DÉPISTAGE DES MALADIES INFLAMMATOIRES CHRONIQUES DE L’INTESTIN : RÔLE DU PARODONTISTE
Dossier
Léa BONTEMPS* Frédérick GAULTIER** Romane VAGNER*** Sophie-Myriam DRIDI****
*Ancien Chef de clinique universitaire, AH en Parodontologie, Université Paris Cité. Exercice libéral à Paris.
**MCU-PH en Chirurgie orale, Université Paris Cité. Exercice libéral à Paris.
***Exercice libéral à Nice.
****PU-PH en Parodontologie, Université Côte d’Azur. Spécialiste qualifiée en Médecine bucco-dentaire.
Les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI) sont fréquentes et touchent un nombre croissant de patients à travers le monde. Plusieurs cas cliniques illustrent les signes d’appel muqueux et parodontaux de ces maladies et permettent de discuter de l’interrelation qui semble exister entre MICI et maladies parodontales.
Les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI) sont des maladies idiopathiques récurrentes et rémittentes qui provoquent une inflammation chronique du tube digestif. On distingue la maladie de Crohn (MC) et la rectocolite hémorragique (RCH) [1].
L’étiologie précise de ces maladies est inconnue. Les MICI seraient le résultat d’une réponse immunitaire inadaptée vis-à-vis d’une dysbiose intestinale compositionnelle chez des patients génétiquement prédisposés [1, 2] (figure 1). L’incidence croissante de ces deux maladies dans le monde suggère l’importance des facteurs environnementaux dans leur expression et dans leur aggravation, notamment la qualité de l’alimentation, la sédentarité, le stress et le tabac pour la MC [1, 3, 4].
La RCH est caractérisée par une atteinte localisée au colon et/ou au rectum ; elle touche le plus souvent les adultes âgés de 30 à 40 ans [5]. On compte 125 000 patients atteints de RCH en France en 2018 d’après la Haute Autorité de Santé (HAS). La MC peut toucher n’importe quel segment du tube digestif et concerne tous les âges, même si elle est surtout diagnostiquée entre 20 et 30 ans [6]. En 2008, 1 patient sur 1 000 était touché en France (HAS). Ces deux maladies sont caractérisées par l’alternance de phases de poussée et de rémission. La muqueuse intestinale des patients touchés est érythémateuse, granulomateuse, marquée par des érosions et/ou des ulcérations, voire même des abcès [7]. Les patients souffrent de douleurs abdominales (surtout pour la MC), de nausées et vomissements, de diarrhées (associées à des rectorragies en cas de RCH). De ces symptômes découlent une perte d’appétit, un amaigrissement, une fatigue chronique et une cassure des courbes staturo-pondérales chez l’enfant et l’adolescent. L’impact sur la qualité de vie est réel.
Le diagnostic médical des MICI repose sur une combinaison de symptômes mais surtout sur des résultats de bilans biologiques (recherche de carences et des anticorps ASCA et pANCA), d’iléo-coloscopies et d’endoscopies œso-gastro-duodénales accompagnées de biopsies étagées, parfois d’imageries pour les cas les plus complexes [5, 6] (encadré 1).
Il n’existe pas de traitement curatif des MICI. Les traitements actuels visent à obtenir une rémission clinique et endoscopique durable et à interrompre l’évolution destructive de la maladie qui, sans prise en charge, aboutit à une insuffisance intestinale et aux complications associées. En complément du traitement des carences vitaminiques (consécutives au syndrome de malabsorption), les médicaments les plus prescrits sont des corticoïdes oraux, des anti-inflammatoires (5-ASA) et des immunomodulateurs (azathioprine/immunosuppresseur, infliximab/anti-TNF alpha). Des chirurgies de résection peuvent être indiquées dans certaines formes sévères. En outre, étant donné la fréquence des rechutes et les contraintes liées aux traitements, une prise en charge psychologique est souvent bénéfique pour les patients.
Les MICI ne sont pas toujours des maladies intestinales strictes : des manifestations extra-intestinales (MEI) sont possibles et sont parfois plus invalidantes que les lésions digestives [7]. Il s’agit le plus souvent d’atteintes des articulations, des yeux, de la peau et des voies hépato-biliaires, plus rarement des poumons ou du pancréas. La prévalence de ces MEI varie de 6 % à 47 % selon les études ; elles sont plus fréquentes chez les patients jeunes [8]. Les MEI peuvent survenir en même temps que les poussées de la MICI sous-jacente ou être indépendantes de l’activité de la maladie.
La prévalence des manifestations orales des MICI varie entre 5 et 50 % des cas. Elles sont plus fréquentes chez les patients atteints de la MC et touchent davantage les enfants chez qui les atteintes orales peuvent atteindre une prévalence de 80 % [4, 7, 8]. Ces manifestations sont plus ou moins pathognomoniques et apparaissent généralement lors des phases de poussées de la maladie intestinale [7].
L’atteinte la plus retrouvée est une granulomatose oro-faciale, fréquente chez les jeunes garçons souffrant de la MC [8] (cas cliniques n° 1 et 2). Elle résulte d’un envahissement des tissus oraux par des granulomes inflammatoires épithélioïdes gigantocellulaires à l’origine d’hypertrophies labiales, linguales ou encore gingivales. Une inflammation gingivale plus sévère et des poches parodontales plus profondes sont fréquemment retrouvées chez les patients atteints de MICI par rapport aux témoins sains [8].
L’analyse de la littérature met en évidence une possible association entre MICI et parodontites. Une revue systématique récente avec méta-analyse [2] établit un risque accru de parodontite chez les patients atteints de MC par rapport aux patients non atteints (odds ratio = 3,64). Cependant, plusieurs facteurs confondants existent, comme le sexe, le tabagisme ou encore les traitements médicamenteux. En effet, les traitements prescrits dans le cadre des MICI peuvent altérer les tissus parodontaux via des effets toxiques directs ou des effets immunosuppressifs indirects. De plus, les études incluses sont exclusivement des études observationnelles cas-témoins. Les données actuelles ne permettent donc pas d’établir une relation de cause à effet entre MICI et parodontites. En effet, cette susceptibilité des patients MICI vis-à-vis des parodontites induites par la plaque peut s’expliquer par les mécanismes étiopathogéniques communs aux deux maladies, notamment les processus inflammatoires et la perturbation des deux microbiotes.
Par ailleurs, une action néfaste de la dysbiose parodontale sur la dysbiose intestinale est également une piste de réflexion formulée par certains auteurs avec, in fine, l’existence d’une association bilatérale aboutissant à un cercle vicieux. L’étude prospective, contrôlée, menée par Imai et al. en 2021 va dans ce sens [9]. Ces auteurs ont pu montrer que les microbiomes digestifs et oraux des patients atteints de MC ou de RCH présentaient d’importantes similarités, contrairement aux sujets témoins (cas clinique n° 3). De leur côté, She et al. (2020) et Hajishengallis et al. (2021) ont identifiés dans la lumière et la muqueuse intestinales de patients atteints de MICI des bactéries parodonto-pathogènes telles que Campylobacter rectus, Porphyromonas gingivalis et Tannerella forsythia [2, 10]. Le taux de bactéries orales retrouvé est corrélé à la sévérité de la maladie intestinale [10], ce qui suggère le rôle potentiel de ces espèces dans la pathogenèse et/ou la progression des MICI. D’après plusieurs études animales récentes, les pathogènes oraux, à la suite de leur colonisation intestinale ectopique (par voie hématogène ou entérale), peuvent contribuer à l’inflammation intestinale en exacerbant la dysbiose digestive primaire [1]. Cette inflammation altèrerait d’autant plus la fonction de barrière de la muqueuse intestinale via l’activation intensive de la réponse immunitaire adaptative, en particulier les lymphocytes T17 [1, 10].
Bien que les mécanismes d’action des pathobiontes oraux ne soient pas encore bien connus, de nombreux éléments laissent supposer à l’heure actuelle une association bidirectionnelle entre MICI et maladies parodontales. Toutefois, des études complémentaires sont indispensables pour confirmer la causalité de cette association.
La MC est également caractérisée par des ulcérations orales pour lesquelles on peut se demander si elles représentent une manifestation extra-intestinale de la maladie ou simplement une atteinte de la première partie du tube digestif [8]. Ces ulcérations douloureuses présentent une base pseudo-membraneuse jaune et des bords érythémateux (cas clinique n° 4). Elles sont localisées aux muqueuses des lèvres, du ventre de la langue, de l’oropharynx, ou plus typiquement dans le fond du vestibule avec un aspect fissuraire.
Ce patient de 27 ans, en bonne santé générale apparente, se plaint de l’apparition progressive d’un œdème labial persistant et de douleurs gingivales intenses spontanées et provoquées par le brossage et l’alimentation. La macrochéilie de la lèvre supérieure (figures 2 et 3) est associée à une macroglossie ferme à la palpation (figure 4). Le parodonte superficiel présente une inflammation généralisée sévère associée à une disparition de la ligne muco-gingivale, une hypertrophie ferme et douloureuse, un aspect localement granuleux en vestibulaire de 11 (figures 5 et 6). Cette gingivopathie atypique impose la recherche d’une étiologie non bactérienne et plus spécifiquement d’une granulomatose (figure 7). Une biopsie gingivale est réalisée au sein du service de Médecine bucco-dentaire de l’hôpital Henri-Mondor (Créteil) afin d’orienter le diagnostic (figure 8). La présence typique de granulomes épithélioïdes gigantocellulaires confirme la granulomatose (figure 9). Bien que le patient ne présente aucun symptôme digestif, le bilan paraclinique en médecine interne permet de poser le diagnostic de MC.
Ce patient de 13 ans est adressé au service de médecine bucco-dentaire de l’hôpital Henri-Mondor pour la prise en charge d’une hypertrophie gingivale persistante. L’enfant ne se plaint d’aucun symptôme digestif. L’examen extra-oral montre une macrochéilie associée à des rhagades (gerçure linéaire) et une chéilite angulaire bilatérale (figure 10). Le patient présentait également des plaques cutanées au niveau des paupières, des mains (figure 11), du cou et de la région péri-labiale (figure 10). L’hypertrophie gingivale est ferme et douloureuse à la palpation et au brossage (figures 12 et 13). Cette dernière est associée à une inflammation sévère disproportionnée par rapport à l’indice de plaque. Une biopsie gingivale puis une coloscopie prescrite par un gastro-entérologue permettent d’orienter le diagnostic vers une MC.
Cette patiente de 42 ans est atteinte d’une RCH depuis 5 ans en phase de stabilisation. Malgré tout, son parodonte superficiel demeure particulièrement enflammé, la gencive marginale est ulcérée et douloureuse à de nombreux endroits, notamment dans le secteur de 11 à 25 (figure 14), et cette situation ne peut pas seulement être expliquée par la quantité des dépôts bactériens présents aux collets des dents. À la suite du traitement parodontal non chirurgical, la gencive marginale n’est plus ulcérée (figure 15). Le blanchiment de sa surface témoigne d’une kératinisation cicatricielle.
Cette patiente de 38 ans, sans antécédent connu, consulte du fait de la persistance d’ulcérations douloureuses qui l’empêchent de s’alimenter normalement depuis plusieurs jours. Les ulcérations sont localisées à la face ventrale de la langue (figure 16) et dans le fond des vestibules mandibulaires droit et gauche (figure 17). L’évocation de diarrhées fréquentes lors de l’entretien a justifié la réalisation d’une biopsie dont le résultat est compatible avec une MC, confirmée ultérieurement grâce à un bilan médical.
Une pyostomatite végétante peut être retrouvée dans les cas les plus sévères, caractérisée par une éruption de multiples pustules, parfois hémorragiques, pouvant atteindre toutes les muqueuses orales.
Dans 24 à 25,8 % des cas, les premières manifestations extra-intestinales apparaissent plusieurs mois, voire plusieurs années avant l’apparition des symptômes intestinaux des MICI [7, 8]. Bien que les rapports varient, jusqu’à 25 % des patients atteints de MICI présentent des symptômes buccaux avant toute atteinte intestinale [4], et plus précisément des ulcérations orales [8].
L’odontologiste possède un rôle prépondérant dans le dépistage des MICI, à double titre : le dépistage et la prise en charge des conditions parodontales. Savoir reconnaître les manifestations de ces maladies au niveau des muqueuses orales et distinguer leurs manifestations parodontales des maladies induites par la plaque dentaire apparaît comme essentiel. La réalisation d’une biopsie en vue d’un examen anatomopathologique permet d’orienter rapidement le diagnostic et d’adresser précocement le patient en médecine interne ou vers un gastro-entérologue.
Les traitements prescrits ciblent efficacement les manifestations orales des MICI dans la majorité des cas et permettent une régression rapide des lésions [7].
Dans l’attente de la confirmation diagnostique et de l’effet du traitement systémique, les lésions orales et les douleurs associées peuvent être prises en charge grâce à l’utilisation topique d’antiseptiques, de gels anesthésiants et de corticoïdes.
Dans le cas particulier des hypertrophies gingivales, le traitement parodontal permettra de réduire la charge bactérienne et de modifier l’environnement gingival afin qu’il ne fournisse plus les conditions favorables à la croissance des bactéries parodontopathogènes (modulation du microbiote parodontal). Ce traitement n’est pas spécifique pour les MICI mais doit être personnalisé. Il comprend des conseils de brossage adaptés et plusieurs séances de détartrage/débridement des poches parodontales, afin d’accompagner les effets du traitement systémique et de favoriser la régression de l’hypertrophie. Si une rémission complète n’est pas observée, une gingivectomie peut être indiquée dans l’objectif de supprimer la composante fibreuse de l’hypertrophie gingivale et de favoriser un contrôle de plaque optimal sur le long terme.
L’odontologiste a un rôle à jouer dans le dépistage et le diagnostic des MICI. Clarifier le rôle des pathobiontes oraux dans le développement des pathologies intestinales permettrait certainement d’offrir de nouvelles stratégies thérapeutiques.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.
• Microbiome/microbiote [10] : communauté microbienne diversifiée qui existe dans une niche anatomique définie. Le terme microbiome représente la communauté microbienne, son matériel génétique combiné et ses fonctions collectives.
• Dysbiose [10] : interaction déséquilibrée, entre une communauté microbienne et le système immunitaire de l’hôte, qui a des effets néfastes sur l’hôte. Le déséquilibre microbien découle de changements quantitatifs et/ou de l’influence d’espèces individuelles.
• Pathobiontes [10] : organismes généralement bénins ou commensaux qui ont la capacité de favoriser la pathologie dans des conditions spécifiques de perturbation de l’homéostasie de l’hôte et du microbiote.
• ASCA : anticorps anti-Saccharomyces cerevisiae.
• pANCA : anticorps anti-cytoplasme des polynucléaires (avec un marquage de type « périnucléaire »).
• Biothérapies : traitement reposant sur des médicaments biologiques ou biotechnologiques, par exemple pour bloquer une fonction naturelle mal régulée. Dans le cas des MICI, les médecins ont recours aux anti-TNF alpha, qui limitent les effets destructeurs d’une inflammation chronique, et aux immunomodulateurs, qui bloquent l’activation excessive du système immunitaire.