OSTÉITES ET OSTÉONÉCROSES DES MÂCHOIRES : ATTITUDES DIAGNOSTIQUE ET PRÉVENTIVE AU CABINET DENTAIRE
Dossier
PU-PH, UFR d’Odontologie, Faculté de santé, Université Paris Cité. Chef de service, Service de Médecine bucco-dentaire, Institut de chirurgie dentaire, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP).
Les ostéites des mâchoires sont des manifestations inflammatoires, associées ou non à une infection, qui peuvent aller de l’alvéolite simple à de véritables ostéonécroses. En tant que chirurgien-dentiste, notre rôle est de savoir les diagnostiquer, les prendre en charge mais aussi les prévenir. Ainsi, il est fondamental de savoir évaluer les contextes médicaux locaux ou généraux à risque.
Les ostéites de la mâchoire ont des formes et des origines variables, infectieuses ou non. Elles surviennent le plus souvent à la mandibule, du fait notamment d’une vascularisation terminale. Elles peuvent être provoquées par une infection, un traumatisme ou une modification de la vascularisation, ou encore se développer spontanément. Leur survenue est favorisée par un terrain à risque, en lien avec une pathologie locale ou générale ou un traitement antérieur. En dehors des formes simples localisées, comme les alvéolites, les formes plus sévères sont le plus souvent associées à des antécédents de radiothérapie cervico-faciale ou de traitement par inhibiteurs de la résorption osseuse à risque (figure 1).
Les alvéolites sèches et suppurées sont fréquentes dans les suites opératoires des avulsions dentaires, plus particulièrement des dents incluses. Alors que la forme sèche découle d’un phénomène initialement ischémique, l’alvéolite suppurée résulte d’un processus infectieux. Dans les deux cas, des douleurs apparaissent dans les 2 à 4 jours en postopératoire, plus intenses, continues et irradiantes dans le cas de l’alvéolite sèche et généralement rebelle aux antalgiques de palier 1. L’examen clinique de l’alvéolite sèche révèle une alvéole déshabitée, avec des parois osseuses atones, une muqueuse normale ou peu inflammatoire, alors qu’on retrouve dans la forme suppurée une alvéole emplie d’un tissu de granulation associée parfois à des signes généraux (fièvre, trismus, adénopathie). Sans traitement, l’alvéolite suppurée peut évoluer vers l’extension, donnant ainsi une forme d’ostéite circonscrite puis diffuse.
Autre cas d’ostéite localisée, le syndrome du septum interdentaire fait suite à un traumatisme chronique (couronne mal ajustée, obturation débordante, défaut de point de contact). On retrouve une tuméfaction de la papille interdentaire parfois ulcérée ou nécrosée, associée à une douleur mimant une symptomatologie de pulpite mais avec une douleur à la percussion latérale.
Dans le cas des ostéites post-thérapeutiques, les nécroses arsenicales, heureusement devenues exceptionnelles du fait de l’interdiction de l’utilisation des anhydrides arsénieux, concernent également la papille interdentaire et/ou le septum osseux pouvant aboutir à des lésions neurologiques.
Outre les complications habituellement retrouvées suite à un acte dentaire dans un contexte non nécessairement médical, un certain nombre de pathologies représentent des facteurs de risque d’ostéite, voire de nécrose des mâchoires :
- le syndrome SAPHO (synovite, acné, pustulose, hyperostose et ostéite) est une maladie auto-inflammatoire à composante génétique associant des atteintes osseuse, articulaire et cutanée, évoluant par poussées, prédisposant au risque d’ostéite et impactant la qualité de vie des patients [1] ;
- l’ostéopétrose (« maladie des os de marbre ») est un terme descriptif qui se réfère à un groupe d’anomalies osseuses rares et héréditaires, caractérisées par une augmentation de la densité osseuse due à un défaut de développement ou de fonction des ostéoclastes. À côté de la fragilité bien connue de l’os, on retrouve un risque accru d’ostéomyélite sévère des maxillaires [2] ;
- les dysplasies cémento-osseuses (DCO) constituent une famille de lésions fibro-osseuses de la mâchoire. Les DCO peuvent affecter certains secteurs (forme péri-apicale) ou les quatre cadrans (forme floride). Au niveau radiologique, elle se caractérise dans cette dernière par de multiples lésions osseuses denses et lobulées, souvent situées de manière symétrique dans plusieurs régions de la mâchoire. Ces lésions osseuses prédisposent au développement d’ostéomyélite maxillo-mandibulaire, notamment en cas de geste invasif exposant l’os ou en cas d’infection dentaire [3] (figures 2 à 4).
Outre ces pathologies, on retrouve plus fréquemment des thérapeutiques exposant plus ou moins de manière importante à un risque d’ostéonécrose des mâchoires.
• La radiothérapie cervico-faciale est incontournable dans le traitement des cancers des voies aéro-digestives supérieures mais s’accompagne de modifications irréversibles des tissus irradiées, notamment osseux (hypo-vascularisation, hypoxie et hypo-cellularité), dès lors que la dose dépasse 35 à 40 Gy pour une dose cible de 55 à 70 Gy dans les zones concernées, prédisposant notamment à la survenue d’ostéo-radionécrose (ORN). Le plus souvent en lien avec une infection d’origine dentaire, une avulsion dentaire ou le frottement d’une prothèse amovible, les ORN peuvent aussi se développer spontanément dans 40 % des cas. Celles-ci sont particulièrement redoutées compte tenu de leur sévérité et de leur difficulté de prise en charge.
• Certains inhibiteurs de la résorption osseuse (IRO) - bisphosphonates (BP) et anticorps monoclonaux anti-RANK-L (dénosumab) - sont à l’origine d’ostéonécrose des mâchoires (ONM), de même que d’autres médicaments notamment anti-angiogéniques. À l’heure actuelle, il est admis que les patients à haut risque sont ceux traités dans des indications malignes (métastases osseuses de tumeurs solides, myélome) ou présentant des comorbidités lorsqu’il s’agit d’indication bénigne (ostéoporose cortico-induite dans le contexte d’un traitement d’une polyarthrite rhumatoïde en association à du methotrexate et/ou des anti-TNF par exemple) et avec un traitement de plus de 3 ans. En effet, dans les indications oncologiques, le risque est de l’ordre de 1 à 20 % contre 0,001 % à 0,1 % dans les indications bénignes selon les molécules et les contextes de comorbidités.
Le risque sera fonction de la dose cumulée et du temps écoulé après l’arrêt du traitement sachant que, à la différence des BP où le risque persiste plusieurs années, la demi-vie osseuse du dénosumab serait beaucoup plus courte [4].
En outre, l’immunodépression [5], la mauvaise hygiène bucco-dentaire ainsi que la consommation de tabac plus ou moins en association à de l’alcool constituent également des terrains favorisant le risque d’ostéite. Par ailleurs, certaines formes aseptiques surviennent chez l’enfant, d’autres également chez l’adulte, dans le cadre d’ostéites chroniques multifocales récurrentes (OCMR) par exemple, que nous ne traiterons pas ici compte tenu de leur rareté.
Cliniquement, les ostéites peuvent s’associer à une absence de cicatrisation, après un geste chirurgical ou un traumatisme, et à une exposition osseuse plus ou moins associées à une inflammation et des signes de surinfection. Elles sont parfois difficiles à diagnostiquer sans exposition osseuse, ayant pour seuls signes une douleur dans un secteur et/ou une mobilité dentaire, avec une symptomatologie proche d’une origine parodontale ou endodontique. En cas d’expansion, le processus pathologique peut se propager au périoste et aux tissus mous adjacents et s’accompagner d’une tuméfaction, d’un trismus, d’une lymphadénite localisée et de troubles de la sensibilité (de type paresthésie ou anesthésie labio-mentonnière) qui peuvent s’associer, par diffusion aux tissus mous, à une cellulite cervico-faciale.
Classiquement, comme dans toute démarche diagnostique, la recherche de facteurs de risque est indispensable. Ainsi, l’anamnèse reprend l’histoire dentaire récente et évalue les antécédents médicaux et traitements en cours ou passés, notamment connus pour induire des ostéites de la mâchoire.
Une imagerie appropriée est également à réaliser, de type panoramique, complétée par une imagerie 3D de type CBCT dans la majorité des cas, parfois accompagnée d’une IRM cervico-faciale ou plus rarement d’une scintigraphie osseuse. Selon le stade de l’ostéite et la localisation au niveau osseux, médullaire ou cortical, plusieurs formes radiologiques d’ostéite peuvent s’observer parfois de manière concomitante, avec des images de raréfaction osseuse (ostéolyse) ou, au contraire, d’ostéocondensation (ostéosclérose), de réaction périostée (ossification du périoste), avec parfois la formation de séquestre osseux [6] (figures 5 à 9).
Dans le cas des ONM médicamenteuses, la classification repose sur 4 stades, le stade 0 sans exposition osseuse dont les signes cliniques et plus ou moins radiologiques sont frustres, le stade 1 avec exposition osseuse asymptomatique, le stade 2 avec des signes de surinfections, le stade 3 avec des signes d’extension aux structures avoisinantes [4] (figures 10 à 13).
Lorsqu’aucune cause évidente n’est retrouvée, le patient devra être adressé en milieu hospitalier ; des examens complémentaires sont nécessaires, notamment la réalisation d’une biopsie et d’un prélèvement bactérien en cas de signe de surinfection. Bien que les ostéites suppurées soient en général en lien avec une surinfection de la flore endobuccale non spécifique, certaines formes spécifiques exceptionnelles ont été décrites par contamination par voie hématogène (syphilis, tuberculose ou actinomycose).
Dans tous les cas, il est nécessaire d’évoquer des diagnostics différentiels selon la localisation et le contexte général du patient, qui pourront par ailleurs être associés ou non à une ostéite avérée, tels qu’une infection des glandes salivaires principales, une parotidite, un adénophlegmon, une cellulite, un sarcome, un myélome ou une récidive ou une métastase osseuse de cancer mais également simplement un débris dentaire ou un corps étranger intra-osseux ou intra-gingival.
Concernant les patients à haut risque de nécrose osseuse en lien avec un traitement ou une pathologie prédisposante, il convient d’évaluer le risque en fonction des actes à réaliser, des secteurs à risque ou non (dans certains cas) et de la temporalité lorsqu’il s’agit du traitement.
Avant traitement, que ce soit par irradiation cervico-faciale ou par des IRO dans un contexte oncologique, un bilan bucco-dentaire est impératif, permettant une remise en état bucco-dentaire préalable et l’élimination des foyers infectieux mais également la mise en place d’un suivi pour diminuer les risques.
Pendant ou après le traitement par IRO dans une indication oncologique, ou radiothérapie cervico-faciale dans un territoire irradié à plus de 40 Gy, ainsi que chez les patients présentant un antécédent médical à risque, tout acte chirurgical est préférentiellement réalisé par un spécialiste et limité à des avulsions dentaires avec les précautions nécessaires [7]. En revanche, les soins de prévention et conservateurs, restaurateurs et prothétiques pourront être réalisés en cabinet de ville. Enfin, devant tout signe clinique sans cause évidente, comme une mobilité dentaire récente, une ostéite devra être écartée avant toute chose, avec une imagerie appropriée.
Pour identifier les zones à risque d’ORN, il est nécessaire de récupérer auprès du radiothérapeute les coupes du scanner cervico-facial avec les courbes de dosimétrie, précisant les doses d’irradiation sur chaque secteur à partir de l’imagerie 3D [8] (figure 14).
En dehors des territoires irradiés ou lorsque le risque est considéré comme faible, comme chez les patients traités par des IRO depuis moins de 5 ans dans des indications bénignes et sans comorbidité, tous les actes peuvent être réalisés, y compris implantaires.
Concernant les ostéites courantes de type alvéolite sur des terrains médicaux normaux, la prise en charge consiste en la mise en place d’une mèche eugénolée dans l’alvéole, après un nettoyage soigneux de l’alvéole et accompagnée d’une antibiothérapie à large spectre de type amoxicilline sur quelques jours lorsqu’elle est suppurée. Le traitement préventif consiste en une antisepsie préopératoire et peropératoire (chlorhexidine ou povidone iodée) et à la bonne observance des consignes postopératoires [9]. Dans le cas du syndrome du septum, il est avant tout étiologique en supprimant le traumatisme et en proposant une restauration appropriée des dents adjacentes.
En dehors des alvéolites et du syndrome du septum, la prise en charge thérapeutique des ostéites est souvent complexe et nécessitera l’avis d’un spécialiste, le plus souvent en milieu hospitalier. L’aspect osseux et la présence ou non de séquestre ainsi que la présence ou non d’une surinfection seront autant de critères orientant les choix thérapeutiques. Le traitement est à la fois médical dès lors qu’il existe une surinfection - antibiothérapie à large spectre et au long cours après antibiogramme lorsque c’est nécessaire - et chirurgical avec élimination de la cause ou de l’os nécrosé et réalisation d’un lambeau de fermeture hermétique (figures 15 et 16). L’utilisation de concentrés plaquettaires (PRF ou PRGF) semble intéressante bien que des études soient encore nécessaires pour affirmer leur intérêt, notamment en prévention [10]. Lorsque l’ostéite est sévère, des gestes chirurgicaux de type décortication allant jusqu’à l’hémi-mandibulectomie peuvent être nécessaires.
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.