REMONTÉE DE MARGE VERSUS ÉLONGATION CORONAIRE EN ZONE POSTÉRIEURE : CRITÈRES DE DÉCISION
Dossier
Dorian BONNAFOUS* Hugues de BELENET**
*Ancien AHU, DRE Montpellier et Toulouse. Membre de la Bioteam Occitanie. Exercice libéral à Pernes-les-Fontaines.
**Ancien AHU, Aix-Marseille Université. Membre du groupe Bioémulation. Président de Bioteam Marseille. Exercice libéral à Marseille.
« Remontée de marge cervical »… voilà un terme qui, depuis longtemps, est source de débats houleux et passionnés entre ses fervents afficionados (qui y trouvent une procédure phare de l’économie tissulaire) et ses brûlants détracteurs (qui y voient une hérésie biologique). Qui est dans le vrai ? La vérité est souvent au milieu ! Cet article bousculera les certitudes en remettant en question la notion traditionnelle « d’espace biologique » et en faisant le point sur cette fameuse « remontée de marge cervicale », décrite comme une des techniques adhésives les plus difficiles à mettre en œuvre. L’objectif est d’en définir les avantages, les inconvénients et, surtout, les limites de son indication.
L’évolution des thérapeutiques adhésives (directes ou indirectes) et des matériaux au cours des dernières décennies a permis une approche plus conservatrice dans nos traitements restaurateurs et prothétiques. Leurs indications sont repoussées toujours plus loin notamment dans le traitement des dents sévèrement, voire très sévèrement délabrées, offrant une alternative fiable aux techniques conventionnelles par couronne périphérique. En s’affranchissant de formes de préparation mutilantes, ces thérapeutiques permettent une économie tissulaire stratégique pour la survie des dents à très long terme sur l’arcade : les réinterventions futures sont facilitées, les risques iatrogènes sont limités et les structures stratégiques d’un point de vue mécanique (férule cervicale, jonction amélo-dentinaire) et biologique (pulpe) sont préservées.
La gestion des lésions carieuses profondes sous-gingivales en zone postérieure représente un véritable défi clinique à plus d’un titre : accès complexe aux limites, difficultés d’isolation du champ opératoire avec absence d’étanchéité de la digue qui tend à passer « en pont » au-dessus de la zone proximale profonde à cause de la position plus coronaire des septums vestibulaires et palatins, matriçage complexe (anatomie radiculaire complexe avec alternance de zones concaves et convexes), restitution d’un profil d’émergence adéquat et persistance fréquente de fluide gingival, salivaire ou de sang [1, 2].
Bien que ces lésions sous-gingivales soient fréquentes, leur gestion clinique n’est pas clairement définie dans la littérature. Elle fait l’objet de débats entre deux écoles qui tendent à s’affronter : remontée de marge ou élongation coronaire.
Souvent opposées, selon qu’on se place d’un point de vue parodontal (avec l’envahissement de l’espace biologique présumé) ou d’un point de vue restaurateur (possibilité de traiter sans chirurgie ces lésions profondes), ces techniques ont chacune leurs avantages et inconvénients. Lorsqu’elles sont utilisées à bon escient, voire même en synergie, elles permettent d’aborder plus sereinement ces défauts sous-gingivaux.
L’objet de cet article est de clarifier les atouts, limites et points clefs des deux approches pour en définir des indications raisonnées, voire combinées.
Pendant longtemps, seules les techniques chirurgicales soustractives par ostéotomie associées à une gingivectomie ou à un lambeau repositionné apicalement étaient employées. L’élongation coronaire consiste à rétablir l’espace biologique, défini comme la distance minimale de 3 mm à respecter entre la crête osseuse et la limite de notre restauration [3].
Biologiquement, il était admis que l’envahissement de cet espace induisait une réponse parodontale défavorable à l’origine d’inflammation gingivale et de perte des tissus de soutiens parodontaux (récessions, poches parodontales, saignements…). Le terme d’espace biologique est remplacé, depuis le rapport de consensus sur la nouvelle classification des maladies parodontales de 2018, par le terme plus approprié d’attache supra-crestale qui correspond à la dimension cumulée de l’épithélium jonctionnel et de l’attache conjonctive supra-crestale [4]. Dans une méta-analyse, Schmidt et al. montrent une très importante variabilité inter et intra-individuelle (de 1 à 9 mm) de cette attache supra-crestale. Une valeur moyenne de 2,15 à 2,30 mm est donnée. C’est la portion épithéliale qui présente le plus de variabilité, la portion conjonctive de l’attache supra-crestale étant plus régulière [5].
Les preuves disponibles dans les études humaines et animales soutiennent que l’atteinte de l’attache conjonctive supra-crestale est associée à l’inflammation et à la perte du tissu de soutien parodontal [3]. En revanche, compte tenu des capacités d’adaptation de l’attache épithéliale, il semblerait que celle-ci puisse être envahie sans dommage dans la mesure où les manœuvres restauratrices sont parfaitement conduites (isolation, ajustage de la matrice, procédure adhésive, adaptation du composite et état de surface) et l’hygiène rigoureuse.
Notons que d’un point de vue pratique, il n’existe aucun moyen clinique de déterminer si une lésion a envahi le tissu conjonctif ou si elle s’est maintenue au niveau épithélial de l’attache supra-crestale.
Au niveau des secteurs postérieurs, l’élongation coronaire par un repositionnement apical de l’attache assurera un meilleur accès aux lésions profondes mais cette technique comporte certains risques tels que [6] :
- l’exposition des furcations et concavités radiculaires (importance de l’évaluation du tronc radiculaire sur les dents pluriradiculées) ;
- l’hypersensibilité dentinaire, l’atteinte esthétique et les difficultés prophylactiques par aplanissement de la papille et apparition d’un triangle noir ;
- le ratio couronne/racine qui peut devenir défavorable (rare en postérieur) ;
- le temps de traitement allongé : la tendance actuelle est de réaliser dans la même séance l’élongation suivie de l’aménagement cavitaire et éventuellement l’empreinte pour la restauration d’usage. Cependant, l’isolation immédiate ne sera pas toujours possible, obligeant alors à passer par une phase de temporisation toujours délicate du fait de cavités non rétentives. Le manque d’étanchéité du provisoire peut également engendrer un risque au niveau endodontique sur une dent déjà profondément atteinte ;
- la difficulté technique en cas de proximité des dents voisines et d’accès chirurgical complexe ;
- l’atteinte probable du support de la dent adjacente ;
- le risque de récidive survenant principalement dans les 3 mois suivant l’intervention, en particulier sur les biotypes épais et dans les cas de gingivectomies seules, pouvant conduire à une récurrence de l’envahissement de l’attache supra-crestale.
Notons que l’extrusion orthodontique est également une technique indiquée dans les cas de cavités profondes ou de fractures sous-gingivales, mais elle est plus adaptée aux secteurs antérieurs et prémolaires, de par le risque d’exposition des furcations sur les molaires. De plus, cette technique est relativement chronophage, moins facilement acceptée par les patients, et nécessitera préférentiellement une couronne périphérique pour récupérer un profil correct sur l’ensemble de la dent.
En 1997, Dietschi et Spreafico proposent une alternative conservatrice à ces techniques résectrices. Dénommée CMR (pour Cervical Margin Relocation), cette technique consiste à réaliser une base en résine composite permettant une relocalisation coronaire (supra ou juxta-gingivale) des marges profondes sous-gingivales. Renommée par la suite DME (pour Deep Margin Elevation) par Magne et Spreafico, cette technique facilite la prise d’empreinte et, au cours de la séance suivante, l’isolation, l’assemblage et les étapes de finitions/polissage de la restauration indirecte [7, 8].
Elle s’inscrit dans la continuité des protocoles de Dual Bonding décrit par Dietschi et d’IDS (Immediate Dentin Sealing) décrit par Magne qui consistent à réaliser une hybridation immédiate de la dentine fraîchement préparée, ce qui améliore significativement les valeurs d’adhérence, réduit la contamination bactérienne et les sensibilités post-opératoires en inter-séance [9]. Cette technique peut permettre, après l’application du système adhésif, de réaliser une optimisation du design cavitaire en venant combler les éventuelles contre-dépouilles à l’aide d’un liner de composite fluide, d’aménager la géométrie de la préparation et, au besoin, de venir réaliser de manière extemporanée une remontée de marge.
Le reproche souvent fait à la remontée de marge concerne l’ajout d’une interface restauratrice (non plus seulement dent/restauration mais dent/composite/restauration). En réalité, il faudrait visualiser cela sous un angle différent car ne vaut-il pas mieux deux interfaces parfaitement gérées cliniquement plutôt qu’un collage impossible dans une zone proximale trop profonde empêchant tout contrôle de l’étanchéité du champ opératoire et des excès de colle ? En effet, le fait de gérer le défaut profond au cours de la séance de préparation permet d’utiliser tous les accessoires (matrice, coins, téflon, matrice dans la matrice…) à notre disposition pour étanchéifier ponctuellement le site. Ceci ne serait bien évidement pas envisageable au cours de la séance d’assemblage car ces dispositifs interféreraient avec l’insertion de la restauration.
De plus, plusieurs études ont montré que la qualité de l’interface restauration indirecte/composite de remontée était tout aussi performante que l’interface restauration indirecte/dentine (tissu principalement retrouvé dans les cas de limites profondes) et que la procédure n’engendre pas de fragilité mécanique du complexe dent/restauration. Les échecs rapportés dans les cas de remontée de marge surviennent principalement à l’interface dent/composite plutôt qu’à l’interface composite/restauration [10].
Une étude clinique rétrospective de Bresser et al. portant sur un suivi jusqu’à 12 ans de 197 restaurations partielles avec remontée de marge rapporte un taux de survie de 96 % [11]. Ce taux de succès très élevé doit tenir compte ici de la grande expérience et de la qualité technique du praticien (D. Gerdolle) qui a réalisé les cas. En effet, une des limites de la remontée de marge est son aspect fortement opérateur-dépendant en comparaison à l’élongation coronaire.
En accord avec les études histologiques et cliniques, remontées de marges et restaurations sous-gingivales sont compatibles avec une bonne santé parodontale à condition qu’elles soient parfaitement polies et en continuité, que l’attache conjonctive soit respectée et qu’une hygiène correcte et un suivi régulier soient mis en place.
Malgré un indice gingival bas et un bon indice de contrôle de plaque, un saignement au sondage est un résultat à prévoir dans les cas où la limite est située à moins de 2 mm de la crête osseuse [12].
Les données disponibles montrent qu’il n’est pas possible de déterminer si les effets négatifs sur le parodonte associés aux restaurations localisées dans la zone supra-crestale sont causés par la plaque et le biofilm dentaire, le traumatisme engendré, la toxicité du matériau ou une combinaison de tous ces facteurs.
Les matrices incurvées sont préférables car elles permettent une meilleure gestion du profil d’émergence par rapport aux matrices droites. La présence d’un support dentaire suffisant en vestibulaire et lingual est nécessaire pour la stabilité de la matrice. En cas d’instabilité, qui équivaudrait à l’échec de cette technique, il conviendra de reconsidérer le plan de traitement. Dans les cas d’atteintes profondes sévères, la technique de « matrice dans la matrice » est particulièrement intéressante. Une matrice sectionnelle est insérée verticalement le long d’une première matrice circonférentielle type AutoMatrix ou Tofflemire. Une fois la zone la plus profonde atteinte, la première matrice est serrée, ce qui sécurise la seconde. Un coin (en plastique de forme anatomique ou en bois retravaillé à l’aide d’une fraise) pourra ensuite être inséré à condition qu’il n’affecte pas le profil de la matrice ; sinon, du téflon sera privilégié.
Si ces deux techniques semblent apporter des résultats satisfaisants, la question revenant systématiquement entre cliniciens est de savoir quelle est, de l’élongation coronaire ou de la remontée de marge, la meilleure option thérapeutique pour la gestion des cavités profondes. Quels vont donc être les critères décisionnels à prendre en compte ? Paradoxalement, bien que ce sujet soit âprement discuté, il existe assez peu de littérature sur les critères de choix orientant vers l’une ou l’autre de ces techniques (tableau 1).
Une nouvelle classification, proposée par Ghezzi en 2019 [13], semble pertinente cliniquement. Elle s’appuie sur une question simple : est-il possible ou non d’isoler correctement la cavité avec la digue ?
Trois situations sont alors possibles (figure 1) :
- classe 1 : remontée de marge non chirurgicale ;
- classe 2a : remontée de marge chirurgicale (approche gingivale) ;
- classe 2b : remontée de marge chirurgicale (approche osseuse).
Si un champ opératoire peut être positionné, la zone de travail serait limitée à la zone épithéliale de l’attache supra-crestale et donc une remontée de marge seule est suffisante (figures 2 à 6).
A contrario, en cas d’atteinte de la portion conjonctive, la digue ne pourra techniquement pas être positionnée correctement et un aménagement chirurgical devra être entrepris. On distinguera alors 2 possibilités :
- après réalisation du lambeau, la pose d’un champ opératoire étanche peut être envisagée, une ostéotomie ne sera pas nécessaire (la limite de la restauration est supposée rester dans la partie épithéliale de l’attache). Les étapes d’hybridation dentinaire et de remontée de marge seront réalisées sous digue et lambeau ouvert (figures 7 à 11) ;
- la cavité est trop profonde après réalisation du lambeau pour envisager une isolation correcte : une ostéotomie sera nécessaire pour repositionner apicalement le niveau osseux. Dans ce cas, l’atteinte affectera de manière quasi certaine la portion conjonctive de l’attache, la chirurgie permettra alors de recréer un espace conjonctif compatible avec une cicatrisation correcte après l’intervention (figures 12 à 22).
Lors de ces 2 situations, une remontée de marge en composite pourrait être combinée avec cette gestion chirurgicale. Il conviendra de limiter au maximum le recours à cette remontée si l’élongation coronaire permet, à elle seule, d’obtenir une isolation correcte, facilitant grandement la procédure.
Dans cette étude portant sur 15 patients, aucune différence significative n’a été mise en évidence entre les 3 groupes pour la profondeur de sondage et le saignement au sondage. Aucune complication n’est survenue durant les 5,7 années de suivi [13].
Pour justifier cette approche fondée sur la capacité à isoler, les auteurs s’appuient sur l’article de Schmidt cité précédemment et pour lequel il n’existe pas de « valeur magique » de l’attache supra-crestale et pas de moyen clinique simple de déterminer si une lésion a envahi la partie conjonctive ou si elle se situe toujours dans la partie épithéliale. C’est la raison pour laquelle la profondeur de la cavité ne détermine pas à elle seule la décision d’un allongement coronaire. L’important est le respect de la partie conjonctive plutôt que de l’attache supra-crestale dans son intégralité. En effet, l’adaptabilité de la composante épithéliale de l’attache permet une bonne tolérance à l’investissement de celle-ci par les résines composites qui semblent le matériau le plus adapté aux remontées de marges [5, 13].
Il est à noter qu’aucune attache parodontale réelle ne pourra être obtenue sur le matériau de remontée, à l’exception d’un épithélium. Malgré une bonne tolérance sous-gingivale, seul un long épithélium de jonction sera attendu au contact de la résine composite associé à une attache conjonctive très courte le long de la dentine résiduelle en dessous du composite [6].
La violation de l’attache conjonctive, quant à elle, nécessitera un aménagement chirurgical pour deux raisons :
- son manque d’adaptabilité au niveau histologique engendre un risque d’inflammation, de poche parodontale et de perte osseuse ;
- la profondeur de la cavité engendre une incapacité technique à isoler correctement le site.
Théoriquement, des cas pourraient exister dans lesquels une lésion profonde pourrait être isolée avec ou sans lambeau, mais qui atteindrait le niveau de l’attache conjonctive. Dans de tels cas, et avec la classification présentée ici, le clinicien aura toujours la possibilité d’opter pour une approche chirurgicale avec retouche osseuse, même après que la procédure restauratrice sera terminée.
Une approche assez similaire avait été décrite en 2010 par Veneziani avec les 2 paramètres de décisions cliniques suivants : technique avec capacité à isoler et biologique avec mesure de la distance limite de la restauration/crête osseuse avec une sonde et radiographie. Trois situations cliniques étaient décrites avec une approche équivalente bien que légèrement plus axée chirurgie que Ghezzi [14].
À la vue des méta-analyses disponibles, nous pouvons considérer l’élongation coronaire et la remontée de marge comme deux techniques fiables dans le traitement des lésions sous-gingivales profondes en secteur postérieur. La remontée de marge semble montrer un taux de survie plus élevé que l’élongation coronaire [15]. En accord avec les études cliniques, l’exécution et la maîtrise opératoire dans les cas de remontée de marge semblent des éléments plus déterminants que les matériaux employés eux-mêmes.
Des études cliniques à plus long terme seront nécessaires pour étudier les récidives dans les cas d’élongations coronaires et la dégradation des interfaces dans les cas de remontées de marges. Cela permettra de rationaliser et de préciser au mieux les indications et critères décisionnels.
Il semble toujours intéressant de préciser que, bien évidemment, si le site opératoire peut être isolé correctement par la digue, aucune remontée de marge ne sera nécessaire, ce qui favorisera un meilleur profil d’émergence créé au laboratoire. La réciproque à cette remarque est que, avec l’expérience, nos capacités nous permettent de positionner la digue dans des situations toujours plus complexes évitant le recours à une remontée de marge [11].
À l’heure actuelle, la remontée de marge devra être employée de manière raisonnée en prenant ces 3 critères en compte [1] :
- capacité d’isolation du champ opératoire ;
- parfaite étanchéité de la marge permise par une parfaite adaptation de la matrice ;
- pas d’envahissement de la composante conjonctive de l’attache supra-crestale.
Elle pourra être employée pour les restaurations directes et indirectes. À défaut d’un de ces critères, un aménagement chirurgical devra être entrepris.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.