BRUXISMES NOCTURNES : MODES D’EXPRESSION ET POSSIBILITÉS DE PRISE EN CHARGE
Dossier
Chargé d’enseignement au DU d’Implantologie de Lille. Ex-attaché au Service de Chirurgie maxillo-faciale, CHRU de Lille. Président du CNO. Exercice libéral en Occlusodontie exclusive, Arras.
Entre 8 et 31 % de la population présenterait [1] un bruxisme nocturne dit « sévère », c’est-à-dire susceptible d’entraîner des conséquences dentaires, parodontales, musculoarticulaires, voire posturales. Plusieurs types de bruxismes nocturnes ont été décrits, chacun ayant ses propres manifestations cliniques et des répercussions différentes. Si le traitement de choix est idéalement préventif en tentant de dépister et de gérer au mieux les étiologies, il s’avère parfois nécessaire, en complément, de prévenir ou de limiter les conséquences du bruxisme nocturne. Les orthèses occlusales sont un des outils à notre disposition, leur utilisation méritant une mise au point sur les impératifs, leur réalisation ainsi que la maintenance. D’autres options de prise en charge sont également exposées.
Il a été décrit quatre types de bruxisme du sommeil [2], chacun présentant des manifestations cliniques et des conséquences dentaires différentes (tableau 1). Mais, cliniquement, leur prise en charge est identique.
Il se manifeste par un serrement vertical pur, généralement en position d’intercuspidie maximale (PIM), et ne provoque pas de nuisances sonores. Les contraintes, verticales, sont exercées sur l’ensemble des dents, pouvant entraîner à long terme des facettes d’attritions punctiformes et généralisées. Il n’y a pas d’effet néfaste sur le parodonte si les courbes de compensation (figure 1) sont globalement respectées et en l’absence de maladie parodontale. Il est même fréquent de retrouver des exostoses au niveau prémaxillaire et en regard des secteurs antérieures maxillaires et mandibulaires (figure 2). Ces appositions osseuses font suite à une stimulation répétée [3, 4] qui, faite dans le grand axe de la dent, serait donc bénéfique. À noter tout de même que, en cas de contraintes très conséquentes, un risque de fissures, de fêlures, voire de fractures existe, notamment sur des dents déjà fragilisées.
Au niveau musculo-articulaire, ce type de bruxisme, s’il perdure, s’accompagnera d’une hypertrophie des muscles élévateurs (principalement masséter et ptérygoïdiens médians), aisément dépistable à la palpation. Ces hyper-sollicitations musculaires répétées pourront, sur le long terme, provoquer des déformations des angles goniaques visibles sur une radio panoramique (figure 3).
Toutefois, ces reliefs osseux témoignent d’un bruxisme qui peut ne plus être présent le jour de l’examen. Il en est de même pour les facettes d’usures, ce qui rend complexe la certitude de présence d’un bruxisme au moment de la consultation et qui conduit à une prévalence difficile à estimer précisément [2].
En l’absence d’une perte de calage postérieur (absence d’au moins toutes les molaires), le risque de conséquences sur les articulations temporo-mandibulaire (ATM) est considéré comme faible.
Enfin, si l’anamnèse ne se limite pas à l’appareil manducateur, les patients décrivent fréquemment des céphalées temporales matinales, des occipitalgies et des cervico-scapulalgies, sans que la relation de cause à effet ne puisse à ce jour être démontrée.
Il se manifeste par un serrement vertical associé à un déplacement transversal de la mandibule. Ce type de bruxisme est, parfois, sonore.
Les contraintes transversales sont nettement moins bien tolérées par les dents, les restaurations cosmétiques et le parodonte, notamment si les courbes de compensation ne sont pas respectées et/ou en cas de maladie parodontale [5].
Les usures dentaires, ou attritions, sont majoritairement observées au niveau des incisives latérales, des canines (figure 4), voire des premières prémolaires.
Dans un contexte parodontal défavorable, ces traumas occlusaux répétés sont mis en avant comme un facteur favorisant les lésions osseuses sévères isolées (figure 5).
Au niveau musculo-articulaire, ce type de bruxisme s’accompagne également d’une hypertrophie des muscles élévateurs (principalement masséter et ptérygoïdiens médians) mais aussi d’une hyperactivité des ptérygoïdiens latéraux. Si cela n’est que peu décrit, on peut s’interroger tout de même sur les effets à long terme des phases de contraction/relâchement de ces muscles sur le disque articulaire, de par leur étroit rapport anatomique et du fait du risque de distension de la lame rétro-discale (figure 6).
Enfin, au niveau postural, les mêmes symptômes que dans les cas de bruxisme centré sont fréquemment retrouvés, voire majorés, et latéralisés dans les cas de bruxisme excentré unilatéral.
Il se manifeste par des contractions rythmiques des muscles élévateurs. La personne partageant les nuits des patients présentant ce type de bruxisme décrit alors un bruit de « dents qui claquent ».
Les contraintes, verticales, sont plutôt bien absorbées par les dents et le parodonte si les courbes de compensation sont respectées et en l’absence de maladie parodontale.
À noter tout de même que, en cas de contraintes très conséquentes, un risque de fissures, de fêlures et de fractures existe, notamment sur des dents déjà fragilisées ou sur les restaurations cosmétiques (écaillage ou chipping).
Au niveau musculo-articulaire, ce type de bruxisme s’accompagne de façon plus discrète d’une hypertrophie des élévateurs (principalement masséter et ptérygoïdiens médians).
Enfin, au niveau postural, les symptômes sont cliniquement moins fréquents.
Il se manifeste par un serrement vertical associé à des micromouvements transversaux, créant un mouvement d’oscillation sur les dents absorbant ces contraintes et ne provoquant pas de nuisances sonores.
Il est parfois assimilé au bruxisme excentré mais l’absence de nuisances sonores et la moindre amplitude des mouvements transversaux les différencient.
Les contraintes verticales, associées à des micro-oscillations transversales, pourraient être responsables des lésions cervicales de type abfractions (figure 7) et être délétères pour le parodonte en cas de maladie parodontale. À noter également que, en cas de contraintes très conséquentes, un risque de fissures, de fêlures et de fractures existe, notamment sur des dents déjà fragilisées.
Au niveau musculaire, ce type de bruxisme s’accompagne d’une hypertrophie des élévateurs (principalement masséter et ptérygoïdiens médians). L’impact articulaire est peu évoqué.
Enfin, au niveau postural, les symptômes précédemment décrits sont fréquemment retrouvés.
La prise en charge des bruxismes du sommeil et de leurs conséquences n’échappe pas à la règle d’or du monde médical : priorité à la prise en charge étiologique et non nocere !
Il est de fait important de connaître toutes les étiologies et de mettre en place, quand cela est réalisable, des thérapeutiques visant à éliminer, voire plus modestement à limiter, les facteurs déclenchants et/ou d’entretien.
À défaut, ou en complément, d’autres possibilités visant à limiter les conséquences existent.
La priorité va, tout comme dans les cas de dysfonctionnement temporo-mandibulaire (DTM), à la réassurance [6]. Certains patients considèrent en effet « leur bruxisme » comme un problème grave et irréversible, sans possibilité de prise en charge. Il n’en est rien et se montrer rassurant dès l’anamnèse participe grandement au succès de la prise en charge. Il peut aussi être intéressant d’évoquer le terme de parafonctions ou d’hyperfonctions plutôt que de pathologie, voire pire, de maladie…
Dans la continuité, les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) sont largement préconisées de par le lien étroit et validé entre « l’émotionnel » et les bruxismes [2]. Ceci a comme intérêt majeur d’inclure le patient dans l’équipe thérapeutique et de lui faire prendre conscience qu’il est acteur de la prise en charge et non spectateur. Cette gestion de l’émotionnel (terme à préférer au mot stress qui peut laisser penser à certains patients que leur bruxisme est une fatalité…) est à proposer et à mettre en place avec des mots choisis, adaptés aux capacités d’écoute et de compréhension de chacun.
Parmi les options : la pratique du yoga, la sophrologie, le recours à l’hypnose, les sports (en privilégiant le loisir et la détente plutôt que la compétition), voire une prise en charge psychologique.
Ensuite, une évaluation du sommeil ainsi qu’un bilan ventilatoire [2] peuvent être conseillés, le lien entre leurs troubles et les bruxismes nocturnes étant de plus en plus évoqué et mis en avant.
Enfin, reconnus comme facteurs d’exacerbation des bruxismes, les parafonctions (onychophagie, mordillements, chewing-gum et consommation fréquente de sandwich) ainsi que certains excitants pris le soir (café, tabac, alcool et drogues) sont à stopper ou limiter.
Concernant l’étiologie occlusale, elle est réfutée et il est aujourd’hui admis que les thérapeutiques occlusales soustractives sont contre-indiquées, encore plus préventivement… tant l’impact est très aléatoire, possiblement délétère de surcroît.
Ces différents outils de prise en charge étiologique mis en place, le praticien peut estimer les risques dentaires, parodontaux et musculo-articulaires et, au besoin, mettre en place une prise en charge adaptée.
Si la priorité reste la tentative de prise en charge étiologique, il faut cependant ne pas hésiter à avoir recours aux thérapeutiques visant à limiter les risques de conséquences quand cela est nécessaire. Parmi les conséquences potentielles, sont citées en premier lieu les attritions, les fissures, fêlures ou fractures, les écaillages (chipping) [7] et les atteintes parodontales localisées ainsi que d’éventuelles myalgies et répercussions sur les ATM [8].
En présence d’usures pathologiques, le réflexe naturel est d’envisager la pose d’une orthèse occlusale, plus couramment appelées « gouttière », voire « gouttière anti-bruxisme », terme très inapproprié car il pourrait laisser entendre que le bruxisme cessera une fois la gouttière posée [9].
Le port d’une gouttière nocturne va engendrer un arrêt immédiat des usures liées au bruxisme nocturne, des nuisances sonores, et ce quelles que soient les modalités de confection, d’équilibration et de maintenance, à la condition unique d’être portée…
Cependant, afin de ne pas nuire au parodonte et/ou au système musculo-articulaire, certains critères de réalisation sont recommandés [10].
Tout d’abord concernant le matériau, un consensus s’établit aujourd’hui sur le choix entre les résines dures en méthacrylate et les résines thermoformées semi-rigides. Les résines thermoformées souples, dites « chewinggum », ainsi que les protège-dents en silicone du commerce sont formellement contre-indiqués (figure 8).
Un ajustage précis est requis afin de répondre à la première des trois priorités absolues :
- une gouttière doit être stable, ce qui exclut de fait les matériaux souples ;
- il doit être possible d’équilibrer de façon fine les contacts entre la gouttière et l’arcade antagoniste. L’équilibration préconisée, afin de répondre aux objectifs de protéger les dents sans nuire au système musculo-articulaire, est une obtention de contacts punctiformes sur toutes les dents antagonistes, de façon simultanée, avec une liberté des mouvements sagittal et transversaux ;
- de manière tout aussi importante, les gouttières doivent pouvoir être rebasées et idéalement ne doivent pas avoir d’appuis muqueux.
Pour l’ensemble de ces raisons, le recours aux résines thermoformées semi-rigides (attention, toutes n’ont pas la flexibilité optimale pour une même épaisseur donnée) est dorénavant largement préconisé, d’autant que la faible épaisseur (1,5 mm de préférence) rend ces gouttières confortables, favorisant ainsi l’observance. Les gouttières en résine dure, bien que moins confortables de par leur épaisseur et leurs appuis muqueux fréquents, sont tout aussi efficaces sur la protection des organes dentaires si elles sont portées.
Il est conseillé aux patients de porter leur gouttière toutes les nuits de manière systématique de quelques semaines jusqu’à 6 mois environ. Le praticien peut ainsi, lors des contrôles qui se feront idéalement à 3, 6 et 9 semaines, vérifier l’absence d’effets secondaires éventuels (parodontaux, musculo-articulaire, voire posturaux) mais également observer à la surface de l’orthèse d’éventuelles marques témoignant de la présence, du type et de la sévérité du bruxisme actuel (observable uniquement sur les résines semi-rigides).
Ces observations apportent une aide précieuse pour adapter une fréquence de port personnalisée :
- maintien du port quasiment 7 nuits/ 7 en cas de bruxisme sévère et de risques dentaires majeurs ;
- port en autogestion, le patient adaptant le port au contexte émotionnel du moment [11], dans les cas de risques mineurs à modérés.
Bien qu’un port nocturne prolongé soit parfois décrié, il n’y a aucune contre-indication à cela, à condition que l’orthèse soit correctement réalisée et qu’elle recouvre l’arcade complète (troisième impératif). Toutefois, comme confirmé par Lavigne en 2022, le port en autogestion (et non 7 nuits/7 sur un long terme) limite les risques de myalgies secondaires et favorise une efficacité durable.
Enfin, pour ce type d’indication, le choix de l’arcade n’est pas un critère. Le choix se portera plus volontiers sur l’arcade présentant un ou des édentements, voire sur l’arcade présentant le moins de prothèses fixes et notamment implanto-portées, le galbe de ces prothèses complexifiant l’insertion et donc parfois la stabilité.
Des mauvais choix en termes de matériaux ou d’ajustage peuvent rapidement rendre inefficaces et inconfortables les gouttières nocturnes, ce qui a contribué à la relative mauvaise réputation de celles-ci.
Les bruxismes du sommeil peuvent dans certains cas engendrer des répercussions musculaires locales de type raideurs, contractures, voire douleurs (myalgies). Les principaux muscles concernés sont les élévateurs, les douleurs concernant donc le territoire temporal, celui des angles goniaques et des apophyses zygomatiques.
Le principal muscle antagoniste aux précédents est le digastrique et il peut, en cas d’hyper-sollicitation, provoquer une répercussion sous-mandibulaire ou occipitale.
Les ptérygoïdiens latéraux sont parfois responsables de douleurs pré-tragiennes (figure 9).
Cervicalgies et scapulalgies accompagnent fréquemment un bruxisme nocturne sévère.
À noter que ces symptômes « à distance » sont suspectés d’être liés au bruxisme nocturne notamment s’ils sont présents au réveil, voire qu’ils le provoquent.
La kinésithérapie oro-maxillo-faciale (KOMF) dans le cadre de la prise en charge des conséquences musculaires des bruxismes, fait aujourd’hui consensus. Cela est même un traitement de première intention, y compris dans les contextes de DTM. En cas de risques dentaires majeurs, la pose d’une orthèse occlusale y sera associée.
Le recours à la pharmacologie doit se limiter aux cas de myalgies sévères [12] et n’aura pour but que de diminuer la douleur le temps de mettre en place les autres thérapies et notamment la kinésithérapie.
Les injections de toxine botulique, dont le protocole a récemment été rappelé par Nicot [13], sont à envisager uniquement dans les cas rebelles aux prises en charges classiques (TCC, KOMF, orthèse) ou lors de douleurs faciales évoquant un syndrome myofacial de Laskin.
Détaillée par Orthlieb [14], la pose de composite vient compenser une absence de surfaces de guidage au niveau des canines maxillaires et vise à renforcer l’auto-rééducation et à limiter les bruxismes en position excentrée, en plus de limiter les contraintes transversales sur les dents postérieures. Il est difficile d’estimer la durée de vie de ses ajouts ainsi que les éventuelles conséquences sur le système musculaire si cet ajout est mal réalisé et modifie le trajet parafonctionnel (hyperexcitabilité exacerbée ?). Un suivi rigoureux est donc préconisé après la pose.
Dans les cas d’atteintes parodontales sévères localisées, une prise en charge « occlusale » peut être envisagée, en respectant le principe du gradient thérapeutique primum non nocere. Elle sera donc plutôt de type « additive » (figures 10 et 11) et nécessite des connaissances de bases en occlusodontie afin de pouvoir anticiper et gérer les déplacements des contraintes mécaniques faisant suite à chacune des modifications [5].
En synthèse, nous pourrions citer Kato et Lavigne [15] : « The clinician’s choice of management option is driven by the need to protect orofacial structures from damage, to relieve any accompanying pain-related sensory complaints, and to reduce the putative risks for exacerbation, while taking into account the patient’s medical history, age, and benefit-efficacy over side effect or risk ratio » (“Le choix de l’option de prise en charge par le clinicien est motivé par la nécessité de protéger les structures oro-faciales contre les dommages, de soulager les douleurs et de réduire les risques d’exacerbation, tout en tenant compte des antécédents médicaux, de l’âge et du rapport bénéfice/ risque pour le patient”).
Bien que leur prévalence exacte soit difficile à estimer, les bruxismes du sommeil touchent une part importante de notre patientèle. Les conséquences potentielles, qu’elles soient dentaires, parodontales, musculaires, voire articulaires, ne sont pas anodines et peuvent aboutir in fine à des prises en charge complexes et coûteuses, en plus d’impacter la vie quotidienne des patients. Un dépistage précoce, la mise en place de mesures de prise en charge étiologiques ainsi que, parfois, le recours aux orthèses occlusales permettent de limiter ces risques et de rendre un service conséquent au patient pour un rapport coût/bénéfice très favorable.
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.