Clinic n° 05 du 01/05/2023

 

Dossier

Maria Clotilde CARRA  

PU-PH, Responsable de l’Unité fonctionnelle de Chirurgie orale et parodontale, Service d’Odontologie, Hôpital Rothschild (AP-HP), Paris. UFR d’Odontologie, Université Paris Cité.

L’intérêt clinique et de recherche vers le bruxisme a été toujours très important dans la communauté scientifique des chirurgiens-dentistes. Le nombre de publications recensées dans PubMed est constamment en augmentation (figure 1) et témoigne de la constante nécessitée d’étudier et d’évaluer les causes, les conséquences et les comorbidités du bruxisme.

Actuellement, on assiste à un vrai changement de paradigme concernant la définition du bruxisme et comportant des implications en termes de diagnostic et de prise en charge. En se concentrant essentiellement sur le bruxisme du sommeil, cet article offre une réflexion sur la définition du bruxisme et son évolution dans le temps, en soulignant les aspects physiopathologiques qui soutiennent les concepts actuels et le devenir des recherches sur cette thématique.

LES BRUXISMES PLUTÔT QUE LE BRUXISME ?

Le terme bruxisme a été utilisé pour définir l’activité de grincement des dents parfois associé au serrement de la mâchoire qui survient pendant le sommeil (bruxisme du sommeil), mais aussi pour indiquer l’activité para-fonctionnelle des muscles manducateurs pendant l’éveil, typiquement caractérisée par un serrement de dents prolongé (tableau 1) [1]. Dans les deux cas, il s’agit d’activités involontaires avec la différence que le patient « bruxeur » durant la période d’éveil peut en prendre conscience et apprendre à contrôler sa manifestation. Mais cela ne serait pas la seule différence entre le bruxisme du sommeil et le bruxisme de l’éveil. Malgré les similitudes, les études suggèrent que les facteurs étiologiques, les mécanismes physiopathologiques ainsi que les conséquences cliniques seraient différents au point qu’un changement de terminologie serait souhaitable pour réduire la confusion engendrée par l’utilisation du mot bruxisme pour les deux conditions. Néanmoins, en l’absence de consensus sur ce point, nous restons avec un seul terme, bruxisme, et deux manifestations circadiennes, pendant le sommeil et l’éveil, avec certains aspects spécifiques et d’autres communs [2].

Définir le bruxisme n’est pas simple. Au cours du siècle dernier, il a été considéré comme une névralgie, un tic neurologique, une para-fonction orale délétère, une parasomnie et un trouble du mouvement en relation avec le sommeil (figure 2). Il est typiquement décrit comme un ensemble de contractions musculaires des masséters : une des premières définitions remonte à 1902 par le chirurgien-dentiste Viennois, Moritz Karolyi, qui parle d’une activité durant le sommeil de type « névralgie traumatique » ayant des conséquences sur le parodonte et les dents. Le terme « bruxomanie », parfois encore utilisé, a été introduit par les médecins français Marie et Pietkiewicz pour indiquer une activité de grincement et de serrement des mâchoires observée chez des patients atteints de démence.

Le terme « bruxisme » dérive du grec (βρυχειν) et signifie grincer les dents. Son utilisation remonte à 1931. Au cours des années, on peut faire la distinction entre la définition du bruxisme issue de la médecine du sommeil et celle de l’odontologie.

Selon l’International Classification of Sleep Disorders (ICSD), le bruxisme est défini comme des mouvements mandibulaires involontaires, stéréotypés et périodiques (Rhythmic masticatory muscle activity) [3] caractérisés par le grincement et le serrement des dents, anciennement classifié parmi les parasomnies et, depuis 2005, parmi les troubles du mouvement en relation avec le sommeil (ICSD-III) (tableau 2).

Par ailleurs, le Glossary of Prosthodontic Terms (GPT-9) définit le bruxisme comme une para-fonction orale involontaire, rythmique ou spasmodique. Au même titre que d’autres para-fonctions orales, le bruxisme peut être décrit comme épisodique, transitoire, subconscient et associé ou non à des signes et symptômes cliniques. Ces concepts sont très importants car ils soulignent la possibilité que cette activité de contractions musculaires ne soit pas toujours pathologique ou forcément associée à des conséquences sur le système stomatognathique.

Ainsi, la définition la plus récente du bruxisme du sommeil, issue d’un travail de consensus promu par le Pr Frank Lobbezoo [4], indique que le bruxisme du sommeil (et aussi le bruxisme de l’éveil) ne serait pas une pathologie ou un trouble du sommeil s’il se manifeste chez un individu autrement en santé et sans avoir des conséquences directes sur les dents, l’ATM, le parodonte et les muqueuses. Nous revenons donc au concept de « comportement » (déjà évoqué avec la classification parmi les parasomnies), qui peut être « adaptatif » ou « mal-adaptatif », quand les capacités d’adaptation du patient sont dépassées et que l’activité musculaire devient donc pathologique.

Ce changement de paradigme soulève l’attention sur l’attitude thérapeutique vis-à-vis du patient bruxeur, qui ne doit pas être interventionnelle, forcément et en première intention, en l’absence de conséquences et si les risques sont maîtrisés. En revanche, il implique un suivi à long terme du patient bruxeur. En effet, le patient peut ne pas présenter de problèmes liés à son bruxisme au moment du diagnostic (douleurs, usure…) mais la situation clinique est susceptible d’évoluer dans le temps, par exemple avec l’âge, l’exposition à d’autres facteurs de risque ou consécutivement au développement d’autres pathologies. Le passage d’un comportement compensé sans conséquences à une activité excessive et délétère n’est pas facilement prévisible [1, 5].

LE BRUXISME DU SOMMEIL : BEAUCOUP PLUS QU’UN GRINCEMENT DES DENTS

Si la littérature actuelle soutient que le concept du bruxisme du sommeil est un comportement qui n’est pas forcément délétère, elle nous montre aussi que le bruxisme est bien plus que le grincement des dents. Même si cela n’a été observé que chez une minorité de patients, le bruxisme du sommeil a été associé à plusieurs pathologies systémiques, conditions médicales et troubles du sommeil. Celles-ci incluent : le stress et l’anxiété, la douleur oro-faciale et les dysfonctions temporo-mandibulaire, les céphalées, certains troubles du comportement (déficit d’attention, hyperactivité…), certains troubles psychiatriques (démence, dépression…) et du mouvement (maladie de Parkinson, dystonie…), des allergies et d’autres maladies du sommeil telles que les troubles respiratoires du sommeil (ronflement, apnée obstructive du sommeil…), l’épilepsie nocturne, le reflux gastro-œsophagien nocturne (RGO), les mouvements périodiques des membres inférieurs et le syndrome des jambes sans repos (RLS), les terreurs nocturnes, le somnambulisme, le trouble du comportement en sommeil paradoxal et l’énurésie [1, 5]. Les liens reliant le bruxisme du sommeil à ces pathologies sont loin d’être totalement élucidés et aucun lien de causalité n’a été établi. Cependant, il est nécessaire, pendant l’évaluation du patient bruxeur et l’examen clinique, de dépister la présence éventuelle d’une ou de plusieurs comorbidités qui nécessiteraient un diagnostic approfondi et une prise en charge multidisciplinaire [6].

Mais comme évoqué précédemment, chez la plupart des patients bruxeurs autrement en santé, le bruxisme du sommeil n’est pas une cause de perturbation du sommeil ; la durée du sommeil, l’efficacité du sommeil et la qualité du sommeil sont préservées et le patient bruxeur est rarement dérangé par son bruxisme pendant le sommeil. Ceci est plutôt la plainte du partenaire de chambre qui trouve les bruits du grincement des dents particulièrement désagréables [4, 5, 7].

ÉTIOLOGIE ET PHYSIOPATHOLOGIE : CE QUI RESTE INCONNU

Nous ne connaissons pas la cause ou les causes exactes du bruxisme du sommeil. Plusieurs facteurs ont été étudiés et sont évoqués à ce jour comme facteurs contribuant à l’apparition ou à l’aggravation du bruxisme du sommeil. Une étiologie multifactorielle reste la plus probable avec une composante génétique ou héréditaire qui expliquerait, selon les études chez les jumeaux, jusqu’à 53 % de la variabilité phénotypique observée [8].

Parmi les facteurs de risque environnementaux du bruxisme du sommeil, on retrouve [6, 9, 10] :

- le tabagisme (et la fumée secondaire) ;

- la consommation d’alcool, de caféine, de substances addictives, de médicaments psychotropes ;

- certaines habitudes de vie (nutrition…) et du sommeil (hygiène du sommeil…) ;

- le stress et l’anxiété ;

- l’obésité ;

- d’autres troubles du sommeil (OSA, RGO…).

Les mécanismes les plus probables qui expliqueraient cette activité motrice involontaire pendant le sommeil impliquent la régulation du sommeil soit via des neurotransmetteurs spécifiques (adrénaline, dopamine…), soit en relation avec des phénomènes physiopathologiques tels que les micro-éveils du sommeil, la respiration ou l’activité du système nerveux sympathique (figure 3).

Les études expérimentales ou cliniques qui visent à déterminer une association « cause-effet » entre ces facteurs et le bruxisme du sommeil souffrent de biais majeurs et ne permettent pas de conclure. Cependant, la littérature suggère que le patient bruxeur présenterait un profil psychologique as sez typique, plutôt anxieux et axé sur la performance et l’excellence. Sa capacité de faire face au stress quotidien serait réduite (maladaptative coping) et l’activité de bruxisme en serait une manifestation.

La plupart des épisodes du bruxisme se présentent en lien temporel avec un micro-éveil du sommeil qui facilite l’expression de tous les mouvements corporels associés avec une réactivation aux niveaux cérébral, cardiaque, autonomique et respiratoire. La séquence d’événements physiologiques qui se produit juste avant les contractions des masséters et temporaux, qui caractérisent un épisode de bruxisme du sommeil, a été décrite par l’équipe du Pr Gilles Lavigne dans plusieurs publications au cours des années 2000-2010. Ils ont montré la complexité physiopathologique de cette activité motrice ainsi que ses liens avec la physiopathologie du sommeil et ils ont ouvert les yeux sur l’origine centrale du bruxisme [1]. Cependant, ces aspects ne peuvent pas être considérés comme la cause du bruxisme.

La littérature des 10 dernières années a aussi mis en évidence le fait que bruxisme peut se présenter en comorbidité avec nombre d’autres pathologies et conditions médicales. Cette situation clinique concerne une minorité de patients mais nécessite un dépistage systématique en raison des implications diagnostiques et thérapeutiques qu’un bruxisme en comorbidité peut engendrer.

Dans le contexte de comorbidité avec d’autres troubles du sommeil, l’insomnie, le ronflement et les apnées obstructives du sommeil sont les pathologies qui ont attiré le plus l’attention. Dans une étude récente utilisant l’intelligence artificielle chez une population de 1 042 individus au Brésil (Étude Episono), l’insomnie serait un facteur prédicteur du bruxisme du sommeil chez la femme tandis que l’apnée du sommeil serait un prédicteur du bruxisme chez l’homme [11].

La relation entre bruxisme et apnée obstructive du sommeil est particulièrement étudiée. La prévalence du bruxisme chez les patients atteints d’apnée obstructive du sommeil serait bien plus élevée que dans la popula tion générale adulte, estimée entre 33 et 54 %. Cette association semble être directement corrélée avec la sévérité de l’apnée obstructive du sommeil (indice d’apnées et d’hypopnées du sommeil) et le nombre de micro-éveils mais un lien causal ne peut pas être établi à ce jour. Le bruxisme du sommeil n’est pas une cause d’obstruction des voies aériennes supérieures ; au contraire, les contractions répétitives des muscles masséters et temporaux pourraient contribuer à leur ouverture, comme suggéré par l’observation qu’environ 60 % des épisodes de bruxisme sont précédés par un épisode d’apnée ou hypopnée obstructive [5].

PERSPECTIVES DE MÉDECINE PERSONNALISÉE

En appliquant les principes de médecine personnalisée et afin d’optimiser chaque intervention préventive, diagnostique ou thérapeutique, nous devons considérer le profil spécifique de chaque patient bruxeur et adapter la prise en charge en conséquence. En effet, la médecine personnalisée consiste à adapter les traitements en fonction des caractéristiques des patients et de leurs maladies. Ceci est d’autant plus vrai pour le bruxisme car il n’y a pas une seule explication ou un seul traitement valable pour tous les patients bruxeurs. Seule une évaluation précise et actualisée du profil de risque du patient et la caractérisation de la forme de bruxisme pourront guider le clinicien dans le choix thérapeutique le plus adapté.

À ce propos, l’interrogatoire médical et l’examen clinique que le chirurgien-dentiste est habitué à réaliser pour diagnostiquer le bruxisme doivent être structurés pour inclure l’évaluation des signes et symptômes spécifiques aux bruxismes, de la sévérité des conséquences, du ressenti du patient et donc du besoin de traitement. Le dépistage des comorbidités éventuelles doit être systématiquement inclus. La première étape consiste donc à déterminer si le patient présente un bruxisme du sommeil et/ou de l’éveil et quels sont les facteurs de risque modifiables à cibler dans la prise en charge. Si le bruxisme se manifeste essentiellement comme un comportement parafonctional en l’absence de comorbidité et conséquences sur l’appareil manducateur, le suivi peut représenter l’option thérapeutique avec le meilleur rapport cout/efficacité. En revanche, une approche spécifique et souvent multidisciplinaire sera requise si des comorbidités sont repérées ou suspectées, en faisant appel à des médecins spécialistes dans d’autres domaines, tels que la médecine du sommeil, la neurologie ou la pneumologie. La prise en charge du bruxisme doit s’insérer dans la prise en charge globale du patient afin d’optimiser les résultats thérapeutiques (réduire le bruxisme), minimiser les conséquences de cette parafonction orale (usure, douleur) et améliorer ou préserver la qualité de vie du patient.

BIBLIOGRAPHIE

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  • 3. Lavigne GJ, Rompre PH, Poirier G, et al. Rhythmic masticatory muscle activity during sleep in humans. J Dent Res 2001;80:443-448.
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  • 7. Lavigne GJ, Montplaisir JY. Restless legs syndrome and sleep bruxism: Prevalence and association among Canadians. Sleep 1994;17:739-743.
  • 8. Khoury S, Carra MC, Huynh N, et al. Sleep bruxism-tooth grinding prevalence, characteristics and familial aggregation: A large cross-sectional survey and polysomnographic validation. Sleep 2016;39:2049-2056.
  • 9. Carra MC, Huynh N, Morton P, et al. Prevalence and risk factors of sleep bruxism and wake-time tooth clenching in a 7- to 17-yr-old population. Eur J Oral Sci 2011;119:386-394.
  • 10. Kuang B, Aarab G, Wei Y, et al. Associations between signs of sleep bruxism and insomnia: A polysomnographic study. J Sleep Res 2023;jan:e13827.
  • 11. Maluly M, Dal Fabbro C, Andersen ML, et al. Sleep bruxism and its associations with insomnia and OSA in the general population of Sao Paulo. Sleep Med 2020;75:141-148.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.