QU’EST-CE QUE L’ADDICTION ? FONDEMENT MÉDICAL ET PRINCIPES DE LA PRISE EN CHARGE PARTICULARITÉS DE L’ADDICTION AU TABAC
Santé générale
Bruno ROMÉO* Alexandra LUTEYN** Catherine MARTELLI***
*MD, Département de Psychiatrie et d’Addictologie, AP-HP, Hôpital Paul-Brousse, Villejuif. Unité de recherche Psychiatrie-Comorbidités-Addictions (PSYCOMadd), Université Paris-Saclay, Villejuif.
**MD, Département de Psychiatrie et d’Addictologie, AP-HP, Hôpital Paul-Brousse, Villejuif.
***MD, PhD, Département de Psychiatrie et d’Addictologie, AP-HP, Hôpital Paul-Brousse, Villejuif. UR Psychiatrie-Comorbidités-Addictions (PSYCOMadd), Université Paris-Saclay, Villejuif. INSERM U 1299 « Trajectoires développementales en psychiatrie », École Normale Supérieure Paris-Saclay, CNRS UMR 9010, Centre Borelli, Gif-sur-Yvette.
Les addictions constituent un problème majeur de santé publique. En particulier, le trouble lié à l’usage du tabac cause plus de 8 millions de décès par an dans le monde [1] et constitue la première cause de décès évitable en France [2]. Le tabagisme entraîne une diminution de l’espérance de vie de 20 à 25 ans [3]. Plus d’un tiers...
Les addictions, responsables en France de plus de 100 000 décès évitables par accidents et par maladies, ont un impact direct médical, social et sanitaire. Elles constituent actuellement un vrai problème de santé publique. Ces pathologies se caractérisent par une impossibilité répétée de contrôler un comportement et/ou une poursuite de ce comportement en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives. Actuellement, leur diagnostic repose sur des critères diagnostiques des classifications internationales. Un modèle explicatif du trouble lié à l’usage d’une substance suggère une perturbation de l’homéostasie du circuit cérébral de la récompense avec une activation excessive des systèmes limbique et sous-cortical excitateurs et un affaiblissement du contrôle préfrontal inhibiteur. La prise en charge d’un patient ayant un trouble lié à l’usage d’une substance s’envisage de manière pluridisciplinaire compte tenu de la haute proportion des comorbidités psychiatriques, addictologiques et somatiques qu’il peut présenter. L’objectif de cet article est de définir ce qu’est une addiction, d’exposer les hypothèses physiopathologiques et de présenter les principes de la prise en charge.
Les addictions constituent un problème majeur de santé publique. En particulier, le trouble lié à l’usage du tabac cause plus de 8 millions de décès par an dans le monde [1] et constitue la première cause de décès évitable en France [2]. Le tabagisme entraîne une diminution de l’espérance de vie de 20 à 25 ans [3]. Plus d’un tiers des personnes consommant du tabac décèdent d’une pathologie en rapport avec cette consommation [4], dont la première cause est le cancer [5].
Cet article précise dans un premier temps la définition et les symptômes permettant de poser le diagnostic d’une addiction et de développer les principales hypothèses physiopathologiques qui sous-tendent ce type de pathologie. Les principes de la prise en charge sont ensuite abordés, dont le rôle de l’odontologiste dans l’incitation au sevrage tabagique.
L’addiction est une pathologie chronique, d’installation progressive, dont la survenue est en partie due à des facteurs de vulnérabilité.
Cette pathologie se caractérise par une impossibilité, répétée, de contrôler un comportement et une poursuite de ce comportement en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives.
Ce comportement vise à produire du plaisir ou à écarter une sensation de malaise interne et a pour conséquence une diminution de la liberté psychique [6]. Ce comportement est soit la consommation d’une substance psychoactive (tabac, alcool, opiacés, cocaïne…), soit non lié à une substance (jeux vidéo, jeu de hasard et d’argent, sexe…). Le comportement appartient initialement aux habitudes sociales du sujet puis, chez certains plus vulnérables, progressivement, la perte de contrôle de ce comportement se répercute sur tous les aspects de leur vie : familiale, sentimentale, sexuelle, professionnelle, loisirs…
Plusieurs classifications peuvent être utilisées pour poser le diagnostic d’une addiction (ou d’un trouble lié à l’usage d’une substance). Deux d’entre elles sont largement utilisées : la première est recommandée dans la 5e version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et psychiatriques validée par l’Association Américaine de psychiatrie (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou DSM-5) [7] ; la deuxième est recommandée dans la 10e version de la Classification internationale des maladies ou CIM 10 (International Classification of Diseases ou ICD) validée par l’Organisation Mondiale de la Santé [8].
Une différence importante entre ces deux classifications est que le DSM-5 est fondé sur une approche dimensionnelle (consommation pathologique, usage à risque, addiction légère/modérée/sévère) (tableau 1) alors que la CIM 10 repose sur une approche catégorielle (consommation non pathologique, abus/usage nocif, dépendance).
Comment peut-on expliquer qu’un individu souffrant d’une addiction, conscient du danger que provoque celle-ci, continue de consommer ?
Les troubles liés à l’usage d’une substance sont des pathologies impliquant trois acteurs majeurs : le sujet, le produit et l’environnement (figure 1).
L’environnement joue un rôle clé, notamment dans l’initiation des consommations. Chaque produit a également des caractéristiques spécifiques et recherchées par le consommateur.
Par ailleurs, il existe une grande variabilité inter-individuelle au niveau de la vulnérabilité à développer ou non un trouble lié à l’usage d’une substance. Cette vulnérabilité peut être en partie génétique (notamment au niveau des récepteurs dopaminergiques D2) [9] mais il est important de prendre en considération les interactions gènes/environnement qui favorisent le développement de ces pathologies.
Une hypothèse actuelle suggère que les troubles liés à une addiction causent une dérégulation du circuit de la récompense en lien avec les régions corticales, sous-corticales et limbiques (figures 2 et 3).
Ce circuit de la récompense est impliqué dans la motivation et les apprentissages. Il est constitué principalement de l’aire tegmentale ventrale, du noyau accumbens et du cortex préfrontal et il est régulé par des structures telles que l’amygdale, l’insula et l’hippocampe. L’homéostasie de ce système est assurée par plusieurs neurotransmetteurs et neuromodulateurs tels que la dopamine mais aussi le glutamate, le GABA et les opioïdes endogènes (liste non exhaustive).
Une manière schématique de conceptualiser le trouble lié à l’usage d’un produit est de dire que celui-ci va perturber l’homéostasie de ce circuit en induisant un déséquilibre dans la balance limbique et sous-corticale (excitatrice) et préfrontale (inhibitrice).
Lors d’un trouble addictif, la substance incriminée va activer le système limbique entraînant dans un premier temps du plaisir et des envies puis, dans un deuxième temps, un besoin pour combler un déplaisir (se manifestant par les symptômes de sevrages par exemple). En outre, cette substance va affaiblir le contrôle préfrontal inhibiteur [6].
Volkow et al. [10, 11] ont exposé un modèle qui reprend ces éléments ainsi que les différents stades de l’addiction (figures 2 et 3).
• L’addiction démarre avec l’usage récréatif et social du produit et la recherche de plaisir.
• L’usage répété du tabac chez un patient vulnérable conduit à la perte de contrôle de la consommation qui marque le passage de l’usage récréatif à l’usage abusif puis à la dépendance avec entrée dans le cercle de l’addiction.
• Après la phase de consommation de tabac arrive la phase de sevrage qui créé un état émotionnel avec un fort sentiment de manque, une humeur négative et une augmentation de la sensibilité au stress.
• Cet état émotionnel conduit au stade de préoccupation par sensibilisation des régions cérébrales de la récompense au produit psychoactif, avec comme conséquence l’incapacité à résister au craving, cette envie irrépressible et violente d’utiliser une drogue addictive surgissant parfois longtemps après le sevrage et une période d’abstinence prolongée.
• Le cycle est ainsi relancé avec la rechute.
Après le sevrage, le maintien de l’abstinence est possible. Il peut être considéré à court terme et à long terme (> 2 ans).
Le tabac entraîne une forte dépendance comportementale, psychologique et physique. Ce produit présente le plus fort pouvoir addictif, avec 32 % de ses consommateurs dépendants, suivi par l’héroïne (23 %), la cocaïne (17 %) et l’alcool (15 %) [12]. La moitié des 6 937 fumeurs (Critères Diagnostics du DSM-IV) en population générale de la cohorte de la National Epidemiological Survey of Alcohol and Related Conditions (NESARC), en 2001-2002 (première vague), puis en 2004-2005 (seconde vague), mettait 26 ans à arrêter de fumer [13].
En chirurgie dentaire, le tabac sous toutes ses formes est considéré comme un facteur de risque majeur pour de nombreuses maladies orales et aussi un facteur d’échec des thérapeutiques odontologiques (cf. l’article de Ejeil et al.).
La prise en charge d’un patient ayant une addiction s’envisage de manière pluridisciplinaire.
En effet, il semble essentiel qu’un ensemble de professionnels de divers horizons soit impliqué compte tenu de la haute proportion de comorbidités psychiatriques, addictologiques et somatiques observée chez ces patients. À ce sujet, l’association d’un trouble psychiatrique comorbide avec un trouble lié à l’usage d’une substance est dorénavant nommée « pathologies duelles ».
Tout d’abord, une prise en charge par un addictologue doit être organisée afin de travailler la motivation au sevrage et d’envisager les pharmacothérapies adaptées en fonction de la ou des substances consommées.
L’addictologue reçoit toutes les personnes présentant des problèmes de dépendance vis-à-vis d’une substance, licite ou non, ou d’un comportement. Citons notamment le tabac, l’alcool, le cannabis, les opiacés (héroïne, morphine), la cocaïne, les jeux de hasard et d’argent, le sexe ou encore les achats compulsifs.
L’anamnèse se doit d’être réalisée pour toutes les addictions (liste non exhaustive).
• Tabac fumé sous toutes ses formes (cigarette, pipe, cigare, chicha ou narguilé, tabac à rouler, snuss ou tabac sans additif).
• Alcool.
Nouveaux produits de synthèse. Ils correspondent à plusieurs classes chimiques dont les effets indésirables et/ou les ressentis sont variables en fonction de leurs dosages [14] :
- les cannabinoïdes de synthèse, proches du delta-9-tétrahydrocannabinol (THC), principe actif du cannabis ;
- les phénéthylamines, se rapprochant soit de la MDMA (la 3,4-méthylènedioxyméthamphétamine, molécule stimulante de la classe des amphétamines contenue dans des gélules ou capsules ou bien pressée sous forme de comprimés appelés ecstasy, et des cristaux) soit du LSD (le lysergide, hallucinogène puissant) ;
- les amino-indanes, les indolkylamines, etc. (stimulants du système nerveux central) utilisées notamment par les sujets jeunes.
Le rôle de l’addictologue consiste à prévenir, évaluer, traiter et assurer le suivi des personnes ayant une addiction. Il peut exercer dans un cabinet privé, mais aussi dans un Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Il est alors entouré d’une équipe pluridisciplinaire qui accueille les patients de manière anonyme. Ensemble, ils proposent une écoute, une évaluation, un accompagnement médical, psychologique, socio-éducatif et enfin une orientation vers des établissements spécialisés pour un sevrage ou des soins particuliers.
Il semble également essentiel d’adjoindre une prise en charge psychothérapeutique, notamment cognitivo-comportementale. En raison de la fréquence des pathologies duelles (approximativement 50 %), une évaluation par un psychiatre peut être nécessaire afin de traiter un éventuel trouble qui pourrait renforcer la consommation de substances.
La prise en charge somatique est également une partie importante de la thérapeutique.
En général, les patients présentent de nombreuses comorbidités dues soit directement à leur consommation addictive, soit à l’absence de prise en charge d’autres pathologies somatiques. La spécificité du traitement somatique varie en fonction du type de substances utilisées ou encore de la manière dont elles sont consommées.
Le médecin généraliste est le pivot de cette étape thérapeutique. Par exemple, concernant le tabac, les patients peuvent bénéficier d’un suivi cardiovasculaire et respiratoire et de dépistages réguliers de pathologies oncologiques. La place du médecin généraliste dans le soin du patient est centrale car il suit médicalement le patient souffrant d’addiction au tabac avant même que celui-ci ait eu l’intention d’un sevrage tabagique. De surcroît, il peut également l’orienter vers un nutritionniste, un psychologue ou un psychiatre.
L’évaluation odontologique intervient également dans la prise en charge somatique si la substance addictive est connue pour provoquer des pathologies orales.
Lors de la consultation odontologique, afin d’encourager le patient à engager un sevrage tabagique, il est nécessaire de poser la question de la motivation à l’arrêt du tabac : « Souhaitez-vous arrêter de fumer ? ».
Il n’est pas souhaitable :
- de culpabiliser le patient dépendant au tabac qui poursuit sa consommation malgré les conséquences orales néfastes [15]. Il s’agit de la définition princeps de l’addiction [13] ;
- d’imposer un sevrage « Il faut arrêter de fumer ». Mieux vaut entrer dans un travail motivationnel de sevrage.
Les entretiens motivationnels peuvent être conduits en se référant aux 7 stades de changements du sujet addict, décrits dans le cercle de Prochaska et al. [16, 17] : pré-contemplation, contemplation, préparation/détermination, action, maintien, rechute, sortie permanente.
Ce modèle trans-the´orique développé par Prochaska et al. est une théorie de changement comportemental fondée sur des stades qui correspondent à des étapes de changement de la personne souffrant d’addiction. Ainsi, a` chaque stade, le thérapeute s’adapte aux représentations du patient sur son comportement addictif afin d’induire un passage au stade suivant [16, 17] (figure 4, annexe 1). L’objectif final est de le faire progresser étape par étape vers le sevrage définitif.
C’est donc la motivation plus que la volonté qui permet le sevrage total.
Les convictions profondes sont également un levier important dans la motivation au changement de comportement. La protection des proches peut aussi être un levier et il est primordial de bien informer les patients fumeurs qu’environ 1100 adultes décèdent par an en France des suites du tabagisme passif [5].
NB. L’addictologie désigne, en France, la spécialité médicale à la croisée de toutes les disciplines s’intéressant à l’homme et à ses conduites. L’approche se veut commune, scientifique, clinique, mais aussi politique, à propos de l’ensemble des conduites addictives. En France, l’addictologie s’est développée en regroupant les professionnels des champs de l’alcoologie, de la tabacologie, de la toxicomanie. Les données épidémiologiques montrent une augmentation des poly-consommations. L’addictologie veut globaliser et améliorer les politiques de santé publique dans ces domaines, l’idée étant de s’intéresser non pas à un produit mais plutôt aux comportements de consommation de manière plus générale.
• L’addiction :
- est actuellement un vrai problème de santé publique ;
- se caractérise par une impossibilité, répétée, de contrôler un comportement et une poursuite de ce comportement en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives ;
- implique trois acteurs majeurs : le sujet, le produit et l’environnement ;
- causerait une dérégulation du circuit de la récompense en induisant un déséquilibre dans la balance limbique et sous-corticale (excitatrice) et préfrontale (inhibitrice).
• Le tabac présente un pouvoir addictif particulièrement fort.
• La prise en charge d’un patient ayant une addiction s’envisage de manière pluridisciplinaire associant une prise en charge addictologique et somatique.
• Lors de la consultation odontologique, afin d’encourager le patient à engager un sevrage tabagique, il est nécessaire de poser la question de la motivation à l’arrêt du tabac : « Souhaitez-vous arrêter de fumer ? ». Ce point de départ permettra l’engagement dans les étapes du changement développées par Prochaska et al. jusqu’au sevrage.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.