Clinic n° 03 du 01/03/2024

 

Dossier

Benjamin CAZAUX*   Elsa ESKENAZI-SOLAL**  


*Exercice libéral à Tarbes.
**Exercice libéral à Marseille.

La compréhension de l’espace biologique ou attache supra-crestale est essentielle. Elle permet l’optimisation des résultats esthétiques et fonctionnels en dentisterie restauratrice, esthétique et en implantologie. L’espace biologique peut se trouver altéré ou délocalisé. L’élongation coronaire trouve alors son intérêt dans la gestion de cet espace biologique. L’avènement de la dentisterie minimalement invasive a permis de développer différentes approches d’élongation coronaire. L’objectif de cet article est de préciser le concept de l’espace biologique, son évolution et sa relation avec l’élongation coronaire.

L’esthétique du sourire est question d’harmonie entre les lèvres, les dents et le tissu gingival. On considère que, lorsque la gencive est exposée sur plus de 2 mm lors du sourire, le patient est classé comme ayant un « sourire gingival ». Cette altération est souvent rencontrée dans la population avec une prévalence de 10,5 à 29 % prédominante chez les femmes [1].

Plusieurs causes peuvent expliquer cet excès de gencive comme l’éruption passive altérée, l’accroissement gingival d’origine médicamenteuse ou induit par une inflammation chronique, l’hypermobilité labiale, l’excès vertical maxillaire. Un diagnostic précis permettra donc la gestion des facteurs locaux ou systémiques modifiables.

Les techniques d’élongation coronaire peuvent être utilisées en dehors des indications strictement esthétiques. Lorsque la dent est atteinte de carie sous-gingivale, de fracture ou d’une problématique pouvant altérer l’attache supra-crestale telle que la présence d’une prothèse iatrogène, il est nécessaire de recréer cet espace avant, éventuellement, d’envisager une réhabilitation.

NAISSANCE ET ÉVOLUTION DE LA NOTION D’ESPACE BIOLOGIQUE

En 1961, Gargiulo et al. décrivent une surface nécessaire pour loger le système d’attache parodontale superficielle. Ils détaillent dans cet article princeps sa composition et ses dimensions moyennes [2].

L’espace biologique fait référence à la zone comprise entre le fond du sulcus dentaire et le sommet de la crête osseuse, qui entoure la dent sur une hauteur d’environ 2 mm.

L’espace biologique est composé de plusieurs éléments anatomiques qui interviennent dans l’attache et la protection de la dent :

- l’attache épithéliale ou épithélium de jonction : constituée de cellules épithéliales, son rôle est de protéger la dent contre les agressions extérieures et de maintenir l’intégrité de la jonction dent/gencive. Sa hauteur moyenne est de 0,97 mm ;

- les fibres conjonctives : composées de fibres de collagène et de fibroblastes, elles relient l’attache épithéliale à la surface radiculaire de la dent et assurent la stabilité de l’ensemble. La hauteur moyenne de cette zone est de 1,07 mm (figure 1).

En 1968, Cohen et Ross étudient cette zone et ses relations avec les structures environnantes. Ils notent la présence d’un rapport entre la jonction gingivo-dentaire et les autres tissus de soutien et sont les premiers à suggérer le terme de biologic width ou « espace biologique » [3].

Des études ultérieures ont montré que la taille de l’espace biologique peut varier considérablement en fonction de plusieurs facteurs tels que la morphologie de la dent, la santé parodontale, les techniques chirurgicales et prothétiques utilisées et les matériaux de restauration dentaire [4].

Il a été démontré, par une étude sur cadavres humains, que la largeur de l’attache du tissu conjonctif varie dans une distribution et une gamme plus restreintes que celles de l’attache épithéliale ou de la profondeur du sulcus. De plus, il n’a pas été observé de corrélation entre le niveau de perte d’attache et la longueur de l’attache du tissu conjonctif [5].

En 2017, lors de l’atelier mondial sur la classification des maladies et affections parodontales et péri-implantaires, les experts remplacent le terme d’« espace biologique » par celui d’« attache supra-crestale » et confirment la variabilité de ses dimensions apico-coronaires [6].

Depuis plus de 30 ans, de nombreuses études ont été menées sur le sujet et toutes convergent vers le même constat : la violation de l’espace biologique est à l’origine de lésions gingivales ou parodontales.

Lorsqu’une restauration empiète ou supprime l’espace biologique, l’attache épithélio-conjonctive ne peut pas s’insérer correctement faute de place. Cela peut entraîner une perte d’attache, une migration apicale et la création de poches parodontales (dues à la résorption alvéolaire), ainsi qu’un phénomène inflammatoire important des tissus parodontaux en raison de la présence de plaque bactérienne dans le sillon gingivo-dentaire pouvant compromettre la stabilité à long terme de la restauration [7].

Tarnow et al. ont décrit en 1986 le processus pathologique engendré lorsque la limite est sous-gingivale et dépasse les recommandations d’usage. Il se produit des récessions visibles (0,8 mm après 2 semaines et 1,2 mm en moyenne au bout de 8 semaines) et une résorption de l’os alvéolaire [8].

Du point de vue parodontal, les limites sous-gingivales violant l’espace biologique provoquent une réponse inflammatoire de la gencive.

Ce processus progresse le long des fibres gingivales circulaires, ce qui permet aux bactéries et à leurs produits de pénétrer dans le tissu conjonctif sous-jacent et de déclencher une réaction inflammatoire, entraînant la perte de l’attache conjonctive, la migration apicale de l’attache épithéliale et la résorption alvéolaire [9].

Il est important de noter que la réponse des tissus parodontaux à la violation de l’attache supra-crestale peut varier en fonction du phénotype parodontal. Sur un parodonte fin, une récession gingivale ainsi qu’une perte osseuse peuvent survenir, à cause de la relocalisation de l’espace biologique à un niveau plus apical. En revanche, sur un parodonte épais, l’évolution peut plutôt conduire à la formation de poches parodontales.

Cette transformation peut se produire dès le 7e jour suivant la mise en place d’une limite prothétique ou d’une restauration sous-gingivale et, tant que l’irritation persiste, le processus pathologique peut continuer. Afin d’éviter ces complications, les limites des restaurations directes ou indirectes ne doivent en aucun cas envahir le complexe d’attache supra-alvéolaire, ni dépasser les limites accessibles lors du brossage (soit jusqu’à 0,4 mm du fond du sulcus). Pour garantir la santé des tissus parodontaux après la mise en place d’une restauration, il est donc primordial de maintenir l’espace biologique intact [10].

ÉLONGATION CORONAIRE : APPROCHE CHIRURGICALE ET NON CHIRURGICALE

L’élongation coronaire est définie par l’Académie américaine de parodontologie comme « une intervention chirurgicale réalisée pour allonger la structure dentaire supra-gingivale à des fins de restauration ou d’esthétique en relocalisant apicalement le rebord marginal gingival, en éliminant l’os de soutien ou les deux ». Cette définition est strictement chirurgicale ; néanmoins, il existe également des techniques d’élongation coronaire orthodontique plus conservatrice [11].

L’élongation coronaire chirurgicale est une approche soustractive. Il conviendra de réaliser une gingivectomie et d’y associer, selon la situation clinique, une ostéoplastie, voire une ostéotomie afin d’obtenir des résultats cliniques satisfaisants et pérennes dans le temps.

L’ostéotomie consiste à éliminer une partie de l’os de soutien de la dent afin de ménager une distance d’au moins 3 mm entre le sommet de la crête et la jonction amélo-cémentaire ou la limite prothétique.

L’ostéoplastie est un acte de remodelage de la morphologie osseuse sans résection de l’os support de la dent. Ce geste a pour objectif de rétablir une architecture osseuse festonnée physiologique.

L’égression orthodontique consiste à appliquer une force de traction en direction coronaire suivant le grand axe de la dent.

Cet acte permet de rétablir un espace biologique physiologique sans traumatisme chirurgical.

Ces techniques présentent des avantages et inconvénients très divers. Il conviendra au praticien de choisir la bonne technique qui correspondra au mieux au cas clinique rencontré (tableau 1).

Il est important également de prendre en considération des contre-indications relatives à ces techniques : le manque d’hygiène, l’existence d’une maladie parodontale non stabilisée, un rapport couronne/racine défavorable (< 1), une anatomie radiculaire frêle, un espace prothétique insuffisant ou toute autre contre-indication relative à l’acte chirurgical à proprement parler.

PLANIFICATION PRÉ-CHIRURGICALE DANS LES CAS D’ÉLONGATION CORONAIRE EN SECTEUR ESTHÉTIQUE

L’un des paramètres les plus importants à évaluer avant de réaliser une élongation coronaire chirurgicale en secteur esthétique est de localiser la jonction amélo-cémentaire (JAC). En règle générale, le rebord gingival est localisé 1 à 2 mm plus coronaire que la JAC.

L’emplacement du rebord osseux et son épaisseur déterminent la nécessité de procéder à une gingivectomie associée ou non à une chirurgie osseuse résectrice.

Il existe une forte corrélation entre les dimensions des tissus durs mesurés au CBCT et en per-opératoire.

Batista et al. ont suggéré l’utilisation du CBCT pour le diagnostic et la planification pré-chirurgicale des cas d’éruption passive altérée (EPA) car il fournit des mesures précises de la position de la JAC et de la crête osseuse alvéolaire en plus de la longueur anatomique réelle de la couronne [12] (figure 2).

Des techniques de guidage ont vu le jour afin de mieux contrôler le geste chirurgical des praticiens.

L’utilisation des points sanglants est l’une des techniques qui permet de perforer la gencive à l’aide d’une sonde afin de repérer les limites apicales des futures couronnes. Cette technique est opérateur-dépendante car elle nécessite une bonne visualisation des proportions esthétiques et une bonne maîtrise du geste chirurgical qui ne reste que très partiellement guidé.

L’utilisation de la jauge de proportion de Chu (Hu-Friedy) est une autre technique fréquente, proposée par Stephen Chu en 2007 [13]. Cette jauge permet de visualiser les proportions idéales en s’appuyant sur les dimensions mésio-distales des couronnes à traiter (figure 3).

Lorsque la chirurgie d’élongation coronaire s’effectue sur des dents abimées ou lorsque ces dernières seront également traitées par réhabilitation prothétique, on utilise une cire diagnostique. Plus communément appelée par son terme anglais wax-up, elle est confectionnée par le prothésiste et pourra être utilisée comme guide de gingivectomie.

L’utilisation d’un guide imprimé apparaît aujourd’hui comme une solution de choix. Cette méthode, facilitée par l’utilisation du flux numérique, permet au prothésiste de réaliser avec précision ce guide à partir des empreintes numériques, du CBCT et des différentes photographies [14] (figure 4).

Coachman et al. proposent l’utilisation d’un guide double lors des chirurgies de sourires gingivaux [15].

Pour la confection de ce guide, un wax-up numérique en 3D est d’abord conçu à partir des références 2D issues des photographies du visage du patient. Ensuite, les distances suivantes sont mesurées sur les images CBCT :

- de la crête osseuse au rebord gingival (espace biologique avant traitement) ;

- de la jonction amélo-cémentaire (JAC) au rebord de la gencive ;

- de la JAC à la crête osseuse ;

- l’épaisseur de la gencive et de l’os.

En superposant le wax-up numérique au CBCT, les mesures suivantes sont obtenues : la distance entre le bord cervical du wax-up et le rebord gingival (pour déterminer la quantité de tissu mou à retirer) et la distance entre le bord cervical du wax-up et la JAC (pour déterminer s’il est nécessaire de retirer de l’os). Cette analyse permet de déterminer la nécessité d’une gingivoplastie associée à l’ostéotomie et de déterminer si l’ostéotomie peut être réalisée par une approche sans lambeau ou si elle nécessite une élévation du lambeau.

L’approche sans lambeau est réalisée à l’aide de techniques laser ou d’instruments spécifiques. Elle présente comme avantages un meilleur confort pour le patient et un temps de cicatrisation réduit car c’est une technique moins invasive garantissant des résultats esthétiques tout à fait satisfaisants.

Néanmoins, cette approche sans lambeau nécessite une bonne connaissance de l’anatomie parodontale ; elle n’est pas recommandée lors d’excès gingivaux importants.

CONCLUSION

Le phénotype parodontal est un élément capital dans la planification des élongations coronaires afin de prévoir et de gérer efficacement les changements dans l’espace biologique et les conséquences cliniques qui en découlent.

L’évolution du concept de l’espace biologique, notamment du fait de sa variabilité intra-individuelle et inter-individuelle, a conduit à une nouvelle compréhension de cette zone anatomique comme étant une région dynamique pouvant être modifiée par les interventions chirurgicales et prothétiques.

Par conséquent, il est important de prendre en compte la taille et la forme de l’espace biologique de chaque dent lors de la planification des interventions afin de minimiser les risques de complications postopératoires.

BIBLIOGRAPHIE

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  • 13. Chu SJ. A biometric approach to predictable treatment of clinical crown discrepancies. Pract Proced Aesthet Dent 2007;19(7):401-409.
  • 14. Passos L, Soares FP, Choi IGG, Cortes ARG. Full digital workflow for crown lengthening by using a single surgical guide. J Prosthet Dent 2020;124(3):257-261.
  • 15. Coachman C, Valavanis K, Silveira FC, Kahn S, Tavares AD, Mahn E, et al. The crown lengthening double guide and the digital Perio analysis. J Esthet Restor Dent 2023;35(1):215-221.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.