DÉPISTAGE DES TROUBLES DES CONDUITES ALIMENTAIRES PAR LE CHIRURGIEN-DENTISTE
Dossier
Hélène RANGÉ* Nathalie GODART** Pierre COLON***
*PU-PH Parodontologie, UFR odontologie, Université de Rennes, CHU de Rennes. Institut NuMeCan Nutrition, Métabolismes, Cancers, Université de Rennes, Inrae, Inserm. Présidente scientifique de la SFPIO.
**PU-PH Pédopsychiatrie, UFR Simone Veil, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Fondation Santé des Étudiants de France. Présidente de la Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB) et Vice-présidente du réseau TCA Francilien.
***PU-PH Odontologie conservatrice Endodontie, Université Paris Cité. Hôpital Rothschild AP-HP. UMR CNRS 5615 Lyon 1.
Les troubles des conduites alimentaires regroupent différents diagnostics cliniques dont principalement la boulimie, l’hyperphagie boulimique (binge eating disorder) et l’anorexie mentale. La boulimie ainsi que l’anorexie associée à des crises de boulimie sont caractérisées par des comportements de purge avec des vomissements qui expliquent en grande partie leurs répercussions précoces sur la santé orale. Un examen clinique attentif peut permettre au chirurgien-dentiste de repérer ces personnes en souffrance. Se posent alors différentes questions…
Comment aborder les troubles des conduites alimentaires avec un patient ? Vers quel professionnel de santé l’orienter ? Et ensuite, comment intégrer le traitement dentaire à la prise en charge globale ? Autant de questions auxquelles cet article tente de répondre.
Les troubles des conduites alimentaires (TCA) sont à distinguer des perturbations alimentaires passagères (grignotage, régime) qui peuvent survenir au décours de la vie, lors de période de stress, de maladie ou de changements physiologiques (puberté, grossesse, vieillissement). Lorsque les relations à la nourriture, au corps et au poids sont perturbées (restriction ou crises de boulimie) et obsédantes, associées à une souffrance psychique et à un retentissement nutritionnel qui s’inscrit dans la durée, il s’agit alors d’un trouble des conduites alimentaires. Différents facteurs psychopathologiques, environnementaux et génétiques concourent au développement de ces pathologies qui affectent gravement la santé mentale, physique et sociale. Le taux de suicide chez les personnes atteintes d’anorexie mentale est le plus élevé de l’ensemble des pathologies psychiatriques (1 patient sur 10 se suicide dans les 10 ans de suivi en moyenne selon les études ; has-sante.fr/jcms/c_985715/fr/anorexie-mentale-prise-en-charge). Des comorbidités psychiatriques telles que les troubles anxieux ou dépressifs ainsi que des troubles obsessionnels compulsifs et des addictions à des substances telles que l’alcool et le tabac sont souvent retrouvés chez les personnes avec un TCA. Les recommandations nationales de la Haute Autorité de Santé pour l’anorexie mentale ainsi que celles pour la boulimie et l’hyperphagie boulimique préconisent une prise en charge multidisciplinaire pour ces patients comprenant des approches nutritionnelles et somatiques incluant un suivi dentaire, psychiatrique et social (has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-09/ boulimie_et_hyperphagie_boulimique_-_recommandations.pdf).
Selon la classification de l’association américaine de psychiatrie (DSM 5), les troubles des conduites alimentaires (TCA) et de l’ingestion d’aliments se caractérisent par des perturbations persistantes de l’alimentation ou du comportement alimentaire entraînant un mode de consommation pathologique ou une absorption de nourriture délétère pour la santé physique ou le fonctionnement social [1]. Ils sont subdivisés en 6 groupes. Les trois principaux sont l’anorexie mentale, la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Les autres sont le pica, le mérycisme et le trouble de restriction ou d’évitement de l’ingestion d’aliments (figure 1).
• Dans l’anorexie mentale, la volonté pathologique de minceur entraîne une perte de poids pouvant être fulgurante, les patients atteignant un poids en dessous du seuil normal pour leur âge et leur taille. On distingue l’anorexie restrictive de l’anorexie purgative. L’anorexie restrictive se caractérise par une restriction alimentaire, un jeûne prolongé plus ou moins associé à une activité physique excessive compensatoire. L’anorexie avec crises de boulimie et conduites de purge est appelée purgative et est associée à des techniques purgatives comme des vomissements volontaires, la prise de diurétiques, laxatifs, coupe-faim ou des lavements.
• La boulimie est définie par des épisodes de crises d’excès alimentaire (appelées crises de boulimie ou crises d’hyperphagie) avec un sentiment de perte de contrôle, suivis de phases purgatives pour compenser le gain de calories. Le poids des patients est en général normal ou un peu excessif, souvent fluctuant. Tout comme dans l’anorexie, c’est la peur morbide de grossir et la vision déformée de leur corps qui poussent les patients à des pratiques purgatives (vomissements, laxatifs, etc.). Les patients souffrant d’anorexie mentale et de boulimie présentent comme caractéristique commune une obsession morbide pour leur poids, leur silhouette ; la peur de grossir régit la vie des patients et leur estime de soi dépend de la capacité à contrôler leur poids et leur apparence.
• Dans l’hyperphagie boulimique, les crises (aussi appelées crises de boulimie ou d’hyperphagie) ne sont pas suivies de stratégie de contrôle de poids, les patients mangent jusqu’à ne plus pouvoir. Les patients sont généralement en surpoids ou obèses.
Les TCA se développent surtout chez l’adolescent ou le jeune adulte plus des deux tiers survenant avant 25 ans [2]. En respectant les critères diagnostiques de la DSM 5, la prévalence se situe autour de 0,8 % pour l’anorexie mentale et 4 % pour la boulimie dans les pays occidentaux. L’anorexie mentale représente la troisième maladie chronique la plus fréquente chez l’adolescent et touche principalement les femmes entre 15 et 19 ans. Que ce soit pour la boulimie ou l’hyperphagie boulimie, les personnes atteintes ressentent de la honte par rapport à leur comportement et sont réticentes à demander de l’aide. Il est important de souligner qu’un TCA peut conduire à l’obésité mais que les TCA ne sont qu’une des multiples causes possibles d’obésité ; selon les études en médecine générale, 13 % à 27 % des personnes en situation d’obésité sont affectées par une hyperphagie boulimique [3]. Au niveau somatique, les TCA ont des conséquences multiples liées à la dénutrition ou à la malnutrition : cardiovasculaires, métaboliques, ostéoarticulaires, rénales, hépatiques, gynécologiques et dentaires.
Le repérage des TCA au cabinet dentaire commence lors de l’entretien clinique. Il est essentiel d’aborder ce temps d’échange avec bienveillance et sans jugement afin d’établir une relation de confiance avec des patients souvent vulnérables (souffrance psychique forte, honte, hypersensibilité) et/ou dans le déni des symptômes, les troubles alimentaires étant perçus non pas comme tels mais comme un mode de vie. L’anamnèse générale doit cibler les jeunes [4], en particulier les adolescentes et les jeunes femmes, ainsi que les patients exerçant une activité professionnelle ou de loisir à risque comme le mannequinat et les sports à catégorie de poids ou nécessitant un contrôle du poids (danse, gymnastique rythmique, course d’endurance). Les antécédents personnels de TCA et les maladies gastro-intestinales ou métaboliques nécessitant un régime alimentaire adapté comme la maladie de Crohn et le diabète de type 1 doivent aussi être recherchés.
Le risque bucco-dentaire associé aux TCA peut être interrogé en utilisant un questionnaire spécifique abordant 4 domaines principaux : le mode de vie, l’état nutritionnel du patient, ses habitudes d’hygiène bucco-dentaire et ses symptômes gingivaux et dentaires (tableau 1). Ce questionnaire peut être complété par le patient lui-même en salle d’attente ou avec le praticien lors de la consultation [5]. Différents signes d’appel peuvent alors être retrouvés à l’examen clinique extra-oral et intra-oral. Les vomissements répétés peuvent provoquer une parotidomégalie avec une augmentation de volume de l’étage inférieur de la face. Des lésions de type perlèche liées aux perturbations du débit salivaire (hyposalivation) sont fréquemment retrouvées chez les personnes vomissant régulièrement (figure 2). Dans des situations plus avancées, les sillons naso-géniens peuvent être marqués, même chez des sujets jeunes, reflétant la perte de dimension verticale d’occlusion qui résulte d’une usure dentaire généralisée (figure 3). En intra-buccal, des altérations de la muqueuse orale comme une coloration jaunâtre du palais dur et mou, des ulcérations palatines (figure 4) et des morsures jugales (figure 5) peuvent permettre de repérer une situation de TCA [6].
Les lésions d’usure sont les lésions dentaires caractéristiques des TCA. Chez ces patients, le risque de lésions érosives est multiplié par 5 en comparaison aux sujets sans TCA du même âge et par 7 chez ceux qui souffrent de vomissements [7] (figure 6). L’érosion est un processus chimio-mécanique entraînant une perte de substance dentaire non causée par des bactéries. L’érosion se caractérise par une perte de la morphologie naturelle de la surface et du contour des dents [8]. Si les lésions d’érosion établies sont typiquement décrites par l’aspect lisse et dur des tissus dentaires et des cavités en cupule au niveau des pointes cuspidiennes, les lésions érosives débutantes sont parfois difficiles à identifier. Une modification de la translucidité de l’émail au niveau des incisives, en particulier sur les faces palatines, est un des signes d’appel (figure 7). Chez les personnes avec un TCA de type anorexie/boulimie, l’érosion est induite par l’acidité d’origine endogène due aux vomissements répétés, parfois jusqu’à 10 crises par jour, et au reflux gastro-œsophagien (RGO) secondaire à la perte d’efficacité du sphincter œsophagien. L’acidité d’origine exogène liée à une consommation excessive d’aliments et/ou de boissons acides (agrumes, sodas ou boissons énergisantes) s’ajoute fréquemment chez ces patients. Les lésions d’usure érosives se compliquent dans de nombreux cas par de l’abrasion due au brossage dentaire et/ou de l’attrition due au bruxisme lui-même favorisé par l’acidité [9].
Enfin, le risque carieux est aussi plus élevé chez les patients avec un TCA, les facteurs explicatifs reposant sur la diminution du flux salivaire, la fréquence et le mode de consommation de produits sucrés comme des biscuits ou des chewing-gums laissés au contact des dents pendant plusieurs heures comme « trompe-faim » (figure 8).
L’examen clinique doit être systématique et relever les paramètres liés aux lésions d’usure - forme, teinte, localisation, aspect unitaire ou multiple - et les paramètres associés comme la présentation symétrique ou non des lésions, une diminution de la dimension verticale d’occlusion, une dysfonction de l’appareil manducateur (douleur musculaire, bruit/ressaut articulaire), des récessions gingivales [10] (figure 9).
Les personnes souffrant d’anorexie mentale ou de boulimie présentent une prévalence accrue de récessions gingivales en comparaison avec des sujets sans TCA du même âge [11]. Les récessions gingivales sont multiples, maxillaires et mandibulaires ; un aspect blanchâtre de la gencive libre bordant la récession est fréquent, signe d’une lésion tissulaire induite chimiquement par l’acidité (figure 10). Des localisations atypiques telles que les faces palatines des molaires maxillaires sont caractéristiques des TCA et liées à l’agression chimique par les vomissements. Malgré une fréquence de brossage dentaire plus élevée chez les patients anorexiques/boulimiques, leurs indices de plaque (hygiène) et de saignement (inflammation) sont plus élevés [12]. Le risque de gingivite induite par la plaque est donc majoré chez ces patients. L’hyposalivation fréquemment observée chez ces personnes est également un facteur de risque de gingivite induite par la plaque. L’inefficacité du contrôle de plaque pourrait être expliquée par une technique de brossage inadaptée, voire compulsive et traumatique, bien qu’il n’y ait pas de données actuellement disponibles dans la littérature sur le comportement de brossage dentaire des personnes avec un TCA. Des conseils d’hygiène orale - dentifrice fluoré, rinçage de la bouche à l’eau plate après les crises et enseignement d’une méthode de brossage dentaire adaptée notamment électrique (rôle de feedback positif du capteur de pression) - sont essentiels dans la prévention et l’interception des lésions dentaires et parodontales chez les patients avec un TCA.
Les recommandations actuelles de prise en charge bucco-dentaire des patients avec un TCA reposent sur la nécessité d’intervention précoce sans attendre la rémission ou la guérison des symptômes alimentaires qui, parfois, prend des années. Les lésions d’usure sont traitées transitoirement par des restaurations en composite qui protègent les structures dentaires résiduelles saines, facilitent la réintervention (reprise de caries, usure du matériau) et permettent de retrouver un calage postérieur et un guide antérieur fonctionnel rapidement, soulageant les éventuelles dysfonctions associées et améliorant l’esthétique globale du sourire. Les avancées dans le plan de traitement bucco-dentaire sont positives dans l’évolution globale du patient ; il est important de valoriser les efforts réalisés dans l’amélioration de l’hygiène orale ou l’arrêt du tabac par exemple. Il n’est pas utile en revanche de dramatiser la situation. Si le patient n’est pas suivi pour son TCA, on pourra l’interroger sur les possibles freins rencontrés dans son accès aux soins - peur du jugement, déni, fardeau financier, manque de professionnels - et l’orienter vers un médecin généraliste en première intention. Le traitement bucco-dentaire participe ainsi au projet de soins global, multidisciplinaire et personnalisé qui est coordonné par le médecin généraliste ou le psychiatre. Différentes ressources sont aujourd’hui disponibles afin d’orienter un patient lorsqu’un diagnostic de TCA est suspecté, elles peuvent être utilement affichées en salle d’attente (figure 11).
La connaissance par le chirurgien-dentiste des troubles des conduites alimentaires favorise l’établissement du dialogue avec ces patients trop souvent diagnostiqués comme « bruxomanes ». Ces patients consultent la première fois un chirurgien-dentiste en évoquant fréquemment une « perte d’émail » sans admettre l’existence de TCA. La capacité d’écoute du praticien peut alors être à l’origine d’une prise en charge transversale bénéfique pour ces patients.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.