LES DOULEURS ORO-FACIALES, SIGNE D’ALERTE DE PROBLÈME DE SANTÉ GÉNÉRALE
Dossier
Amélie ALBISETTI* Nathan MOREAU**
*Interne en Chirurgie orale, Pôle de Médecine et Chirurgie dentaires, Hôpital Civil de Strasbourg, HUS, Strasbourg.
**MCU-PH en Chirurgie orale, Consultation Douleurs chroniques oro-faciales, Service de Médecine bucco-dentaire, Hôpital Bretonneau, AP-HP, Paris.
La douleur oro-faciale peut être une manifestation d’une pathologie systémique, voire révéler celle-ci. L’adressage rapide au spécialiste compétent permettra une prise en charge précoce et une amélioration du pronostic global. Cet article présente les principaux tableaux douloureux oro-faciaux pouvant révéler une pathologie neurologique, cardiaque ou cancéreuse.
La douleur oro-faciale est le premier motif de consultation en médecine bucco-dentaire, secondaire à de nombreuses étiologies locales, loco-régionales et systémiques, de gravité variable, dont le diagnostic peut être complexe pour le chirurgien-dentiste non spécialiste [1-3]. Dans certains cas, la douleur oro-faciale peut même être un signe inaugural d’une pathologie systémique occulte, voire le seul signe de celle-ci. Un adressage rapide et une collaboration étroite avec le spécialiste compétent permettront une prise en charge précoce et une amélioration du pronostic global. Bien qu’il soit impossible de présenter l’ensemble des douleurs oro-faciales pouvant révéler une pathologie systémique, cet article a pour objectif de présenter certains tableaux douloureux stéréotypés devant être connus du chirurgien-dentiste et la conduite à tenir pour leur prise en charge précoce.
Le nerf trijumeau, responsable de l’innervation sensitive de la face par ses deuxième (nerf maxillaire, V2) et troisième (nerf mandibulaire, V3) branches, participe également à l’innervation sensitive des méninges, les seules structures sensibles du cerveau, principalement via sa première branche (nerf ophtalmique, V1). Loin de fonctionner de façon distincte, il a été au contraire montré des interactions fonctionnelles importantes entre les trois branches trigéminales, au niveau du ganglion trigéminal et du tronc cérébral [1, 4]. À ce titre, de nombreuses pathologies neurologiques (céphalées, accidents vasculaires cérébraux, sclérose en plaques, tumeurs cérébrales et méningées…) peuvent se présenter sous la forme de douleurs oro-faciales (figure 1) dont la sémiologie sera fréquemment évocatrice de l’étiologie sous-jacente.
Sur le plan sémiologique, plusieurs critères vont orienter le praticien vers une potentielle pathologie neurologique sous-jacente, à savoir le décours temporel de la douleur et/ou la présence de signes neurologiques accompagnant le tableau douloureux [1].
Le décours temporel des douleurs oro-faciales est souvent le reflet de la physiopathologie de l’étiologie sous-jacente (tableau 1). Ainsi, des douleurs stéréotypées se répétant à intervalles réguliers orienteront vers une céphalée primaire, chaque céphalée ayant une rythmicité et une durée précises pour ses crises douloureuses. Le diagnostic de la céphalée primaire sera alors posé sur les critères de la classification internationale des céphalées (International Classification of Headache Disorders, 3rd edition [ichd-3.org]). De même, une douleur oro-faciale apparue brutalement, sans facteur ni événement déclencheur notable, et persistant dans le temps pourra faire évoquer une origine neurovasculaire, comme un accident vasculaire aigu, ischémique ou hémorragique. Inversement, une douleur oro-faciale s’installant progressivement et s’aggravant tant en intensité qu’en topographie douloureuse sera évocatrice d’un processus tumoral comprimant le nerf trijumeau sur son trajet. Enfin, bien que rare et non spécifique, des douleurs oro-faciales intermittentes et changeantes dans leur présentation clinique peuvent malheureusement révéler une sclérose en plaques, notamment dans sa forme rémittente-récurrente (cf. infra).
La présence de signes neurologiques (altération de la sensibilité faciale, ataxie, vertiges, troubles visuels ou auditifs…) accompagnant le tableau douloureux oro-facial sera également fortement évocatrice d’une atteinte neurologique. En outre, la présence de signes autonomiques (flush cutané, sudation, rhinorrhée, obstruction nasale, larmoiement…) pourra être observée dans certaines céphalées primaires : les céphalées trigémino-autonomiques, comme par exemple dans l’algie vasculaire de la face. Le caractère unilatéral de ces signes autonomiques est fortement évocateur.
Il n’est pas rare que des odontalgies soient secondaires à des céphalées primaires, en particulier des migraines. Bien qu’il n’existe pas de données en population générale, il a été rapporté une prévalence des odontalgies de 36 % dans les céphalées primaires diagnostiquées en consultation spécialisée de douleurs oro-faciales [4] et de 30 % dans une cohorte de 39 cas d’hémicrânie continue [5]. Ceci complexifie d’autant le diagnostic que les douleurs migraineuses sont typiquement pulsatiles et très intenses, donc aisément confondues avec des douleurs pulpaires [1]. Malheureusement, cela se traduit souvent par une errance diagnostique et thérapeutique importante et par de nombreux soins dentaires iatrogènes [4].
Par ailleurs, des odontalgies peuvent également révéler des céphalées primaires occultes et en permettre le diagnostic, même après 20 ans d’évolution [6].
Pour mémoire, les critères diagnostiques des céphalées primaires sont détaillés dans la classification ICHD-3 (International Classification of Headache Disorders 3rd edition) [7] dont une traduction française est disponible en ligne [8].
La sclérose en plaques est une maladie inflammatoire démyélinisante et neurodégénérative chronique du système nerveux central (figure 2), affectant principalement l’adulte jeune (2 femmes pour 1 homme) avec une incidence entre 2 et 3,6 cas/100 000 personnes/an [9]. Elle peut donner des douleurs oro-faciales typiquement neuropathiques, dans 2 à 4 % des cas [9], lorsqu’une plaque se développe au niveau du nerf trijumeau ou du complexe sensitif trigéminal (dans le tronc cérébral).
Dans certains cas rares, le tableau douloureux oro-facial peut être révélateur d’une sclérose en plaques occulte, comme dans le cas suivant.
Un patient de 35 ans, en bonne santé générale, avait consulté pour des douleurs post-avulsion de sa troisième molaire mandibulaire droite, depuis deux ans. Les douleurs étaient à type de démangeaisons gingivales associées à une sensation de chaleur locale suivies de l’apparition de décharges électriques (EVA 9/10) insomniantes en regard du site d’avulsion de 48 irradiant au secteur 1 et à la région temporale droite. L’imagerie CBCT objectivait une racine résiduelle de 48 à proximité du canal rétro-molaire droit (figure 3).
Au décours de sa prise en charge, plusieurs diagnostics et traitements ont été envisagés successivement :
- avulsion de la racine résiduelle de 48, suspectée d’être à l’origine d’une névrite du nerf rétro-molaire droit ;
- prescription de prégabaline pour une potentielle neuropathie trigéminale douloureuse post-traumatique ;
- prescription de carbamazépine pour une potentielle névralgie trigéminale atypique.
À chaque phase de la prise en charge du patient, il était observé une amélioration initiale suivie d’une rechute rapide en quelques jours (avec notamment nécessité d’augmenter les doses de prégabaline puis de carbamazépine pour maintenir leur effet antalgique).
In fine, un bilan neurologique complet a conclu à une sclérose en plaques rémittente-récurrente, dont les phases de poussées puis de rémission de la maladie pouvaient expliquer le tableau clinique très « changeant » de ce patient [10].
Certains accidents vasculaires cérébraux (AVC), qu’ils soient ischémiques ou hémorragiques, peuvent affecter le tronc cérébral et plus spécifiquement la région du complexe sensitif trigéminal, zone de convergence de toutes les fibres nerveuses trigéminales. À ce titre, ils peuvent donc se présenter sous la forme de douleurs aiguës d’installation brutale dans un territoire trigéminal. Le plus souvent, il s’agira de douleurs à type de brûlures affectant la gencive, la mâchoire, les dents, les sinus maxillaires, sans irradiation et sans évolution du tableau douloureux [1], en l’absence de pathologie locale.
Par ailleurs, une douleur oro-faciale aiguë peut révéler une dissection artérielle cervicale (artère carotide ou artère vertébrale), c’est-à-dire le clivage spontané - non traumatique - d’une paroi artérielle, dont la complication principale est l’accident vasculaire cérébral sur le territoire d’aval [1]. Il a ainsi été rapporté des dissections artérielles cervicales se présentant sous la forme de sinusalgies, de douleurs névralgiques, de douleurs faciales non spécifiques, voire même d’odontalgies [1]. La dissection de l’artère carotide interne donne un tableau relativement spécifique associant un syndrome de Claude Bernard-Horner douloureux ipsilatéral - myosis (diminution du diamètre pupillaire), ptosis (chute de la paupière supérieure) et énophtalmie (intrusion du globe oculaire dans son orbite) - et une cervicalgie au niveau de l’artère disséquée. Dans certains cas, il pourra également être observé une atteinte évocatrice du nerf hypoglosse ipsilatéral, sous la forme d’une déviation linguale du côté atteint lors de la protraction. Il est important et intéressant de noter qu’il a été rapporté une dizaine de cas de dissections artérielles cervicales secondaires à des soins bucco-dentaires (avulsions dentaires, soins conservateurs, anesthésie loco-régionale mandibulaire, anesthésie para-apicale), avec un accident vasculaire cérébral ischémique compliquant la dissection dans la majorité des cas [1].
La glossodynie, stricto sensu « une douleur de la langue », est un symptôme fréquent et polymorphe, secondaire à de nombreuses étiologies locales, loco-régionales ou systémiques, de gravité variable. En outre, la présence d’une glossodynie strictement unilatérale doit faire évoquer une douleur projetée liée à une compression du nerf lingual sur son trajet extra ou intracrânien et amener à une exploration complète du système trigéminal [3], comme dans le cas suivant.
Une patiente de 80 ans a été adressée en consultation douleurs oro-faciales devant une glossodynie unilatérale droite inexpliquée, d’évolution progressive et continue depuis 8 mois, associée à des douleurs labio-mentonnières ipsilatérales à type de brûlures et picotements ainsi qu’une hypoacousie ipsilatérale, sans anomalie notable à l’examen clinique ou aux examens biologiques prescrits (formule sanguine, bilan carentiel, glycémie à jeun et hémoglobine glyquée). L’IRM cérébrale objectivera un processus expansif de l’angle ponto-cérébelleux droit (probablement un méningiome) comprimant le nerf trijumeau et le nerf cochléo-vestibulaire droits, expliquant les douleurs oro-faciales et l’hypoacousie [11].
Le diagnostic et la prise en charge des pathologies neurologiques relèvent à l’évidence du neurologue, qu’il soit libéral ou hospitalier, parfois secondé par un confrère plus spécialisé (neurologue spécialiste des pathologies neurovasculaires ou des céphalées…, neurochirurgien, radiologue interventionnel…).
Dans tous les cas, un adressage rapide sera important pour limiter l’errance diagnostique et améliorer le pronostic final de la pathologie générale.
Chez un patient qui présentera un tableau douloureux oro-facial associé à des signes manifestes d’accident vasculaire cérébral aigu (paralysie faciale, hémiplégie, aphasie…), le praticien contactera immédiatement le SAMU (15) pour une prise en charge en extrême urgence du patient, chaque minute de perdue ayant un impact important sur les possibilités de récupération fonctionnelle à long terme de celui-ci.
Les principaux tableaux cliniques douloureux oro-faciaux devant faire évoquer une maladie neurologique sont résumés dans le tableau 1.
Outre la prise en charge rapide et adéquate des douleurs oro-faciales secondaires à un accident vasculaire cérébral occulte (et donc séquellaires de celui-ci), le chirurgien-dentiste a également un rôle stratégique à jouer dans la prévention des accidents vasculaires cérébraux ischémiques d’origine athéromateuse.
En effet, chez les patients à risque cardiovasculaire (tabagisme, HTA, diabète, dyslipidémie…), la maladie athéromateuse (ou artériosclérose) peut s’accompagner du développement de plaques d’athérome au niveau carotidien, qui peuvent au fil du temps se calcifier et donc devenir visibles à la radiographie panoramique (figure 4), dans la région de l’angle mandibulaire en regard de C3-C4, c’est-à-dire la région de la bifurcation carotidienne où se retrouvent majoritairement les plaques d’athérome [12]. Une telle découverte, souvent fortuite, en particulier chez un patient à risque cardiovasculaire, doit inciter à adresser ce dernier chez un neurologue ou un médecin vasculaire pour un bilan vasculaire complet. Ce bilan inclura notamment une échographie-doppler des troncs supra-aortiques pour évaluer le degré de sténose carotidienne et discuter la mise en place d’un traitement antiagrégant plaquettaire prophylactique et, donc, la prévention primaire d’un potentiel accident vasculaire cérébral (sténotique ou embolique).
Le syndrome coronarien aigu (angine de poitrine) et sa principale complication, l’infarctus du myocarde, sont des cardiopathies ischémiques graves, principalement liées à la formation de plaques d’athérome au niveau des artères coronaires. Le diagnostic et la prise en charge précoces de ces pathologies sont essentiels pour limiter l’importante mortalité qui leur est associée (le plus souvent par fibrillation ventriculaire suivie d’un arrêt cardio-respiratoire).
La douleur est un des signes cardinaux de ces cardiopathies ischémiques, témoignant de la souffrance myocardique secondaire à une perfusion tissulaire en oxygène insuffisante, du fait de la sténose de l’artère coronaire (syndrome coronarien aigu) ou bien de l’occlusion complète de l’artère et de l’ischémie du territoire myocardique d’aval (infarctus du myocarde). Cette douleur est classiquement thoracique, rétrosternale, constrictive (« en étau »), avec des irradiations aux bras, au cou, mais également à la région oro-faciale [1].
Dans 10 % des cas, la cardiopathie ischémique peut se manifester uniquement au niveau des structures crânio-faciales (cou, mâchoires, dents, arcade zygomatique, ATM et oreilles), sans douleur thoracique [1]. À ce titre, l’existence de douleurs oro-faciales d’origine cardiaque doit être connue de tout chirurgien-dentiste pour pouvoir les détecter précocement et adresser le patient au spécialiste compétent le plus rapidement possible.
Sur le plan physiopathologique, la douleur oro-faciale d’origine cardiaque est une douleur référée résultant de la convergence entre les afférences vagales et sympathiques cardiaques et les afférences trigéminales au niveau de la moelle spinale, pouvant se traduire par une erreur d’intégration corticale sur la localisation du site d’origine de la douleur (figure 5). Ainsi, la douleur oro-faciale d’origine cardiaque (tableau 2) présentera le plus souvent les caractéristiques typiques de la douleur thoracique, mais ressentie au niveau oro-facial, à savoir une douleur à type de pression, lourdeur, oppressante, exacerbée par l’exercice physique et calmée par le repos ou par la prise de trinitrine (un vasodilatateur coronarien). La coexistence de signes autonomiques (pâleur, sueurs) ou d’une dyspnée est également fortement évocatrice.
Un patient de 71 ans, avec antécédents de coronaropathie stentée (2 stents posés) et d’hypertension artérielle traitée, s’est présenté en urgence devant des douleurs sur 47 depuis plusieurs jours, irradiant au corps mandibulaire droit. L’examen clinique et radiographique objective une carie mésio-vestibulaire juxta-pulpaire (figure 6) associée à une parodontopathie et l’avulsion de la dent est indiquée.
En l’absence de nécessité de prémédication, il est décidé de réaliser l’avulsion dans la même séance. La mesure préopératoire de la pression artérielle (réalisée au repos strict, en position semi-assise) objective une hypertension artérielle de grade 3 à 170/90 mmHg (confirmée à deux reprises à 15 minutes d’intervalle), contre-indiquant l’avulsion en l’état.
Un complément d’interrogatoire a révélé que le patient ressentait des sensations de décharges électriques dans la dent 47 irradiant au niveau de l’ATM droite et le long du corps mandibulaire droit, atypiques pour une douleur d’origine pulpaire. Il ne rapportait en outre aucune autre localisation douloureuse dans quelque endroit du corps. Cependant, le patient avait présenté 5 épisodes de douleur thoracique rétrosternale constrictive irradiant à la mandibule (dont 4 épisodes l’ont réveillé pendant la nuit) au cours des 24 heures précédant sa consultation dans le service !
Le contact rapide du Service d’aide médicale urgente (15) a conduit à l’intervention immédiate d’une équipe du Service mobile d’urgence et de réanimation dans le service. Le patient a été examiné sur place par un médecin urgentiste, ce dernier retrouvant -au moment de l’examen- une pression artérielle à 207/115 mmHg, une absence de détection de troponine et un électrocardiogramme normal, suggérant un syndrome de menace d’infarctus du myocarde (angor instable/syndrome coronarien ST - troponine) justifiant son hospitalisation en unité de soins intensifs cardiologiques [13].
Les cardiopathies ischémiques sont une cause fréquente de mortalité cardiovasculaire et représentent par leur fréquence importante un véritable fléau de santé publique, nécessitant l’implication de tous les professionnels de santé.
Selon le degré d’urgence de la situation clinique (de la douleur intermittente à l’effort jusqu’à la douleur continue très intense associée à une sensation de mort imminente), le patient sera adressé à son médecin traitant, à un cardiologue ou à un médecin urgentiste (via un appel au SAMU, 15).
Bien que le diagnostic d’une douleur oro-faciale d’origine cardiaque puisse être relativement aisé lorsqu’il existe une douleur thoracique typique et/ou un terrain cardiovasculaire préexistant, celui-ci est beaucoup plus complexe en cas de douleur oro-faciale isolée.
Le tableau 2 résume les principales caractéristiques sémiologiques des douleurs oro-faciales devant faire suspecter une origine cardiaque.
Au-delà de son rôle dans la détection précoce d’une douleur oro-faciale d’origine cardiaque, le chirurgien-dentiste a également un rôle essentiel, mais malheureusement souvent négligé, dans la prévention primaire des maladies cardiovasculaires. En effet, en sa qualité de praticien de premier recours, avec un suivi régulier de ses patients, le chirurgien-dentiste est parfaitement placé pour participer à la prévention des facteurs de risque cardiovasculaires de son patient, via une amélioration de l’hygiène alimentaire, une limitation de la sédentarité, un sevrage tabagique (pouvant être accompagné par le chirurgien-dentiste via la prescription de substituts nicotiniques), les soins bucco-dentaires (dont le traitement parodontal) et le dépistage de l’hypertension artérielle dans les populations à risque. Concernant ce dernier point, certains auteurs suggèrent que la mesure systématique de la pression artérielle au cabinet dentaire chez tout nouveau patient de plus de 50 ans ayant des facteurs de risque cardiovasculaires favoriserait le dépistage d’une hypertension artérielle méconnue, dont le traitement précoce permettrait d’en limiter les complications et donc la mortalité associée.
La douleur oro-faciale peut être l’unique manifestation inaugurale d’une pathologie cancéreuse, qu’elle soit loco-régionale (ex. : carcinome épidermoïde) ou systémique (ex. : leucémie, lymphome). En particulier, la présence d’une otalgie ou d’une douleur linguale inexpliquée doit toujours faire rechercher un cancer occulte [1].
Contrairement à la notion communément admise que les cancers des voies aérodigestives supérieures sont indolores aux stades initiaux, certaines études suggèrent au contraire que les patients présentant des cancers oraux débutants présenteraient des douleurs spontanées et des limitations fonctionnelles bien supérieures à celles des patients présentant des lésions à risque de transformation maligne ou une muqueuse saine [1].
Les douleurs oro-faciales d’origine cancéreuse n’ont pas forcément de caractéristiques sémiologiques spécifiques mais certains tableaux cliniques sont évocateurs.
Les leucémies aiguës, par exemple, peuvent donner d’authentiques tableaux de pulpites dentaires, du fait de l’infiltration blastique a retro de la pulpe, mais également des paresthésies labio-mentonnières en cas d’invasion du nerf mandibulaire. Des lymphomes [14] ou des myélomes [15] mimant des douleurs gingivales ou dentaires ont également été rapportés de façon anecdotique dans la littérature.
Certaines tumeurs malignes, en comprimant les structures nerveuses oro-faciales, peuvent donner des tableaux de névralgie trigéminale ou de névralgie glosso-pharyngienne et doivent être évoquées devant tout tableau névralgique atypique, c’est-à-dire ne remplissant pas les critères ICHD-3 classiques pour ces pathologies [8].
In fine, une douleur oro-faciale d’origine cancéreuse sera évoquée devant toute douleur inexpliquée sur un terrain oncologique (patient ayant un antécédent de cancer, patient alcoolo-tabagique…), en particulier s’il existe des signes cliniques évocateurs d’une pathologie maligne locale (induration sous-lésionnelle, adénopathies fermes et indolores dans le territoire de drainage de la lésion, saignement spontané de la lésion, aspect ulcéro-bourgeonnant) ou d’une hémopathie maligne (pâleur muqueuse, gingivorragies spontanées et ulcérations pouvant faire évoquer une pancytopénie, hyperplasie gingivale faisant évoquer une infiltration blastique locale, altération de l’état général).
Une patiente de 47 ans, en bonne santé générale, avait consulté en urgence pour des douleurs maxillaires gauches décrites comme lancinantes, ressenties au niveau de la gencive, des dents et du sinus maxillaire. L’examen clinique retrouvait une discrète hyperplasie gingivale ainsi qu’une ulcération du fond du vestibule, sans autre anomalie notable (figure 7). Le reste de l’examen était sans particularité et aucune anomalie n’était objectivée à l’examen radiographique. La patiente décèdera malheureusement avant toute prise en charge, d’une forme foudroyante de leucémie aiguë myéloblastique (LAM 2).
Lorsque le chirurgien-dentiste suspecte une douleur oro-faciale d’être d’étiologie cancéreuse, il conviendra de distinguer l’hypothèse d’un carcinome des voies aérodigestives supérieures, qui nécessitera un adressage urgent à un chirurgien ORL ou un chirurgien maxillo-facial, de l’hypothèse d’une hémopathie maligne, qui nécessitera un adressage en extrême urgence en oncohématologie. Compte tenu du risque majeur de mortalité rapide chez les patients ayant une hémopathie maligne avec pancytopénie (les cellules malignes ayant envahi la moelle osseuse et bloqué la production de toutes les lignées sanguines), tout patient suspect d’une hémopathie maligne devra avoir une numération de sa formule sanguine en extrême urgence comme étape initiale de sa prise en charge, soit dans un service d’urgences médicales (prescrite par le médecin urgentiste), soit dans un laboratoire d’analyses médicales (prescrite par le chirurgien-dentiste), selon les disponibilités locales.
Outre la douleur oro-faciale, qui n’est pas spécifique ni évocatrice, les signes locaux et généraux accompagnant cette douleur permettront d’évoquer une étiologie cancéreuse.
Les principaux tableaux cliniques devant faire évoquer une pathologie maligne sont résumés dans le tableau 3.
À l’instar de son rôle dans la prévention des facteurs de risque cardiovasculaires, le chirurgien-dentiste a également un rôle essentiel à jouer dans la prévention des facteurs de risque oncologiques et du risque de cancer oral :
- en incitant et accompagnant le patient au sevrage tabagique et alcoolique ;
- en dépistant et surveillant toutes les lésions muqueuses à potentiel de transformation maligne (leucoplasies, érythroplasies, lichen plan érosifs et scléro-atrophiques anciens…) ;
- en biopsiant (ou en adressant pour biopsie) toute lésion muqueuse ne guérissant pas en 15 jours après élimination du facteur causal suspecté (régularisation d’une prothèse amovible traumatisante, débridement gingival local…) ou toute alvéole ne cicatrisant pas au-delà du délai normal de cicatrisation (de 15 jours à 3 semaines) ;
- en assurant un suivi bucco-dentaire régulier avec élimination de tous les foyers infectieux bucco-dentaires et rééquilibration de toutes les prothèses amovibles instables, en particulier chez les patients alcoolo-tabagiques (car l’inflammation chronique serait un facteur promoteur de cancer, c’est-à-dire qu’elle favoriserait la multiplication rapide des cellules cancéreuses une fois leur transformation maligne effectuée).
La cavité orale peut être le siège de nombreuses manifestations de pathologies systémiques ou générales, connues ou occultes. Parmi ces manifestations, les douleurs oro-faciales peuvent fréquemment révéler des problèmes de santé générale, parmi lesquels les pathologies neurologiques, cardiaques et cancéreuses sont les plus importantes, notamment du fait d’un pronostic parfois sombre en l’absence de prise en charge rapide et adaptée.
En tant que professionnel de santé de premiers recours, le chirurgien-dentiste a une place stratégique pour détecter précocement les tableaux douloureux oro-faciaux devant faire évoquer une étiologie neurologique, cardiaque ou cancéreuse et adresser le patient en urgence au spécialiste compétent, mais également pour être un acteur de prévention primaire en accompagnant le patient dans la réduction et/ou l’élimination de ses facteurs de risque cardiovasculaires et/ou oncologiques.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.