CHIRURGIE ENDODONTIQUE ET MÉDICAMENTS ANTIRÉSORBEURS
Dossier
*MCU-PH Odontologie, École de Médecine Dentaire de Marseille
**Exercice limité à l’endodontie, Marseille Laboratoire ADÈS UMR 7268
***Chirurgien oral
****Ancien Assistant des Hôpitaux de Marseille Activité libérale, Marseille
La chirurgie endodontique ou traitement endodontique rétrograde (TER) fait aujourd’hui partie de l’arsenal thérapeutique classique dans la gestion des foyers infectieux d’origine endodontique. La question du rapport bénéfice/ risque doit être systématiquement considérée au moment de l’indication du geste. Parmi les facteurs en jeu, certains contextes médicaux peuvent contre-indiquer de manière relative ou absolue la réalisation d’un TER. Cet article a pour objectif de discuter de la possibilité d’indiquer cette thérapeutique chez les patients sous traitements antirésorbeurs.
À l’état physiologique, ostéoblastes et ostéoclastes travaillent en alternance pour permettre un remodelage constant du tissu osseux. Certaines pathologies déséquilibrant les cycles de remodelage osseux peuvent indiquer le recours à des médicaments dits « antirésorbeurs », parmi lesquels les bisphosphonates et les anticorps monoclonaux anti-RANKL (dénosumab) qui sont d’apparition plus récente.
Les antirésorbeurs peuvent être prescrits dans des contextes de pathologies bénignes (prévention des fractures résultant de l’ostéoporose et de l’ostéopénie, maladie de Paget, ostéogenèse imparfaite) ou malignes (hypercalcémie maligne, compressions médullaires, myélome multiple, prévention des fractures pathologiques associées à des métastases osseuses des tumeurs solides telles que cancers du sein, de la prostate et du poumon). Les anti-RANKL ont également montré leur intérêt dans le traitement des tumeurs osseuses à cellules géantes et de la dysplasie fibreuse [1]. Tous ces contextes médicaux constituent, au cours de l’anamnèse, des signes d’appel qui doivent conduire à interroger plus précisément les patients ou leur médecin sur une prise d’antirésorbeurs.
Ces deux familles de molécules bloquent la résorption osseuse via des mécanismes d’action différents. Les bisphosphonates (BP) ont une très forte affinité au tissu osseux auquel ils se fixent via l’hydroxyapatite, ce qui leur confère une demi-vie osseuse de plusieurs années [2]. Lorsque les ostéoclastes initient la résorption osseuse, les BP sont libérés et affectent directement la fonction ostéoclastique en provoquant leur apoptose [3].
Le dénosumab (DMB) est un anticorps monoclonal qui cible et se lie à RANKL, une protéine impliquée dans l’activation et la différenciation des ostéoclastes. Il inhibe ainsi la fonction des ostéoclastes et la résorption osseuse associée [3]. On le trouve sous deux formes commerciales : le Prolia prescrit dans le cadre de l’ostéoporose (60 mg tous les 6 mois) et le Xgeva pour des indications oncologiques (120 mg tous les 4 mois avec doses additionnelles de 120 mg à J8 et J15 le premier mois du traitement) [4]. Contrairement aux PB, le DMB ne se fixe pas au tissu osseux et sa demi-vie et de 25,4 jours [5]. En conséquence, son effet sur le remodelage osseux diminue fortement après 6 mois d’arrêt des thérapeutiques [4].
Les antirésorbeurs ont fait preuve d’un intérêt thérapeutique fort malgré l’existence d’un effet indésirable largement documenté : le risque d’ostéonécrose des mâchoires liée à une prise médicamenteuse (ONMPM). Cette complication des traitements, non systématique, a été rapportée pour la première fois en 2003 dans le cadre de la prise de BP, mais on sait aujourd’hui qu’elle concerne également les patients traités par DMB [6]. L’ONMPM est définie selon 3 critères diagnostiques :
- existence d’un contexte de traitement par médicaments antirésorbeurs, en cours ou passé ;
- existence d’un défaut de cicatrisation se manifestant par une exposition osseuse ou une fistule persistant plus de 8 semaines après le geste ;
- absence d’antécédent de traitement par radiothérapie des mâchoires ou de métastases osseuses des maxillaires [1]. La pathogenèse de l’ONMPM, probablement multifactorielle, implique un effet synergique entre une infection/un traumatisme local et une diminution du remodelage osseux après une exposition aux BP ou au DMB [3]. Elle peut survenir spontanément mais elle est le plus souvent consécutive à un geste chirurgical, en particulier à la suite d’avulsions dentaires. A elles seules, les LIPOE pourraient être un facteur de déclenchement de l’ONMPM. [5].
Il est difficile d’établir avec précision l’incidence de l’ONMPM du fait de sa probable sous-déclaration. On sait en revanche qu’elle a des répercussions fortes sur la qualité de vie des patients du fait des douleurs et de la gêne fonctionnelle et éventuellement esthétique qui résultent de ces nécroses extensives [4]. Pour cette raison, une évaluation du niveau de risque d’ONMPM doit être conduite pour chaque patient dans le cadre de son suivi bucco-dentaire et avant tout geste chirurgical.
Que ce soit en oncologie ou dans le cadre de l’ostéoporose, le bénéfice global apporté par ces thérapeutiques dépasse largement le risque lié à l’ONMPM [3]. Le risque d’ONMPM est plurifactoriel et cumulatif. Il dépend du type de molécule utilisé, de la dose et fréquence d’administration, de l’ancienneté du traitement (durée supérieure à 2 ans) et de la présence de cofacteurs de morbidité tels que la prise concomitante d’antiangiogéniques ou de pathologies et/ou de traitements engendrant un risque infectieux majoré [1] (tableau 1). À titre de comparaison, le risque de développer une ONMPM avec les formulations intraveineuses se situerait entre 1 % et 10 %, contre un risque estimé entre 0,001 % et 0,01 % chez les patients prenant des BP par voie orale [4]. La voie d’administration n’est cependant pas un indicateur fiable dans l’évaluation du risque si elle est décorrélée du contexte de prescription. Elle est en effet aujourd’hui également utilisée chez des patients ostéoporotiques sans générer le même niveau de risque qu’une indication oncologique [7]. En fonction des critères énoncés ci-dessus, on distinguera des patients dits à faible risque d’ONMPM et à risque élevé d’ONMPM. On considère actuellement que les patients les plus à risque sont ceux traités pour une pathologie maligne avec de hautes doses de BP et/ou DMB qui représentent plus de 90 % des cas d’ONMPM [3]. Il est important de garder à l’esprit qu’un même patient peut présenter une aggravation du risque au cours de sa vie dans la mesure où celui-ci tient également compte de la dose thérapeutique cumulée.
Les gestes chirurgicaux constituent un facteur de risque d’ONMPM et ils ne doivent être envisagés qu’en dernier recours, particulièrement chez les patients à risque élevé d’ONMPM [4]. Dans ce contexte, il faut rappeler l’importance du bilan de dépistage des foyers infectieux avant initiation des traitements [3, 4]. Cependant, la rapidité de mise en place des thérapeutiques dans la prise en charge oncologique, la non-systématisation de l’utilisation du CBCT dans le dépistage des lésions inflammatoires péri-apicales d’origine endodontique (LIPOE) et la méconnaissance des implications bucco-dentaires de ces traitements par les praticiens font qu’il n’est pas rare de se retrouver confronté à des LIPOE chez des patients à risque d’ONMPM [1]. L’un des facteurs de prévention de l’ONMPM sera alors un choix thérapeutique éclairé vis-à-vis des foyers infectieux.
• Le traitement par voie orthograde est-il envisageable ?
En présence d’une LIPOE associée à un risque d’ONMPM, le traitement endodontique orthograde est le traitement de choix pour éviter le recours à un acte chirurgical. Qu’il soit traitement initial ou retraitement, il doit toujours être envisagé en première intention [2, 5]. Dans certains cas d’impossibilité de restauration coronaire et chez des patients à haut risque d’ONMPM, il sera même indiqué en association à une coronectomie afin de limiter le risque extractionnel [4].
• La LIPOE est-elle symptomatique ?
Si l’existence d’une symptomatologie impose un geste thérapeutique, en présence d’une LIPOE asymptomatique, il faudra peser clairement le rapport bénéfice/risque d’une intervention dans un contexte de risque d’ONMPM. La surveillance des LIPOE asymptomatiques et de leur évolution dimensionnelle dans le temps peut constituer un choix thérapeutique de raison lorsqu’une intervention s’avère risquée.
- Le TER peut-il être envisagé dans l’absolu ?
L’impossibilité de mener à bien un traitement orthograde en présence d’une LIPOE (raisons anatomiques, risques mécaniques, obstruction radiculaire) ou son échec mène habituellement à envisager trois options thérapeutiques de gradient croissant : abstention/ surveillance, TER, extraction. Des facteurs anatomiques (accessibilité) et mécaniques (rapport couronne/racine) doivent être considérés en premier lieu pour juger de la pertinence d’indiquer un TER. En fonction, le contexte médical sera évalué.
• Le TER peut-il être envisagé rapporté au contexte médical du patient ?
Le risque d’ONMPM est généralement considéré comme une contre-indication de principe aux TER [2]. Principe pouvant être questionné dans la mesure où l’extraction comme alternative thérapeutique constitue également un geste à risque. Il est cependant difficile, à ce jour, de trouver des preuves scientifiques fortes évaluant le rapport bénéfice/risque du TER et sa mise en perspective avec le risque extractionnel faute d’études cliniques sur le sujet [1, 5].
Nous n’avons pas identifié d’étude considérant cette question chez les patients à faible risque d’ONMPM. Une analyse de la littérature relative à la pose d’implants dans un contexte équivalent peut cependant éclairer la question. Plusieurs études ont montré que les patients n’ayant pas dépassé une durée de prise de deux ans et recevant une dose modérée relative à une pathologie ostéoporotique sont considérés à faible risque d’ONMPM et ne présentent pas de diminution du taux de succès implantaire [4]. Selon des recommandations de la Société Française de rhumatologie actualisées en 2018, l’implantologie orale n’est plus contre-indiquée chez les patients prenant des inhibiteurs de la résorption osseuse dans un cadre ostéoporotique [7]. Par analogie, il semble aujourd’hui que les patients à faible risque d’ONMPM peuvent raisonnablement être éligibles à des TER, à condition que l’alternative thérapeutique du retraitement par voie orthograde ait été clairement exclue.
Le risque élevé de séquelles et leur gravité rendent difficile l’évaluation expérimentale du risque pris en cas de TER chez les patients à haut risque d’ONMPM. Il n’existe à notre connaissance qu’une seule publication à ce sujet. Une étude clinique prospective publiée en 2021 a été menée chez 14 patients présentant un haut risque d’ONMPM (hautes doses de BP et/ou DMB dans le cadre d’une indication oncologique). Elle conclut à un taux de succès équivalent à celui retrouvé dans la population générale sans cas d’ONMPM consécutif au TER rapporté [5]. Même si les auteurs concluent que le TER pourrait être une alternative sécurisée aux extractions, il est important de rappeler qu’une seule étude ne constitue pas une preuve scientifique suffisante. Dans l’état actuel des connaissances, les TER ne devraient pas être conduits chez les patients à haut risque d’ONMPM.
Pour résumer, l’indication d’un TER en présence d’un risque d’ONMPM doit répondre à une démarche raisonnée :
- évaluation de la nécessité interventionnelle (dent symptomatique, LIPOE évolutive…) ;
- exclusion de la possibilité d’un RTE par voie orthograde ;
- évaluation de la possibilité d’un TER et mise en perspective avec le risque d’ONMPM (figures 1, 2 et 3).
La question de l’arrêt des antirésorbeurs en vue d’un acte chirurgical est sujette à débat dans la littérature, mais la plupart des études tendent à conclure qu’une telle mesure est inefficace, voire contre-productive pour les patients [3, 5].
Les BP se fixant au tissu osseux pour des années, leur arrêt ou la réduction de la dose administrée n’a pas d’effet sur l’incidence de l’ONMPM, tout en générant des risques de complications osseuses sévères pour les patients. Dans ce contexte, l’arrêt des traitements par BP en vue d’un acte chirurgical, quel qu’il soit, ne fait pas sens [2].
La demi-vie courte du DMB permettrait d’envisager une limitation des effets sur l’os trois à quatre mois après la dernière dose. Dans un contexte d’ostéoporose (une injection tous les six mois), il peut donc être pertinent de programmer les actes chirurgicaux à « mi-parcours », soit trois mois après la dernière injection et trois mois avant la suivante. Dans des indications oncologiques impliquant de plus fortes doses et une plus grande fréquence d’injection, la suspension du DMB pourrait diminuer le risque d’ONMPM après quelques mois, mais cela doit être mis en balance avec le risque de progression des métastases chez les patients et l’apparition de douleurs osseuses [8]. Par ailleurs, un effet rebond de la résorption osseuse a été rapporté après l’arrêt du traitement, entraînant un risque accru de fractures vertébrales [1].
Si un TER est envisagé, la prescription d’une molécule antibiotique à pénétration osseuse telle que des pénicillines est recommandée comme c’est le cas pour les extractions chez ces patients.
La prise d’antibiotiques peut se faire en amont de la procédure et se poursuivre sur les jours suivant le geste, sans consensus sur la durée du traitement [3]. Le site opératoire doit être rendu étanche en fin d’intervention à l’aide de sutures. Les patients à risque d’ONMPM étant sujets à des retards de cicatrisation, il peut être attendu une cicatrisation post-RTE plus lente que dans la population générale [5]. Dans tous les cas, le suivi postopératoire des patients doit être drastique dans l’objectif de dépister précocement les complications. L’ONMPM peut être asymptomatique, mais elle s’accompagne le plus souvent de signes infectieux et de douleurs [3]. Toute réexposition osseuse ou apparition de fistule doit être considérée comme un signe d’appel. En cas de suspicion d’ONMPM, une antibiothérapie peut être initiée, accompagnée de soins antiseptiques locaux à base de chlorhexidine, la prise en charge dépendant ensuite du stade d’évolution de l’ONMPM [1].
Par principe de précaution, les gestes chirurgicaux impliquant la manipulation de la muqueuse et de l’os ne doivent être envisagés qu’après une réflexion menée au cas par cas chez les patients présentant un risque d’ONMPM. Dans l’état actuel des connaissances, les TER ne devraient pas être conduits chez les patients à haut risque d’ONMPM. Les patients à faible risque pourraient être éligibles aux TER après information sur le rapport bénéfice/risque des différentes solutions thérapeutiques et recueil du consentement éclairé. Les praticiens doivent garder à l’esprit qu’ils engagent leur pleine responsabilité sur l’indication et la réalisation de l’acte. Dans tous les cas, le suivi des patients à court et long terme est primordial, les complications pouvant apparaître en post-chirurgie immédiate ou à distance de l’acte.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.