QUAND LA BOUCHE PERMET DE DÉPISTER UNE MALADIE GÉNÉTIQUE RARE
Dossier
Martin BIOSSE DUPLAN* Benjamin FOURNIER**
*UFR d’Odontologie, Université Paris Cité. UMR 1163, Institut Imagine, Paris. Centre de Référence Maladies Rares, Filière OSCAR, Service de Médecine bucco-dentaire, Hôpital Bretonneau, APHP, Paris.
**UFR d’Odontologie, Université Paris Cité, Paris. INSERM UMR S1138, Centre de Recherche des Cordeliers, Paris. Centre de Référence Maladies Rares, Filière O-RARES, Service d’Odontologie, Hôpital Rothschild, APHP, Paris.
De nombreuses maladies génétique rares se manifestent dans la bouche au niveau des dents, du parodonte ou des muqueuses. Le chirurgien-dentiste a un rôle important à jouer dans leur dépistage et doit connaître la démarche à suivre quand il soupçonne une maladie rare.
Une maladie rare est une maladie qui touche moins de 1 personne sur 2 000 dans la population générale. Il existe environ 7 000 maladies rares connues. Si chaque maladie est peu fréquente, on estime qu’environ 3 millions de personnes en France sont atteintes de l’une de ces maladies, soit environ 4,5 % de la population française (ministère de la Santé et de la Prévention). Ces maladies touchent des personnes de tous âges, avec souvent des premières manifestations cliniques pendant l’enfance.
Les maladies rares sont pour la plupart d’origine génétique mais il existe aussi des cancers et des maladies infectieuses rares (ministère de la Santé et de la Prévention). Ces maladies sont très variées, peuvent affecter différents systèmes du corps - comme le système nerveux, le système immunitaire ou le système musculosquelettique - et impliquent donc des processus biologiques très divers.
Elles sont cependant regroupées sous le terme générique commun de « maladies rares » parce qu’elles présentent de nombreux points communs entre elles. Le premier est le manque de connaissances dans la communauté médicale sur la maladie à cause de sa rareté. Ce manque se traduit par une difficulté à obtenir un diagnostic correct de la maladie et à bénéficier d’une prise en charge adaptée. Rencontrer le professionnel de santé qui connaît la maladie intervient souvent plusieurs années après l’apparition des premiers symptômes, ce qui est une différence majeure avec les maladies courantes. Les maladies rares subissent encore souvent un retard de diagnostic. Ce déficit de connaissance touche aussi le grand public et les personnes atteintes de maladies rares peuvent se sentir isolées et exclues.
Ensuite, ces maladies sont souvent à l’origine de défaut tissulaires constitutionnels (émail, dentine, os, cément…) responsables d’une atteinte précoce, sévère et particulièrement difficile à traiter puisque c’est la nature même du tissu qui est affectée.
Enfin, il existe encore peu de traitements dédiés aux maladies rares, le faible nombre de patients concernés par une maladie rare spécifique compliquant la recherche et le développement de traitements et rendant la perspective d’un retour sur investissement incertaine pour les industriels. Quand une maladie ne dispose pas de traitement efficace, on parle de maladie orpheline, ce qui est le cas de la grande majorité des maladies rares.
De nombreuses maladies rares se manifestent en bouche pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le développement et l’homéostasie des dents, du parodonte, de la muqueuse orale et d’autres tissus oraux impliquent de multiples types cellulaires, tissus et processus biologiques. Ainsi, des anomalies rares immunologiques, dermatologiques, nerveuses, du développement, de la croissance ou encore de la minéralisation auront souvent des manifestations orales, en plus de répercussions générales. On parle d’atteinte syndromique si la maladie touche plusieurs organes. Ensuite, les tissus dentaires ont pour la plupart un potentiel de réparation limité ou nul et ne se remodèlent pas : c’est le cas de l’émail, de la dentine et du cément. Une anomalie au cours de la formation d’un ces tissus se manifestera tout au long de la vie de l’individu. Les atteintes orales peuvent aussi être isolées si la maladie rare ne touche que la sphère orale. On estime que plus de 700 maladies rares se manifestent au niveau de la bouche.
Pour ces raisons, le chirurgien-dentiste peut être amené à prendre en charge un patient qui présente une maladie génétique rare. Il peut arriver également que la maladie rare n’ait pas encore été diagnostiquée. Le dentiste peut ainsi être le premier professionnel de santé à mettre le doigt sur des anomalies évoquant une maladie rare et initier alors la démarche qui permettra son identification. Contrairement à de nombreuses manifestations générales de maladies rares, celles de la bouche sont souvent facilement objectivables dans la mesure où elles sont généralement visibles et qu’elles ont un fort impact fonctionnel qui conduit le patient à consulter. L’absence de remodelage des dents permet aussi d’objectiver une anomalie parfois très précoce, la dent fonctionnant alors comme une « boîte noire » qui est très utile pour le diagnostic. L’enjeu majeur de ces situations est de réduire l’errance diagnostique et d’établir un diagnostic précis pour permettre une prise en charge précoce.
Les manifestations orales d’une maladie génétique rare peuvent concerner chacun des éléments de la sphère orale [1].
En premier lieu, ce sont des anomalies dentaires qui peuvent évoquer une maladie rare (figure 1). Ces anomalies sont de différents types : anomalies de nombre (plus ou moins de dents que la normale), de structure (émail, dentine ou cément), de forme, d’éruption, de teinte des dents. Une fragilité dentaire (fréquente dans les anomalies de structure) se traduit par des pertes de substances ou une usure prématurée.
Les examens cliniques et radiologiques permettent le plus souvent de déterminer si l’atteinte touche toutes ou certaines dents et si le défaut concerne en premier lieu l’émail ou la dentine. Les principales maladies rares qui aboutissent à des défauts structurels de la dent sont les différents types d’amélogenèses imparfaites (AI) (prévalence estimée entre 1/700 et 1/14 000 selon les populations [2]) et de dentinogenèses imparfaites (DI) (prévalence estimée entre 1/6 000 et 1/8 000). AI et DI peuvent être les signes isolés d’une maladie rare génétique ou entrer dans le cadre plus général des manifestations d’un syndrome (syndrome émail-rein ou ostéogenèse imparfaite par exemple).
L’étendue de l’atteinte, une denture concernée ou les deux, l’aspect clinique et radiologique des couronnes, des chambres pulpaires et des racines et la présence d’autres éléments comme des anomalies d’éruption aident à effectuer le diagnostic différentiel avec des défauts qui ne sont pas causés par une maladie rare comme le MIH (molaire incisive hypominéralisation) ou la fluorose. Analyser la taille des chambres pulpaires sur des radiographies est particulièrement utile si l’on suspecte une maladie rare de la minéralisation.
L’anomalie peut aussi concerner le nombre de dents présentes (figure 2). L’absence d’une ou de plusieurs dents (agénésie) est l’anomalie de développement la plus courante chez l’homme. Si certaines agénésies sont fréquentes (troisièmes molaires, deuxièmes prémolaires mandibulaires, incisives latérales maxillaires), une oligodontie (absence de six dents ou plus, hors troisièmes molaires) est beaucoup plus rare et peut se produire de façon isolée ou être associée à de nombreux syndromes, comme les dysplasies ectodermiques [3].
Le diagnostic est clinique et radiographique. Une radiographie panoramique à partir de 6 ans permet le plus souvent de détecter l’ensemble des germes dentaires (hors troisièmes molaires).
De nombreux gènes ont été identifiés comme responsables d’oligodonties et plusieurs sont également responsables de manifestations extra-orales, notamment une augmentation de risque de cancer du côlon. Le nombre et le type de dents absentes sont relativement corrélés au gène responsable [4].
Une maladie génétique rare peut également se manifester au niveau du parodonte (figures 3 et 4). Le diagnostic est clinique et radiographique. Trois grands types de manifestations sont possibles.
Les déficits immunitaires d’origine génétique, comme les neutropénies congénitales ou le syndrome de Papillon-Lefevre, sont responsables d’une inflammation gingivale sévère et généralisée qui entraîne une parodontite précoce progressant rapidement. Cette inflammation anormale est quasiment toujours associée des manifestations générales comme des infections récurrentes depuis la naissance et, pour cette raison, il est rare que le chirurgien-dentiste soit le premier professionnel de santé à suspecter une anomalie.
Une maladie rare peut aussi être responsable de défauts lors de la formation du parodonte superficiel et profond. Elle peut aboutir ainsi à un parodonte extrêmement fin avec une hauteur de tissu kératinisé très réduite, comme c’est le cas dans le syndrome d’Ehlers-Danlos parodontal, très rare et dont la prévalence est inconnue (figure 3).
La maladie rare peut aussi affecter le système d’attache, en particulier le cément et l’os alvéolaire, et aboutir à un ancrage défectueux de la dent dans son alvéole, comme dans l’hypophosphatasie (figure 4). Dans les formes infantile et juvénile de cette maladie de la minéralisation (prévalence estimée entre 1/100 000 et 1/6 000), le défaut du cément est responsable d’une perte prématurée spontanée de dents temporaires chez le tout jeune enfant [5].
Très fréquemment, les maladies génétiques rares perturbent l’occlusion parce qu’elles peuvent affecter la croissance des maxillaires et/ou le développement dentaire. En plus des anomalies dentaires et parodontales vues plus haut qui peuvent affecter l’occlusion, un décalage des bases squelettiques et des défauts d’éruption avec des béances postérieures peuvent être observés, par exemple dans les cas d’AI et de DI.
Enfin, les maladies génétiques rares peuvent se manifester au niveau des muqueuses orales. C’est par exemple le cas de maladies bulleuses, comme l’épidermolyse bulleuse, une maladie très rare caractérisée par des défauts des protéines d’adhésion de l’épithélium, ou encore de déficits immunitaires responsables de zone d’ulcération.
Devant une présentation clinique atypique comme vue plus haut (anomalies de teinte ou de forme, fragilité dentaire, malocclusion, anomalies de nombre, perte de dents spontanée, parodontite particulièrement précoce…), il est important que le praticien reste ouvert à la possibilité de différentes étiologies et continue à rechercher des informations jusqu’à ce qu’un diagnostic soit établi de manière fiable.
Cette recherche s’articule autour de plusieurs éléments. L’entretien clinique est central et doit être méthodique. Il permet d’abord d’évaluer le caractère isolé ou non de l’atteinte. L’individu est-il en bonne santé ? Présente-t-il des antécédents médico-chirurgicaux particuliers ? On recherche en particulier : des antécédents musculosquelettiques (fracture, déformation des os, retard de cicatrisation, fatigue musculaire) ou rénaux (calculs surtout) si l’atteinte dentaire évoque des défauts de minéralisation ; des infections cutanées, ORL ou digestives à répétition et/ou des maladies dermatologiques dans le cas d’une atteinte parodontale anormalement sévère et précoce ; des antécédents de cancer dans la famille (en particulier du système digestif) ou d’anomalies des phanères (ongles, cheveux) dans le cas d’agénésies multiples…
L’entretien permet ensuite d’exclure un facteur environnemental pendant la grossesse ou l’enfance qui pourrait avoir perturbé la formation des dents et/ou du parodonte et la croissance crânio-faciale : infection virale, traumatismes dans la région apicale des procès alvéolaires, exposition à des substances chimiques ou à des médicaments (par exemple, une chimiothérapie), radiothérapie.
L’entretien évalue ensuite le caractère héréditaire de l’atteinte avec ou non des antécédents dentaires particuliers chez les frères et sœurs, parents et cousins.
Les antécédents dentaires sont également explorés avec recherche d’antécédents de caries multiples, de fractures et d’usures dentaires, d’hypersensibilités dentinaires, de défaut d’éruption, de perte dentaire prématurée, d’aspect particulier des dents temporaires, d’échec implantaire, de traitements ODF…
Un examen clinique et radiologique approfondi est indispensable pour caractériser le plus finement possible l’atteinte orale. La réalisation de photos permet le suivi et les échanges avec des collègues. L’analyse d’anciennes photos ou radios peut être utile.
Enfin, des examens biologiques peuvent confirmer ou non la suspicion d’une maladie rare. Le mesure du taux de phosphatases alcalines dans le sang permet par exemple d’explorer plus avant l’hypothèse d’une hypophosphatasie. La recherche d’une mutation génétique peut être particulièrement utile pour déterminer avec précision la nature de la maladie génétique et est réalisé dans les Centres de références pour les maladies rares (CRMR) en fonction du gène exploré.
Si une maladie rare est suspectée, une approche intéressante consiste d’abord à confronter les éléments recueillis à ce qui est connu dans la littérature. L’accès à de très nombreuses sources d’information facilite ce travail. Les bases de données à consulter sont Orphanet, OMIM ou encore PubMed ou Google Scholar. Orphanet propose un portail internet qui offre une grande quantité d’informations sur les maladies rares, comme des descriptions détaillées des maladies, des informations sur les symptômes, les causes, les diagnostics et les traitements disponibles, ainsi que des liens vers les centres de référence, les associations de patients et les études en cours.
En se fondant sur les renseignements collectés et en fonction de ce qui est suspecté, on peut contacter le médecin traitant du patient pour obtenir ou partager des informations.
Ensuite, il est utile de se rapprocher d’un CRMR pour obtenir un avis spécialisé. En France, la prise en charge des personnes qui présentent une maladie rare s’articule autour des CRMR : chacun est spécialisé sur une ou plusieurs familles de maladies rares. La mission des CRMR est notamment de centraliser les connaissances médicales et de les partager avec les praticiens de santé : ils peuvent aider au diagnostic et à la prise en charge. Ils peuvent être sollicités pour avis ou pour recevoir une personne en consultation. Plusieurs CRMR sont spécialisés dans les atteintes orales des maladies rares et sont répartis sur le territoire français. Les CRMR sont regroupés au sein de filières « maladies rares » qui ont pour mission de diffuser les informations sur les maladies rares prises en charge et dont les sites internet sont aussi de précieuses ressources (filière TETECOU, pour les malformations de la tête, du cou et des dents, et filière OSCAR, pour les maladies rares de l’os, du calcium et du cartilage). Les filières rédigent notamment des documents (les Protocoles nationaux de diagnostic et de soins, PNDS) qui synthétisent les bonnes pratiques pour le diagnostic et la prise en charge de plusieurs maladies rares orales.
Les manifestations orales de maladies génétiques rares sont nombreuses et variées. La possibilité de voir en consultation une personne présentant une maladie rare non diagnostiquée et qui se manifeste en bouche est tout à fait réelle. S’il n’est pas réaliste de connaître l’ensemble des signes de chaque maladie rare, il est crucial d’être suffisamment curieux pour que, en présence d’une situation clinique atypique, le praticien se renseigne, échange et éventuellement adresse à un CRMR. Le chirurgien-dentiste a toute sa place pour réduire l’errance diagnostique et améliorer la prise en charge des personnes présentant une maladie rare.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.
• Atteinte syndromique : atteinte caractérisée par l’association de manifestations orales avec d’autres anomalies générales, par opposition à l’atteinte isolée.
• Centre de Référence maladies rares : service hospitalier spécialisé dans une ou plusieurs familles de maladies rares, ayant notamment pour mission de centraliser les connaissances médicales et de les partager. Le centre peut aider au diagnostic et assurer la prise en charge.
• Défaut constitutionnel : anomalie intrinsèque d’un tissu d’origine génétique.
• Filière maladie rare : organisation nationale regroupant les CRMR spécialistes de maladies d’une même grande famille et les associations de malades présentant ces maladies.
• Maladie rare : maladie qui touche moins de 1 personne sur 2 000 dans la population générale.
• Maladie orpheline : maladie ne disposant pas de traitement efficace.
• Oligodontie : absence de six dents ou plus, hors troisièmes molaires.
• PNDS : Protocoles nationaux de diagnostic et de soins, qui sont des référentiels de bonne pratique portant sur les maladies rares.
• Orphanet : portail internet d’informations dédié aux maladies rares et aux médicaments orphelins à destination des malades, des professionnels de santé et des chercheurs. Il s’agit d’une initiative française puis européenne, disponible en français.
• OMIM : base de données qui propose un catalogue de toutes les maladies connues d’origine génétique. Il s’agit d’une initiative américaine.
• Ministère de la Santé et de la Prévention [https://sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/maladies-rares/article/les-maladies-rares]
• Orphanet [https://www.orpha.net/consor4.01/www/cgi-bin/?lng=FR]
• Filière Tête Cou [https://www.tete-cou.fr/]
• Filière OSCAR [https://www.filiere-oscar.fr/]