien-dentiste.
4. L’évaluation de la qualité de vie et de la satisfaction des patients :
- mesure de l’impact des restaurations dentaires sur la qualité de vie des patients, leur satisfaction vis-à-vis des soins reçus, ainsi que les répercussions esthétiques et fonctionnelles.
5. L’analyse spécifique des patients atteints du syndrome de Gougerot-Sjögren :
- étude des patients présentant une hyposialie sévère due à cette maladie auto-immune, en évaluant l’impact sur la santé bucco-dentaire et les restaurations dentaires.
L’étude RESTODATA est une étude observationnelle et prospective menée dans plusieurs cabinets et cliniques privées et services hospitalo-universitaires (CHU) en France. Elle a été conçue conformément aux lignes directrices STROBE et enregistrée sous le numéro ClinicalTrials.gov NCT03854526. Le recrutement des participants a débuté le 28 mars 2019 et s’est terminé le 23 décembre 2021, sur une période de 2 ans et 9 mois.
L’étude a inclus 860 patients adultes, répartis en trois groupes principaux :
- patients consultant dans des services hospitalo-universitaires (n = 422) ;
- patients consultant en cabinet libéral (n = 400) ;
- patients atteints du syndrome de Gougerot-Sjögren (SGS) (n = 38).
Les critères d’inclusion étaient les suivants :
- être un adulte de plus de 18 ans ;
- présenter au moins une obturation coronaire partielle ;
- avoir donné son consentement éclairé ;
- être affilié à la Sécurité sociale.
Les critères d’exclusion comprenaient les patients sous tutelle ou curatelle, ou ceux ayant subi une visite dentaire récente (< 6 mois). la stratification des patients a été réalisée en fonction de l’âge et du sexe, afin de mieux comprendre l’impact de ces variables sur les résultats cliniques.
Les caractéristiques des patients ont été recueillies par entretien. Concernant les pathologies dentaires (maladies carieuses et usures), les facteurs de risque ou indicateurs de risque (ou leurs combinaisons) ont été largement décrits dans divers systèmes d’évaluation des risques [11, 12]. Plus précisément, les critères observés ici étaient le type de consultation, le statut socio-économique, l’état de santé général, les habitudes d’hygiène bucco-dentaire, les habitudes alimentaires ainsi que le mode de vie et les comportements (tableau 1).
Les caries dentaires ont été évaluées à l’aide du système international de détection et d’évaluation des caries (ICDAS). Ce système classe les caries en fonction de leur gravité, allant des lésions de l’émail (ICDAS 1-3) aux lésions atteignant la dentine (ICDAS 4-6) [13]. L’indice CAOD (Caries, Dents Absentes et Obturées) a également été utilisé pour quantifier le nombre de dents cariées, manquantes ou restaurées chez chaque patient.
L’usure dentaire a été évaluée avec le score BEWE (Basic Erosive Wear Examination), qui attribue un score de 0 à 3 en fonction de la gravité des lésions d’usure (0 = absence d’usure, 1 = usure mineure, 2 = défaut distinct ou perte de tissus durs sur moins de 50 % de la surface, 3 = perte de tissus durs sur plus de 50 % de la surface) [14].
La qualité des restaurations a été évaluée selon les critères de la Fédération Dentaire Internationale (FDI) [15]. Les 16 critères FDI, répartis en trois catégories (esthétiques, fonctionnels, et biologiques), permettent d’analyser les performances des restaurations dans des conditions de vie réelle. Pour l’étude RESTODATA, une notation simplifiée a été utilisée, en se concentrant sur les critères 3 à 8, 11, 12, et 14 de la classification FDI.
Les données recueillies ont été analysées à l’aide de modèles de régression logistique pour identifier les facteurs de risque associés aux pathologies dentaires et aux échecs des restaurations. Les variables incluaient l’âge, le sexe, les habitudes d’hygiène bucco-dentaire, la consommation de boissons sucrées/acides, la fréquence des visites chez le chirurgien-dentiste, et la présence de comorbidités comme le syndrome de Gougerot-Sjögren. Les résultats ont été exprimés sous forme de moyennes et d’écarts-types, et les intervalles de confiance ont été calculés à 95 %.
L’analyse des données a révélé que 46 % des participants présentaient au moins une lésion carieuse (ICDAS 1-6), avec une prévalence plus élevée chez les jeunes adultes (55 % chez les 18-29 ans) [16]. Les lésions carieuses atteignant la dentine (ICDAS 4-6) concernaient 36 % des patients. L’indice CAOD moyen augmentait avec l’âge, passant de 5,7 chez les 18-29 ans à 15,1 chez les 60 ans et plus (tableau 2). Ces résultats montrent une tendance à la baisse par rapport aux études antérieures, notamment le rapport de la HAS de 2010, qui estimait l’indice CAOD entre 13 et 15 pour l’ensemble de la population adulte.
En ce qui concerne l’usure dentaire, 38 % des patients présentaient au moins une lésion d’usure (BEWE 1-3), avec une prévalence particulièrement élevée chez les adultes de plus de 60 ans (57 %). L’usure dentinaire (BEWE 2-3) concernait 23 % des participants, reflétant une problématique croissante chez les patients plus âgés. Ces résultats montrent l’importance de mettre en place des stratégies préventives dès les premières phases de l’usure dentaire pour prévenir la dégradation avancée des tissus dentaires [17].
Dans cette étude, les restaurations en échec ont été définies comme présentant un « défaut majeur » (nécessitant une réparation ou une réintervention selon les critères FDI) sur au moins un des critères étudiés (figure 4). Chez 74 % des patients, il existait au moins un besoin de réintervention. Ce besoin augmentait avec l’âge du patient, avec un profil à risque élevé et avec la taille des restaurations [4]. Cela attire l’attention sur le besoin de suivi des restaurations autant que des tissus dentaires, en particulier chez les patients présentant un environnement à risque.
Parmi les 4 612 restaurations dentaires évaluées, 44 % ont été considérées comme des échecs nécessitant une réintervention. Les critères les plus fréquemment cités pour ces échecs incluaient des défauts esthétiques (correspondance des couleurs), des défauts de contact proximal, et des problèmes d’adaptation marginale [5]. Ces résultats soulignent la nécessité d’un suivi régulier des restaurations, en particulier pour les restaurations complexes impliquant plusieurs surfaces (≥ 3).
Les restaurations directes en composite représentaient la majorité des obturations, avec 61 % des restaurations totales. Leur évaluation était majoritairement satisfaisante quels que soient le niveau de risque et l’âge du patient (figure 5). Les restaurations en Ciment Verre-Ionomère (CVI) concernaient 2 % des cas, tandis que les amalgames représentaient encore 37 % des restaurations. Les restaurations indirectes (onlays/inlays) étaient beaucoup plus rares, représentant seulement 5 % des restaurations observées [4]. Ces chiffres illustrent la transition vers les techniques adhésives conservatrices actuelles et en donnent une image acceptable.
Les pathologies pulpaires et les traitements endodontiques étaient également fréquents. Environ 31 % des patients avaient au moins une dent traitée endodontiquement, avec une prédominance des dents postérieures (67 %). Les parodontites apicales touchaient 49 % des dents traitées, un chiffre en ligne avec les données de la littérature internationale [18]. Le taux élevé de complications endodontiques montre la nécessité d’améliorer les protocoles de suivi et de prévention des infections pulpaires.
Le syndrome de Gougerot-Sjögren est une maladie chronique rare d’origine auto-immune qui se manifeste par un syndrome sec plus ou moins généralisé et provoque très souvent une hyposialie. Celle-ci entraîne un état de déséquilibre qui perturbe la clairance orale, la régulation du pH et la composition ionique de la cavité buccale [19].
L’étude des patients atteints du syndrome de Gougerot-Sjögren a révélé des résultats alarmants. L’indice CAOD chez ces patients atteignait 17, bien supérieur à la moyenne de 10,4 observée dans la population générale. La maladie carieuse était augmentée, mais aussi l’usure dentaire et le vieillissement prématuré des restaurations. La prévalence des caries secondaires était trois fois plus élevée, et les restaurations en échec étaient également deux fois plus fréquentes chez ces patients (résultats en cours de publication). Cette population, vulnérable en raison de l’hyposialie sévère, nécessite une attention particulière et des soins adaptés pour prévenir les complications bucco-dentaires. Il est essentiel de renforcer la prévention et d’adapter les stratégies thérapeutiques.
Sur la base de systèmes d’évaluation connus, l’étude a identifié plusieurs facteurs de risque et combinaison de facteurs de risque associés à la maladie carieuse, qui varient selon les groupes d’âge [20] (tableau 3).
Chez les jeunes adultes (18-29 ans), les résultats montrent que l’échec des restaurations dentaires, la présence visible de plaque épaisse et la consommation excessive de boissons sucrées/acides sont des facteurs de risque majeurs. En effet, 96 % des patients avec une lésion carieuse présentaient une restauration défectueuse, un facteur prédictif clé de la survenue de lésions carieuses, en particulier lorsqu’il est associé à une hygiène buccale insuffisante et une consommation excessive de boissons acides. À l’inverse, des restaurations acceptables et une consommation modérée de boissons sucrées, couplées au statut de patient suivi, ont permis de prédire une absence de lésions carieuses dans 90 % des cas.
Pour le groupe des 30-59 ans, les facteurs de risque dominants incluent l’échec des restaurations et l’irrégularité des visites dentaires. La combinaison de ces facteurs, associée à une consommation excessive de boissons sucrées/acides, a conduit à la présence d’au moins une lésion carieuse chez 78 % des patients. Par ailleurs, un statut socio-économique élevé, des restaurations acceptables, et le suivi régulier chez le dentiste se sont avérés être des facteurs protecteurs significatifs, réduisant le risque de lésion carieuse dans 93 % des cas (figure 6).
Chez les patients de plus de 60 ans, les visites irrégulières et le fait d’être un nouveau patient sont les principaux prédicteurs de lésions carieuses, avec 61 % des patients concernés. À l’opposé, des visites régulières chez le chirurgien-dentiste et un suivi continu ont permis de prédire une absence de carie chez 91 % des patients de ce groupe d’âge. Ces résultats mettent en lumière l’importance du suivi continu et de la gestion préventive des restaurations, particulièrement chez les patients âgés et les nouveaux patients.
L’étude RESTODATA a permis de dresser un bilan complet de la santé bucco-dentaire des adultes en France. Bien que les caries dentaires soient en déclin par rapport aux décennies précédentes, elles touchent encore près d’un tiers des adultes, et le besoin de réintervention sur les restaurations reste un enjeu majeur. Les restaurations adhésives, bien qu’efficaces à court terme, nécessitent un suivi attentif pour prévenir les échecs à long terme.
L’étude met également en lumière l’importance des stratégies de prévention adaptées à chaque groupe d’âge, et souligne le besoin d’une approche plus ciblée pour les populations à risque, comme les patients atteints du syndrome de Gougerot-Sjögren ou les personnes âgées. Ces résultats doivent guider les politiques de santé publique et les recommandations cliniques pour améliorer la prise en charge des patients et limiter les répercussions des maladies bucco-dentaires.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.
Les auteurs expriment leurs vifs remerciements à l’ensemble des participants à cette étude.