DONNÉES ACTUELLES DU BRUXISME DE L’ÉVEIL
Dossier
Emmanuel d’INCAU* Jean-François LALUQUE**
*MCU/PH, UFR des Sciences odontologiques, UMR 6033 SANPSY, Université de Bordeaux. Service de Médecine bucco-dentaire, CHU de Bordeaux.
**Ancien-AHU, Université de Bordeaux, CHU de Bordeaux. Exercice libéral à Bordeaux.
Le bruxisme de l’éveil est une activité des muscles masticateurs caractérisée par des contacts dentaires répétés et/ou des mouvements toniques ou de poussée de la mandibule sans contact dentaire. Ces parafonctions de l’éveil sont associées à des facteurs psychosociaux (stress, anxiété) et sont susceptibles d’induire des douleurs (myalgie, arthralgie). Il est donc fondamental d’éduquer les patients afin de limiter leurs éventuels effets préjudiciables.
Le bruxisme (dans son acception générale) représente une manifestation générale dont l’odontologiste est le premier témoin. Au niveau locorégional, les conséquences du bruxisme - trouble, activité ou comportement multiforme - perturbent l’organisation naturelle des relations dentaires et sont génératrices de difficultés pour les réhabilitations dentaires et leur pérennité. Le bruxisme est redouté par le chirurgien-dentiste qui doit dépister ces patients difficiles et, si un traitement dentaire est indiqué, doit l’effectuer dans cette situation à risque. Au-delà des usures dentaires (figure 1), des fissures dentaires (figure 2) et des fractures dentaires (figure 3) qui représentent le signe d’appel pour le praticien et pour le patient, des répercussions à distance sur la musculature oro-faciale et les articulations temporo-mandibulaires peuvent être perceptibles selon le type de bruxisme [1, 2].
Outre ces remarques préliminaires centrées sur les aspects odontologiques du bruxisme, il est aujourd’hui admis que l’on parle de bruxismes au pluriel avec, en particulier, une grande différence entre le bruxisme de l’éveil (BE) et le bruxisme lié au sommeil (BS) et dans la prise en compte des aspects généraux et médicaux de ces deux entités bien distinctes.
Le but de cet article est de faire le point sur le BE dans sa description et dans sa prise en charge.
Depuis très longtemps des tentatives de définition des bruxismes ont été faites. Sans en faire le récapitulatif, citons une définition récente proposée par un groupe d’experts : « Le bruxisme est une activité répétitive des muscles manducateurs caractérisée par le serrement ou le grincement des dents et/ou par des contractions de la mandibule sans contact dentaire (bracing) ». Le bruxisme présente deux manifestations circadiennes différentes : bruxisme lié au sommeil et bruxisme de l’éveil [3].
Alors que, historiquement, les premières définitions faisaient principalement référence aux contacts dento-dentaires et aux contractions musculaires, les idées issues de la recherche et de la clinique ont évolué pour incorporer des problèmes généraux et des facteurs de comorbidités, particulièrement pour le BS [4-6]. Il faut noter que, si le BS a fait l’objet de nombreuses recherches et s’il est de mieux en mieux documenté grâce à des enregistrements électrophysiologiques (polysomnographie), la connaissance du BE est bien moins documentée [7].
Le BE se traduit habituellement par des habitudes de serrement des dents (activité musculaire tonique) perturbant les fonctions orales et correspondant à une réponse au stress, où les aspects comportementaux prennent une grande place au détriment des relations dento-dentaires trop longtemps incriminées.
Le BS, quant à lui, est essentiellement associé à des troubles du sommeil et/ou à des pathologies générales. Il se traduit la plupart du temps par des épisodes de grincement (activité musculaire rythmique). Son aspect multifactoriel (activation cardiaque sympathique autonome durant le sommeil, prédisposition génétique, aspects psychosociaux, facteurs exogènes et génétiques, comorbidités) et l’implication du système nerveux central sont actuellement admis. La survenue fréquente des épisodes de BS lors d’épisodes de micro-éveils est également démontrée, même si ces derniers ne constituent qu’une fenêtre temporelle permissive.
Les difficultés sont nombreuses et variées pour le chirurgien-dentiste face aux manifestations des bruxismes dont l’étiologie n’est pas parfaitement définie. En présence, souvent, de facteurs généraux, le diagnostic et la prise en charge, à défaut de traitement, demandent fréquemment l’intervention de différentes spécialités médicales.
Sur le plan de la prévalence épidémiologique, la plupart des auteurs évaluent des pourcentages de 6 à 20 % d’adultes exerçant à certaines périodes des épisodes de bruxisme de l’éveil [8]. Cependant, d’autres études donnent des pourcentages de 22 à 31 % dans la population adulte [9]. Des pourcentages plus élevés sont donnés pour les enfants. Mais les données épidémiologiques sont difficiles à apprécier étant donné la grande hétérogénéité dans les protocoles d’évaluation (auto-évaluation, examen clinique, enregistrements instrumentaux).
Il est aujourd’hui admis que le BS et le BE ont des étiologies différentes et que ces deux formes de bruxisme ont des physiopathologies différentes [10]. On considère que le BE représente un comportement inadapté provoqué par plusieurs facteurs de nature psychosociale (figure 4). Si les BS et BE ont en commun une augmentation de l’activité musculaire et des contacts dentaires, le BE se traduit par des contractions musculaires toniques et un serrement des dents [11].
Le BE se manifeste par le serrement des dents ou simplement par l’habitude de garder les dents en contact pendant l’éveil [10]. C’est une activité musculaire inconsciente dont la plupart des sujets n’ont pas connaissance.
Cette prise de conscience est souvent révélée par les signes classiques d’usure dentaire ou de douleur à la palpation des muscles manducateurs (masséters, temporaux). Si ces signes et symptômes sont souvent assimilés à la présence de BE, leur analyse doit le démontrer, en particulier pour l’usure dentaire dont la validité pour faire le diagnostic du BE n’est pas établie. En effet s’il est normal d’avoir des contacts dento-dentaires non fonctionnels pendant l’éveil, la fréquence de ces serrements dentaires chez certains sujets est majorée et on peut dans ce cas parler de BE. Chez ces sujets, certains facteurs transforment une activité normale et habituelle en une activité plus fréquente, plus longue avec plus de force musculaire.
Des facteurs psychosociaux, comme l’anxiété, le stress émotionnel, ou les comportements inadaptés sont impliqués dans ces processus d’exacerbation [1, 12, 13]. La tendance actuelle est plutôt de parler de parafonction de l’éveil à la place de bruxisme de l’éveil [10].
Les signes et symptômes non spécifiques caractérisant cette activité sont :
- les usures dentaires d’origine parafonctionnelle dont le diagnostic différentiel est important à faire avec les usures physiologiques et les érosions dentaires de diverses origines [14-17] ;
- les zones douloureuses tant au niveau des muscles manducateurs que des articulations temporo-mandibulaires [18] ;
- la présence d’exostoses ;
- des signes de morsures sur les muqueuses jugales (linea alba) et linguales.
Ces signes sont à mettre en corrélation avec une anamnèse cherchant à faire préciser les habitudes parafonctionnelles passées ou présentes. Certaines applications (par ex. BruxApp) permettent d’améliorer le diagnostic grâce à des données recueillies en milieu écologique (en vie quotidienne) selon le principe de l’Ecological Momentary Assesment (EMA) (figure 5).
Le lien entre les activités musculaires parafonctionnelles effectuées à l’éveil et la présence d’éventuelles dysfonctionnements temporo-mandibulaires algiques peut alors être établi. Des changements comportementaux peuvent alors être mis en place selon la technique du biofeedback [19, 20].
Récemment, un « outil » a été dévelop pé pour préciser l’évaluation des bruxismes, les conditions de comorbidités, les étiologies et les conséquences. Il s’agit du Standardised Tool for Assessment of Bruxism (STAB) [21]. Cette méthode analyse 14 domaines comprenant 66 items répartis selon 2 axes :
- l’axe A comprend les informations auto-déclarées sur l’état du bruxisme et ses conséquences potentielles (rapport du sujet) ainsi que l’évaluation clinique (rapport de l’examinateur) et instrumentale (rapport technologique) ;
- l’axe B comprend les informations auto-déclarées (rapport du sujet) sur les facteurs et les conditions qui peuvent jouer un rôle étiologique ou de comorbidité pour le bruxisme.
Le développement de ce système multidimensionnel complet, initié en 2018 par un consensus d’experts multidisciplinaires, doit permettre d’élaborer un modèle prédictif à des fins cliniques et de recherche.
Il est important d’identifier les facteurs et les comportements qui augmentent les habitudes de serrement des dents à l’éveil et, en conséquence, les contractions musculaires. L’écoute et les conseils donnés au sujet pour aider à sa prise de conscience de ses habitudes nocives sont primordiaux et tous les traitements irréversibles sont à éviter en première intention.
Lorsque le diagnostic du bruxisme est établi ou tout au moins pressenti et avant d’envisager un recours thérapeutique, il est important de caractériser le type de parafonction présenté par le patient :
- le bruxisme se manifeste-t-il pendant l’éveil ou le sommeil ?
- est-il permanent, passager ou occasionnel ?
- le patient en a-t-il conscience ?
- s’agit-t-il d’épisodes de serrements ou de grincements ?
Étant donné la prédominance de l’étiologie centrale sur les hypothèses périphériques [22] en particulier sur l’occlusion dentaire, la prise en charge, si elle doit s’exercer, ne peut que limiter ou réparer les conséquences du BE sur les dents et sur l’appareil manducateur.
La restauration des dents mutilées est à mettre en balance avec la difficulté d’instaurer une approche étiologique du BE et ne doit être envisagée que lors d’une demande expresse du patient pour corriger un déficit esthétique et/ou fonctionnel et avant de mettre en œuvre les outils d’un traitement odontologique.
Le plus important est la prise de conscience par le patient de son probable BE. Cette prise de conscience des activités parafonctionnelles est un préalable indispensable à la mise en œuvre de la thérapeutique et influe largement sur le pronostic. Ce n’est qu’une fois la perception des comportements acquise que la prise en charge la plus adaptée peut être envisagée et, pour cela, la collaboration avec d’autres spécialités médicales est souvent indiquée.
Plusieurs phases peuvent être proposées pour la prise en charge du BE [23].
• En premier lieu, l’information et l’approche comportementale visent à prendre en compte les aspects psychosociaux afin de tenter de limiter les habitudes de serrement dentaire. La prise de conscience par le patient de son BE et la modification des habitudes comportementales constituent naturellement une étape fondamentale. Les thérapeutes jouent ici un rôle majeur grâce à l’écoute et l’empathie manifestées, le bénéfice étant majoré par la participation active du patient. La méthode du biofeedback selon différents protocoles (rétroaction biologique auditive ou visuelle) permet ainsi de diminuer significativement le niveau d’activité des muscles masticateurs [24].
• Nombre d’autres « techniques » ont été proposées mais aucune étude ne montre un niveau de preuve probant :
- approche pharmacologique (par ex. myorelaxants, toxine botulique) qui ne donne pas de bons résultats pour le BE et qui est susceptible d’induire des effets secondaires [25] ;
- approche dentaire réversible et non invasive à l’aide par exemple d’une orthèse inter-occlusale (figure 6).
Ce type de dispositif est fréquemment utilisé bien que son mécanisme d’action soit controversé et qu’il soit susceptible d’augmenter l’activité musculaire parafonctionnelle à l’éveil, en particulier s’il est en matériau souple [25].
• Enfin le suivi et l’accompagnement du patient à long terme sont nécessaires. L’odontologiste a un rôle qui va au-delà de son action thérapeutique habituelle et le patient devient un acteur essentiel de la prise en charge de sa parafonction.
En présence de BE, le praticien est confronté aux conséquences préjudiciables pour les dents, à la fois naturelles et prothétiques, et aux atteintes des structures musculaires et articulaires. Si l’étiologie des bruxismes n’est pas bien définie, leur origine centrale fait aujourd’hui consensus [22]. Ceci implique qu’une prise en charge globale est indispensable en privilégiant les aspects psycho-comportementaux.
Le diagnostic doit être précis et la prise en charge purement odontologique est très limitée. On peut se poser la question de savoir si le BE est un trouble ou un comportement [26] ou s’il s’agit simplement d’une forme exacerbée d’une activité physiologique.
Les approches dentaires non invasives et réversibles sont toujours privilégiées et précèdent dans tous les cas les interventions dentaires irréversibles dans les rares situations buccales où elles sont indiquées. En effet, les restaurations occlusales pour réparer les effets délétères du BE restent un défi lancé au praticien. L’aide apportée au patient passe par des explications et des conseils renouvelés pour l’aider à sa prise en charge et à la compréhension de sa parafonction. L’ambition est donc, avec la collaboration du patient, de viser à modérer ses habitudes de BE à long terme.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.