L’HYPERSENSIBILITÉ DENTINAIRE SOUS-DIAGNOSTIC, PRÉVALENCE ET IMPACT SUR LA QUALITÉ DE VIE DES PATIENTS
Prévalence
Sophie DOMÉJEAN* Victoire QUENEAU**
*PU-PH, Université Clermont Auvergne, UFR d’Odontologie. Centre de Recherche en Odontologie Clinique EA 4847. Service d’Odontologie, CHU Estaing Clermont-Ferrand.
**CCU-AH, UFR d’Odontologie, Université Clermont Auvergne. Centre de Recherche en Odontologie Clinique EA 4847. Service d’Odontologie, CHU Estaing Clermont-Ferrand.
Pourquoi s’intéresser à l’hypersensibilité dentinaire (HD) ? Parce qu’il semble qu’elle soit souvent sous-diagnostiquée (ses signes cliniques étant peu « spectaculaires » et les douleurs certes intenses mais intermittentes) mais aussi sous-traitée parce qu’il n’existe pas de consensus et qu’un traitement unique ne semble pas efficace pour tous les patients, compliquant ainsi sa prise en charge, mais aussi et surtout parce qu’elle affecte la qualité de vie de nos...
Pourquoi s’intéresser à l’hypersensibilité dentinaire (HD) ? Parce qu’il semble qu’elle soit souvent sous-diagnostiquée (ses signes cliniques étant peu « spectaculaires » et les douleurs certes intenses mais intermittentes) mais aussi sous-traitée parce qu’il n’existe pas de consensus et qu’un traitement unique ne semble pas efficace pour tous les patients, compliquant ainsi sa prise en charge, mais aussi et surtout parce qu’elle affecte la qualité de vie de nos patients au quotidien.
L’HD se traduit par une douleur brève et aiguë en réponse à un stimulus thermique tactile, osmotique, chimique et/ou évaporatif (exposition à l’air) [1]. Elle est associée à une dentine exposée en raison d’une perte d’émail et/ou d’une récession gingivale mais la douleur ne peut être expliquée par aucune autre anomalie ou maladie d’origine dentaire ; de ce fait, son diagnostic est fait par exclusion [2]. L’hypothèse la plus répandue et acceptée à propos de son mécanisme est la théorie hydrodynamique de Brännström : la douleur serait la conséquence de mouvements de fluide dans les tubuli dentinaires sous l’effet des stimuli précédemment cités [3]. Toutefois, les mécanismes de l’HD semblent être encore mal compris ; en effet, une récente synthèse de littérature rapporte que 5 mécanismes ont été décrits et qu’ils pourraient ne pas être exclusifs [4] (figure 1).
Il est intéressant de noter que les études sur la prévalence de l’HD (également dénommée hyperesthésie dentinaire) rapportent des données extrêmement hétérogènes ; en effet, Favaro Zeola et al. citent des chiffres allant de 1,3 à 92,1 % [5]. Cette grande variation s’explique notamment par les facteurs suivants.
• Les modalités de sélection des sujets : lorsque les patients sont sélectionnés parmi les consultants d’un département de parodontologie (avec, par essence, un état parodontal le plus souvent dégradé et, potentiellement, des expositions radiculaires/dentinaires), il paraît évident que la prévalence de l’HD sera plus élevée que lorsque la sélection se fait en population générale. Plus des deux tiers de la population mondiale présentent au moins une récession gingivale [6]. De la même façon, l’âge des patients sélectionnés influence la prévalence qui a été décrite comme plus élevée chez les adultes de 30 à 40 ans [7, 8].
• Les modalités d’évaluation de l’HD : le diagnostic d’HD est sujet à variations selon qu’il repose sur un questionnaire auto-administré, le rinçage à l’eau froide ou des tests cliniques (test au jet d’air, sondage) dont les résultats sont considérés isolément (test par test) ou en combinaison. En effet, le questionnaire auto-administré à propos de l’existence de douleurs dentaires ou le rinçage à l’eau froide ne permettent pas de diagnostic différentiel des douleurs liées à l’HD ou à d’autres problèmes dentaires comme les lésions carieuses. De même, lorsqu’un seul test clinique est réalisé, la prévalence peut être influencée par le seuil à partir duquel le diagnostic d’HD est posé ; par exemple, pour le score de Schiff (définition plus bas dans le texte) : 1 versus 2 versus 3.
• L’origine ethnique des sujets : il peut y avoir des variations culturelles du rapport à la santé orale ainsi qu’à la douleur. En effet, la douleur est une expérience subjective, intime et influencée par de nombreuses variables dont la culture. La culture peut déterminer l’attitude et le comportement face à la douleur, à travers les représentations et les croyances qui lui sont attachées. La culture représente un système de savoirs qui permet à un individu, à un groupe ou à une société de fonder des modèles explicatifs sur les causes, les symptômes, l’évolution et le traitement d’une maladie. La perception et l’expression même de la douleur varient d’une population à une autre.
Les données sur la prévalence de l’HD en France sont rares. L’étude la plus récente a été réalisée en 2011 (publiée en 2013) et a impliqué des patients également britanniques, espagnols, estoniens, finlandais, italiens et lituaniens, âgés de 18 à 35 ans [7]. Considérant un score de Schiff ≥ 2, les prévalences d’HD sont comprises entre 7,5 % en Lituanie et Estonie et 19,4 % en Espagne et avec une moyenne de 13,5 % en Europe et de 11,6 % en France. En référence à la sensibilité au test de jet d’air froid, elles sont alors comprises entre 29,7 % en Finlande et 47,9 % en Italie et avec une moyenne de 41,9 % en Europe et de 39,6 % en France.
En l’attente de données épidémiologiques plus récentes, il est fort à parier que la prévalence de l’HD augmente ; en effet, elle est étroitement associée aux facteurs d’érosion dentaire comme la consommation de boissons acides (sodas et boissons énergisantes) chez les adolescents et les adultes jeunes [9].
Bien que des travaux sur ses agents thérapeutiques aient été publiés dès le début des années 1900, elle reste toujours actuellement un défi majeur pour le chirurgien-dentiste, en raison de la difficulté de son diagnostic - du fait de symptômes non spécifiques (diagnostic d’exclusion) et souvent subjectifs - et de l’absence de consensus thérapeutique.
D’un point de vue clinique, il faut, pour qu’il y ait diagnostic d’HD, la concomitance d’une exposition dentinaire et d’une douleur intense provoquée ne se prolongeant pas au-delà du stimulus. L’exposition dentinaire peut être liée à une perte d’émail (érosion, abrasion, attrition, abfraction), à une récession gingivale (même discrète avec le rebord gingival affleurant la jonction amélo-cémentaire) ou à la combinaison des deux (figure 2). Le diagnostic d’HD est classiquement décrit comme un diagnostic d’exclusion ; en effet, la douleur ne peut être expliquée par aucune autre anomalie ou maladie d’origine dentaire telles les lésions carieuses, les fêlures, les fractures, les hypoplasies amélaires, les restaurations avec marges ouvertes, les restaurations à grande proximité pulpaire, les réponses pulpaires suite à un éclaircissement ou encore les douleurs neuropathiques.
L’évaluation de la douleur repose sur des tests cliniques et l’administration de questionnaires. Le test clinique le plus utilisé actuellement est celui du jet d’air associé au score de Schiff : la dent sujet est isolée des adjacentes et exposée à un jet d’air de 1 seconde à l’aide de la seringue multifonction ; un score de 0 à 3 est attribué selon la réponse du patient à la stimulation (0 : absence de réaction du patient au stimulus ; 3 : douleur intense, le patient demande l’arrêt du stimulus) [10].
Un test de sensibilité tactile peut être réalisé avec la sonde traditionnelle ; mais, dans des conditions de recherche clinique, il est préférable d’utiliser une sonde à pression contrôlée comme la sonde de Yeaple (force en grammes quantifiable et reproductible).
Les tests de douleur au rinçage à l’eau froide ont, eux, été abandonnés car ils ne permettent pas de diagnostic différentiel entre HD et lésions carieuses par exemple.
Une échelle visuelle analogique (EVA) peut être associée à ces tests cliniques pour une auto-évaluation par le patient de sa douleur sur une échelle de 0 à 10 ou 100 (figure 3).
Des questionnaires, auto-administrés ou non, permettent de recueillir le ressenti de douleurs dentaires mais ils ne se substituent pas à l’examen clinique pour poser le diagnostic d’HD.
Les tests et questionnaires utilisés à T0 pour le diagnostic initial d’HD sont aussi utiles lors des visites de suivi pour évaluer l’efficacité des traitements et recommandations.
La qualité de vie du patient (QoL pour Quality of Life) en général et celle liée à la santé orale (OHRQoL pour Oral Health Related Quality of Life) en particulier sont, depuis deux décennies, au cœur de l’intérêt des professions de santé. La QoL est définie selon l’Organisation Mondiale de la Santé (1993) comme « la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes » [11]. La OHRQoL se focalise sur les problèmes de santé orale d’une personne qui affectent son fonctionnement, son statut psychologique, ses facteurs sociaux, sa douleur et son inconfort. Aussi, dans la mesure où de nombreux patients souffrant d’HD rapportent des douleurs au brossage, lors de la prise de boissons froides ou chaudes, et même parfois lors de l’élocution et la respiration lorsque les températures chutent, il est admis que l’HD a un impact négatif sur la vie quotidienne et donc sur la QoL [12].
L’évaluation de la OHRQoL repose sur l’administration de questionnaires comme par exemple le GOHAI (Geriatric/General Oral Health Assessment Index) [13, 14] ou l’OHIP (Oral Health Impact Profile) [15] développés dans les années 1990.
Le GOHAI initialement développé pour utilisation auprès de personnes âgées est, en fait, aussi adapté à la population générale. Il est composé de 12 questions portant sur 3 dimensions différentes : physique (manger, parler, avaler), psycho-sociale (crainte à propos de la santé orale et du regard des autres) et liée à la douleur et l’inconfort (moyens médicamenteux pour lutter contre la douleur et l’inconfort). L’OHIP a été pensé pour évaluer les conséquences d’une maladie sur les fonctions essentielles quotidiennes, l’habilité à les effectuer et le confort associé. Il étudie 7 domaines majeurs : limitation fonctionnelle, incapacité physique, incapacité psychologique, incapacité sociale, handicap, inconfort physique, inconfort psychologique. Le questionnaire original comprend 49 questions (OHIP 49) ; une forme raccourcie, l’OHIP 14, a été développée sur la base de 2 questions pour chacun des 7 domaines. Le GOHAI et l’OHIP ont été originellement développés en anglais puis traduits et validés dans de nombreuses langues. Ces 2 questionnaires sont cependant très généralistes et présentent des limites pour l’étude de l’impact de certaines conditions orales spécifiques comme l’HD [12]. Aussi, Boiko et al. ont élaboré et validé un questionnaire spécifique à l’HD, le DHEQ (Dentine Hypersensitivity Experience Questionnaire), dans le but d’aider au diagnostic de l’HD mais aussi d’en évaluer l’impact et l’expérience subjective du patient pour mieux répondre à ses attentes en termes de traitement [16]. Le DHEQ s’organise dans sa version originale en 50 items répartis dans 4 dimensions (restrictions, adaptations, émotions et impacts sociaux) ; il existe aussi une version raccourcie à 15 items [17]. Le DHEQ a initialement été écrit en anglais [16] ; une version française a été proposée en 2018 [18]. Comme évoqué précédemment, il serait pertinent que l’utilisation des questionnaires évaluant l’OHRQoL sorte du champ de la recherche clinique (évaluation et comparaison de l’effet/efficacité des thérapeutiques) pour être intégrée, dans leur version courte, en pratique clinique pour évaluer, au cas par cas, l’impact de nos traitements et recommandations sur la qualité de vie de nos patients. La figure 4 récapitule les 3 principaux questionnaires d’OHRQoL utilisables dans le champ de l’HD.
En complément de cet article, vous pouvez visionner le Webinar de Sophie DOMEJEAN du 22 juin 2023 intitulé « Savez-vous que l’hypersensibilité dentinaire affecte la qualité de vie de vos patients ? »
Téléchargez la brochure développée à partir de la fiche de procédure clinique du Collège National des Enseignants en Odontologie Conservatrice (CNEOC) :
- sur le site du CNEOC cneoc.fr/ressource/fiches-brochures
- sur le site Colgate Professional en flashant ce QR code