JE SUSPECTE UNE LÉSION CANCÉREUSE DE LA CAVITÉ BUCCALE : QUE FAIRE ?
Dossier
Aveline DOURNES* Ingrid BREUSKIN** Sophie DENEUVE*** Ihsène TAÏHI-NASSIF****
*Ancienne attaché hospitalière. Exercice libéral à Paris.
**PH, Chirurgien ORL. Responsable du comité ORL/Tête et cou, département de Cancérologie cervico-faciale, Gustave Roussy, Villejuif.
***PH, Chirurgien ORL. Responsable de la RCP Tête et cou, CHU de Rouen. Fédération de Cancérologie de Rouen.
****MCU-PH, Chirurgie orale, Université Paris Cité. Hôpital Rothschild, Paris.
Le chirurgien-dentiste, dans sa pratique quotidienne, est souvent confronté à des lésions de la muqueuse buccale qu’il pourrait suspecter de cancéreuses. Il se pose alors la question de la conduite à tenir face à cette suspicion : biopsier, surveiller, adresser et à qui ? Cet article explique l’importance de notre rôle en tant que chirurgiens-dentistes dans le dépistage et le suivi de ces patients, donne des clés de réflexion et permet de comprendre les enjeux liés à leur prise en charge dans les services de cancérologie cervico-faciale.
Les cancers de la cavité buccale (CCB) sont un réel enjeu de santé publique : ils représentent la localisation la plus fréquente des cancers des VADS (voies aérodigestives supérieures) selon l’International Agency for Research on Cancer (IARC) [1]. La France se situe parmi les pays développés avec le taux d’incidence le plus élevé. Bien que leur incidence soit en régression, l’une des problématiques reste le diagnostic souvent tardif de ces cancers [2]. Leur potentiel métastatique aggrave le pronostic des patients ; de plus, les traitements actuels (majoritairement chirurgicaux) laissent de lourdes séquelles esthétiques et fonctionnelles, et ce malgré les progrès de la chirurgie reconstructrice. Ces cancers sont représentés à 90 % par le carcinome épidermoïde oral (CEO). Ce dernier se développe le plus souvent de novo. Une fois sur cinq, il peut provenir de lésions préexistantes telles que les lésions potentiellement malignes ou précancéreuses [3].
Toutes ces raisons font que le dépistage précoce du CEO est primordial de même que la connaissance de la conduite à tenir face à une lésion suspecte d’être cancéreuse afin d’assurer une prise en charge optimale de nos patients. En effet, si un cancer est détecté à un stade précoce, son taux de survie à 5 ans est amélioré et estimé à 80 %. Les chirurgiens-dentistes sont les plus concernés par ce rôle de dépistage, étant en première ligne face à l’examen de la muqueuse orale. Mais, selon une enquête menée auprès des chirurgiens-dentistes français (travail en cours de publication), moins de 25 % des praticiens réalisent un examen systématique de la muqueuse orale. De plus, un manque d’expérience est également noté à travers ce sondage : près de 25 % des praticiens sondés n’ont jamais été confrontés à une lésion suspecte sur l’année de l’enquête (2018).
Les chirurgiens-dentistes se posent souvent la question de la conduite à tenir lorsqu’ils suspectent une lésion de cancer : biopsier, adresser, quand et à qui, réaliser une exérèse, surveiller ?
À retenir :
- les CCB et plus spécifiquement les CEO sont souvent dépistés tardivement ;
- le rôle essentiel du chirurgien-dentiste dans le dépistage précoce pour éviter les séquelles lourdes de la chirurgie reconstructrice.
Afin de comprendre la conduite à tenir face à une lésion suspecte de cancer, il est important de rappeler que la suspicion des CCB, et plus spécifiquement du CEO, repose essentiellement sur l’anamnèse et l’examen clinique du patient. C’est ensuite l’examen anatomopathologique d’un prélèvement biopsique qui permet de le confirmer.
La plupart de ces cancers se déclare entre 45-70 ans et chez les hommes (de 50 à 70 % des cas selon les différentes études). Ces éléments dessinent un profil type prédominant. Cependant, deux autres tendances épidémiologiques se dégagent en parallèle : une augmentation de ces cancers chez les jeunes [4] et une tendance à l’augmentation chez la femme âgée [5].
Malgré un sex-ratio de 4,9 traduisant une nette prédominance masculine, cette dernière tend à se réduire [3]. Elle serait à mettre en corrélation avec une diminution de l’alcoolo-tabagisme chez les hommes et une augmentation chez les femmes, avec probablement d’autres facteurs de risque non encore définis. Et pour cause, l’éthylo-tabagisme est de loin le facteur de risque prédominant. L’intoxication tabagique est un facteur commun dans presque 80 % des CCB [6], agissant dans une relation synergique avec l’alcool dans le processus de cancérisation.
• Anamnèse médicale : certaines pathologies générales peuvent induire des lésions buccales à risque de transformation maligne : diabète de type II, immunodépression congénitale ou acquise, maladies génétiques telles que les syndromes de Bloom et Li-Fraumeni, etc. Elles sont associées à un risque majoré de CCB.
• Histoire familiale : les sujets ayant un parent du premier degré atteint d’un cancer des VADS présentent un risque plus élevé d’en développer un eux-mêmes (transmission des habitudes de vie nocives [7], partage du même patrimoine génétique, etc.).
• Consommation de tabac : le tabac fumé libère de nombreux composants classés cancérogènes avérés par l’IARC [8]. Le risque croît selon une relation dose-effet, avec un seuil critique à 20 PA (paquets-année) pour les hommes, 15 pour les femmes (NB : 1 paquet-année correspond à la consommation de 1 paquet de 20 cigarettes par jour pendant 1 an) [9]. Non fumé (chiqué, etc.), tout comme la mâche de bétel associée à la noix d’Arec (populations d’Asie), il est aussi associé aux CCB. Qu’il soit ou non consommé mélangé à du tabac, le cannabis est encore plus délétère que ce dernier. La nocivité de 3 « joints » équivaudrait à celle d’un paquet de cigarettes. Concernant la cigarette électronique, l’American Association for Cancer Research (AACR) révèle une insuffisance de données mais il est établi que son profil de toxicité, bien moins nocif que celui de la cigarette classique, en fait une alternative intéressante [10].
• Consommation d’alcool : l’alcool est un carcinogène reconnu. Associé au tabac, la potentialisation de leurs effets muqueux (augmentation de sa perméabilité, hypovitaminoses, etc.) rend leur association désastreuse, accroissant les risques de 6 à 103 fois.
• Défaut d’hygiène orale : après élimination des biais éventuels liés à un mauvais état bucco-dentaire pour élucider sa part dans la cancérogenèse (candidose buccale, irritations muqueuses d’origine mécanique, etc.), des études concluent qu’il est bel et bien un facteur de risque de CCB [11].
• Human Papillomavirus : si la corrélation avec le CEO n’est pas confirmée, l’implication des HPV dans la survenue de certains cancers des VADS a été établie. La population concernée est différente de celle des CCB : généralement plus jeune, non alcoolo-tabagique, avec une transmission sexuelle suspectée et des localisations préférentielles au niveau de l’oropharynx. En effet, le HPV serait associé à environ 45,6 % des CE de l’oropharynx versus 10,5 % pour les CCB [12]. L’analyse des échantillons histologiques d’une grande cohorte de patients confirme bien ces données et retrouve seulement 2,2 % des CCB positifs pour l’ADN du HPV et seulement 7,9 % avec un immunomarquage P16 positif [13]. La recherche du statut HPV dans le CCB ne semble pas pertinente pour la prise en charge clinique de ces tumeurs.
• Carences alimentaires : les carences vitaminiques (A, C) augmenteraient le risque de cancer des VADS. Inversement, la consommation de fruits, légumes, café et thé vert serait un facteur protecteur (propriétés antiprolifératives, immunostimulantes, etc.) [9].
• Indice de masse corporelle : à contre-courant des autres cancers, une étude de grande ampleur rapporte un risque de CCB minoré chez les personnes en surpoids. Cette corrélation est renforcée chez les hommes et chez les consommateurs de tabac et d’alcool (via la « dilution » des cancérogènes lipophiles dans les tissus adipeux des patients alcoolo-tabagiques) [14].
Si certains facteurs de risque des CCB font toujours l’objet de recherche, ceux dont le rôle est bien établi sont à identifier lors de l’anamnèse car ils permettent d’orienter la suspicion de CEO. L’analyse de son épidémiologie et de ses facteurs de risque révèle des éléments majeurs. La connaissance de ces indices est indispensable au dépistage d’un CEO.
À retenir :
- l’entretien clinique est une étape-clé dans la détection des « profils à risque » de développer un CCB ;
- suivre un questionnaire systématique et exhaustif comprenant un questionnaire médical, les antécédents familiaux, les habitudes de consommation du patient, tant sur le plan éthylo-tabagique qu’alimentaire semble être une très bonne méthode pour n’omettre aucun élément permettant d’alerter en cas de détection de profil type.
• Altération de l’état général : asthénie, amaigrissement rapide, perte d’appétit.
• Symptômes loco-régionaux : gêne, trismus, signes à distance (otalgie, dysphagie, etc.) ± douleur.
NB : ces cancers étant la plupart du temps paucisymptomatiques dans les formes débutantes, ces éléments seront davantage retrouvés dans les formes évoluées.
Les CEO présentent les caractéristiques cliniques suivantes :
- un polymorphisme clinique important ;
- une induration péri et sous-lésionnelle, associée parfois à un saignement de contact ;
- un caractère lymphophile avec une propension à la métastase ganglionnaire.
Pour dépister un CEO, un examen clinique minutieux est primordial car toutes les localisations sont envisageables. Cependant, même si la répartition topographique du CEO est variable selon les auteurs, plus de 50 % des CEO concernent le plancher buccal et les bords latéraux de la langue mobile. Ces deux localisations représentent respectivement 18 et 18,5 % des cancers des VADS chez les hommes et 12 et 22 % chez les femmes [15].
• Palpation : les adénopathies cervicales sont présentes dans 10 à 50 % des cas lors du premier examen clinique [16]. Les CCB sont des cancers dont le drainage lymphatique s’effectue vers le plancher buccal et les régions sub-mentales et sub-mandibulaires.
• Inspection : déformation faciale, tuméfaction, limitations fonctionnelles (dans les formes évoluées).
• Palpation : saignement de contact, mobilité dentaire (sans justification parodontale) signant une ostéolyse mandibulaire sous-jacente, induration sous et péri-lésionnelle : signe clinique quasi pathognomonique, elle concerne presque tous les CCB et sera un élément essentiel dans l’établissement du diagnostic (signe de l’infiltration tumorale des plans sous-jacents). Une adénopathie sous-muqueuse (plancher buccal) peut également être retrouvée.
• Inspection : les formes cliniques du CEO sont assez variables. Une lésion sans facteur étiologique retrouvé et qui persiste depuis plusieurs semaines doit faire penser à un diagnostic de CEO.
• Forme ulcéro-végétante (35,5-62 % des cas selon les études) : c’est la forme clinique la plus fréquemment rencontrée. La lésion est mixte avec un relief irrégulier associant ulcération(s) et végétation(s) (figures 1 à 4).
• Formes ulcéreuses (18,8-91 % selon les études) :
- endophytique : forme d’une fente irrégulière creusant la muqueuse : ulcération archétypique carcinomateuse à versant interne sanglant (fond nécrotique) et externe sain d’apparence (bords épais, surélevés, voire éversés) (figures 5 et 6) ;
- fissuraire : aspect de crevasse, fissure ou puit avec une masse tumorale sous-jacente ;
- plane : ulcération étendue plus ou moins large, avec peu ou pas de relief. Elle peut également être circonscrite par un bourrelet surélevé (figure 7).
• Formes végétantes (15,6-26,9 % selon les études) :
- exophytique simple : elle présente la forme d’une masse bourgeonnante, avec un dôme parfois ulcéro-érosif recouvert d’enduits jaunâtres et nécrotiques. La muqueuse du siège d’atteinte est congestive (figure 8) ;
- hyperkératosique verruqueuse : présentation clinique d’une forme exophytique simple, majorée d’une hyperkératose et/ou d’îlots verruqueux (figure 9).
• Formes rares :
- érosive (d’apparence débutante, se développant volontiers sur une lésion à risque tel qu’un lichen ancien) ;
- nodulaire interstitielle (3,1-26,9 % selon les études) : aspect de voussure muqueuse banale indurée qui s’extériorise (figures 10 et 11) ;
- étendue en nappe (associe des plages kératosiques et érythémateuses sur des zones étendues) (5,8-40,6 % selon les différentes études).
À retenir :
- persistance plusieurs semaines sans facteur étiologique ;
- adénopathie(s) ;
- lésion endophytique et/ou exophytique ;
- saignement au contact ;
- induration péri et/ou sous-lésionnelle ;
- forme clinique la plus fréquente : ulcéro-végétante.
La démarche clinique menée par le chirurgien-dentiste devant une lésion muqueuse le conduit à une ou plusieurs hypothèses diagnostiques, dont éventuellement celle d’un CCB et souvent de CEO.
Une revue de la littérature a cependant montré que l’observation clinique des lésions muqueuses n’était pas suffisamment prédictive de leur diagnostic histologique [17]. Dans le cas du CEO, de par son aspect polymorphe et ce même lorsque les éléments cliniques sont en sa faveur, la réalisation d’un examen complémentaire s’avère donc nécessaire. De multiples techniques de prélèvement ou de détection existent (cytologie exfoliative, cytobrosse, etc.) mais, parmi celles-ci, seul un prélèvement lésionnel suivi de son analyse histologique reste la référence diagnostique actuellement dans l’investigation de ces lésions. Ce prélèvement sera partiel (biopsie) ou total (exérèse).
La biopsie/exérèse est un geste fondamental pratiqué très couramment en chirurgie/dermatologie buccale qui est une obligation thérapeutique et médico-légale en cancérologie buccale. Selon l’article L. 4141-1 du Code de la Santé Publique, la formation reçue par le chirurgien-dentiste lui permet : « La prévention, le diagnostic et le traitement des maladies congénitales ou acquises, réelles ou supposées, de la bouche, des dents, des maxillaires et des tissus attenants, dans le respect des modalités fixées par le Code de Déontologie de la profession, mentionné à l’article L. 4127-1 ».
La technicité de l’acte est dans le domaine de compétences du chirurgien-dentiste qui est donc habilité à pratiquer tout prélèvement muqueux. Dans la continuité de sa réalisation, il s’engage à procéder à l’annonce de son résultat puis à assurer le traitement de l’affection ou le transfert du patient vers un spécialiste. Or, l’annonce d’un cancer peut représenter une difficulté importante pour un praticien n’y étant pas formé. Le dispositif d’annonce a fait l’objet d’un rapport par l’HAS en 2008 [18] et son contenu est réévalué au cours des différents Plans Cancer. Il est articulé en quatre temps distincts [19] et présente des règles que la gravité de la situation impose de respecter. Sa réalisation nécessite donc de s’y former au préalable.
Aux problématiques techniques et d’annonce du résultat s’ajoutent celles de la continuité thérapeutique. Prendre la décision de biopsier revêt des enjeux importants, par sa situation charnière entre les spécialités médicales de chirurgie orale et de cancérologie cervico-faciale (CCF). Ceci donne une importance particulière au geste initial des chirurgiens-dentistes et une prise de décision réfléchie concernant son exécution. Le praticien engage sa responsabilité, doit agir dans l’intérêt du patient et dans le respect des disciplines parallèles à son domaine de compétence, sans en outrepasser les limites.
Plusieurs facteurs influencent la prise de décision entre biopsie, surveillance ou adressage en CCF face à une lésion de la muqueuse buccale, suspecte de malignité ou carcinomateuse avérée.
Certains pays encouragent l’initiative du prélèvement dans le cadre d’une collaboration efficace avec les équipes d’oncologie, avec à la clé un diagnostic rapide et donc un délai avant la thérapie raccourci, la rapidité étant un facteur pronostique important [20]. Une étude sur une importante cohorte a comparé le risque de décès des patients selon la rapidité de prise en charge. Le risque de décès a été significativement moindre dans le groupe traité dans les 30 jours suivant le diagnostic par rapport au groupe traité dans les 120 jours. Un intervalle allongé entre diagnostic et traitement est donc associé à un pronostic moins favorable [21].
L’évaluation de recommandations anglo-saxonnes en est une illustration. Une initiative de two-week wait a été mise en place par le National Institute of Health & Care Excellence afin d’améliorer la prise en charge des CEO. Elle proposait une liste de signes et symptômes nécessitant de référer urgemment en CCF (ulcération muqueuse/tuméfaction buccale/dysphagies persistant plus de 3 semaines, toute plaque rouge/rouge et blanche de la muqueuse, mobilité dentaire inexpliquée, etc.). Malgré les bénéfices espérés, cette initiative a présenté des limites : seuls 24 % des cas indiqués comme urgents se sont avérés être cancéreux. De plus, les délais se sont vus rallongés, la surcharge du système hospitalier ayant créé un goulot d’étranglement tout au long du parcours. Un diagnostic précoce offrirait une meilleure chance de guérison [22]. Ceci est d’autant plus vrai que le risque de CCB est grand (fumeurs par exemple) car les visites de contrôle sont souvent moins fréquentes. Cette absence de « conscience médicale » risquant de générer une errance diagnostique, voire une perte de vue, pourrait justifier un acte précoce afin d’enclencher la prise en charge rapidement [23].
L’acquisition précoce du diagnostic histologique permettrait, lors de l’adressage du patient, un enclenchement immédiat de la prise en charge oncologique.
• Face à la course contre la montre qu’est la cancérogenèse, le critère décisionnel principal sera donc la rapidité de prise en charge : une localisation géographique en zone sous-dotée/désert médical, l’absence de correspondance directe avec un service compétent, des délais hospitaliers régionaux connus comme longs ou encore un patient en rupture de soins et/ou non observant seront autant de situations encourageant la réalisation d’un geste à visée diagnostique sans détour. La communication avec un laboratoire d’anatomopathologie adapté pour l’analyse du prélèvement a également toute son importance.
• En revanche, si le réseau de correspondants et/ou la localisation géographique du chirurgien-dentiste comportent des canaux d’adressage permettant une prise en charge prioritaire, facilitée et rapide, il sera préférable de laisser intacte la lésion primitive et d’adresser le patient : consultation de dermatologie buccale, services et urgences de médecine bucco-dentaire, chirurgiens maxillo-faciaux et ORL.
La prise en charge idéale pour le patient restant la réalisation de la biopsie au cours de la panendoscopie au sein des services d’ORL, de chirurgie maxillo-faciale, de chirurgie cervico-faciale ou de CLCC (Centres de Lutte Contre le Cancer), a fortiori face à un profil clinique quasi pathognomonique, ces derniers seront à privilégier. Dans le cas où l’adressage dans ces services présente des freins (absence de contact direct, délais, complexité de prise de RDV par le patient, risque d’errance du patient par crainte de mauvais diagnostic) ou face à un diagnostic clinique incertain, l’adressage à un intermédiaire compétent devra être envisagé : consultation hospitalière de dermatologie buccale, services et urgences de médecine bucco-dentaire, spécialistes en chirurgie orale. L’adressage devra être documenté (motif de consultation ou découverte fortuite, anamnèse et examen clinique complet) et si possible photographié/cartographié (avec mesures initiales de la lésion primitive afin d’objectiver l’évolution clinique entre J0 et JX).
Il serait judicieux pour tout praticien d’anticiper l’ajout dans son carnet d’adressage (comme il le fait pour d’autres spécialités telles que l’endodontie, la parodontie, etc.) d’un correspondant anatomopathologiste et/ou d’un chirurgien oral ou chirurgien habilité à diagnostiquer et/ou prendre en charge une pathologie maligne. Des annuaires sont disponibles sur le site de l’Institut National du Cancer [24].
Sur le plan pratique, la réponse devrait être conditionnée à la taille de la lésion. Si une biopsie trouve aisément sa justification face à une lésion supra-centimétrique, une lésion infracentimétrique peut inviter à en réaliser l’exérèse. Mais la taille ne doit aucunement occulter les implications thérapeutiques et pronostiques engendrées par la réalisation de l’une ou l’autre.
• Une étude rétrospective menée en Australie révèle que, dans les stades I et II (anciennement tumeurs au stade T1 ou T2, N0), le choix entre biopsie ou exérèse n’affecterait pas la survie à 5 ans [25]. Les problématiques soulevées concernaient la sureté et l’efficacité de ces deux méthodes diagnostiques, notamment l’éventuelle contribution de la biopsie dans la dissémination hématogène des cellules cancéreuses. De même, une étude récente s’est intéressée à des CEO stades I/II et rapporte qu’une biopsie diagnostique réalisée avant exérèse tumorale y génèrerait une polarisation macrophagique du type M1 vers le M2 ; ce dernier étant impliqué dans une modification de la biologie tumorale (vers un pronostic plus mauvais) et dans la promotion des métastases ganglionnaires cervicales [26]. Mais le sujet reste à l’heure actuelle très discuté dans la littérature, les différentes études (chez l’animal comme chez l’homme) n’ayant pas amené à une conclusion faisant consensus. Les inconvénients de la biopsie précoce restent non démontrés par des études cliniques probantes.
• Concernant l’exérèse, en revanche, les conséquences engendrées par sa réalisation hors protocole oncologique font l’objet d’un consensus. Réalisée sans diagnostic préalable, elle peut entraîner :
- une lecture faussée de l’IRM (remaniements inflammatoires générant un hypersignal mimant celui de la tumeur, à l’origine de faux positifs) ;
- un traitement insuffisant du site primitif si insuffisance des marges chirurgicales. Une réintervention élargie est alors nécessaire (et la relocalisation des marges compliquée) [27] ;
- un traitement excessif inutile lorsque la lésion s’avère être bénigne, dans le cas d’une exérèse large par crainte d’une lésion cancéreuse [28] ;
- un traitement des aires cervicales plus invasif : la technique du ganglion sentinelle reposant sur une injection péri-tumorale, elle nécessite la présence de la lésion et de son aire de drainage lymphatique. Une difficulté de repérage en présence d’une cicatrice ou l’élimination du tissu environnant (contenant les lymphatiques) peut compromettre la cartographie du ganglion sentinelle et donc la faisabilité de la technique [29] ;
- une exérèse modifiant le profil des macrophages vers le type M2 [26] à l’origine d’une progression tumorale et de métastases ganglionnaires, le pronostic du patient se voit assombri, avec pour conséquence thérapeutique une invasivité majorée et des complications esthétiques et fonctionnelles.
À retenir
En cas de prélèvement, la conduite à tenir sera donc celle d’une biopsie et non pas d’une exérèse.
Le prélèvement étant partiel, il devra être représentatif de la lésion (figure 12) : à cheval entre zone saine et zone suspecte, en privilégiant une zone récente et incluant le ou les sites où le processus pathologique est le plus typique/évolué. Les zones de nécrose ou présentant des ulcérations inflammatoires doivent être évitées (leur non-spécificité ne renseignera pas sur le caractère malin, différencié ou invasif de la lésion). La préservation des obstacles anatomiques est à anticiper. L’incision est réalisée à la lame froide, à la pince emporte-pièce ou au punch à biopsie selon l’accès à la région anatomique et les habitudes du praticien. Elle doit être profonde d’emblée afin de prélever au-delà de l’épithélium et d’évaluer l’invasion d’un CE éventuel. Les berges seront suturées avec des points simples, avec du fil résorbable de préférence en 3.0 ou 4.0 selon la localisation. Les suites opératoires (gestion de la douleur, de la cicatrisation) seront gérées par une prescription adaptée comme après toute chirurgie, à savoir un antalgique de pallier I, un anesthésiant local à appliquer avant les repas pour un meilleur confort et un antiseptique local sous forme de gel ou de bain de bouche. Le prélèvement est orienté par un fil de repérage (de suture, arbitrairement fixé à midi), afin de fournir les informations dimensionnelles à l’anatomopathologiste et de pouvoir réintervenir si nécessaire, puis fixé (Bouin ou formol 10 %).
Les informations transmises à l’anatomopathologiste doivent être les plus exhaustives possibles :
- date du prélèvement et nom de l’opérateur ;
- identification précise du patient ;
- antécédents médico-chirurgicaux, traitements actuels et passés en rapport avec la situation ;
- description clinique de la lésion, symptomatologie et histoire de la maladie ;
- diagnostics différentiels et diagnostic clinique présumé ;
- localisation anatomique, orientation et siège du prélèvement (à main levée ou à l’aide d’un schéma anatomique).
À retenir
Plusieurs critères sont à prendre en compte par le praticien afin d’adapter la prise en charge d’une lésion suspecte de malignité (figures 13 et 14) : proximité géographique, compliance du patient, taille de la lésion, compétence technique au geste de la biopsie.
L’examen clinique systématique des muqueuses buccales par le chirurgien-dentiste présente une place déterminante dans le dépistage précoce des CEO. Les données épidémiologiques en cancérologie buccale nous permettent de cibler une population à risque avéré et une population émergente de patients jeunes sans facteurs de risque ou de femmes âgés à prendre en considération. La forme clinique la plus fréquente est la forme ulcéro-végétante avec des caractéristiques cliniques connues.
Par ailleurs, ces cancers sont polymorphes et la prudence est de mise même face à une lésion qui peut sembler cliniquement bénigne. Tous ces éléments permettront d’aider le chirurgien-dentiste dans sa démarche diagnostique face à une lésion suspecte de malignité. Le chirurgien-dentiste doit alors être en mesure, en fonction des paramètres détaillés dans cet article, soit d’adresser, soit de réaliser lui-même le premier geste diagnostique de biopsie avec une organisation du réseau de prise en charge en cancérologie cervico-faciale.
Cette réflexion permettra une pratique en adéquation avec le protocole oncologique, tout en limitant les risques de sur ou de sous-adressage.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.