Clinic n° 02 du 01/02/2023

 

Dossier

Géraldine LESCAILLE*   Isabelle RODRIGUEZ-PERRON**   Muriel DE LA DURE-MOLLA***   Julia BOSCO****   Yves BOUCHER*****  


*UFR Odontologie, Université Paris Cité. Service de Médecine bucco-dentaire, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP).
**UFR Odontologie, Université Paris Cité. Service de Médecine bucco-dentaire, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP).
***UFR Odontologie, Université Paris Cité. Service d’Odontologie, Hôpital Rothschild (AP-HP).
****UFR Odontologie, Université Paris Cité. Service de Médecine bucco-dentaire, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP).
*****UFR Odontologie, Université Paris Cité. Service de Médecine bucco-dentaire, Hôpital Pitié-Salpêtrière (AP-HP).

Les urgences bucco-dentaires de l’hôpital Pitié-Salpêtrière représentent plus de 60 000 passages par an avec des temps d’attente dépassant parfois 6 heures. Nous avons développé un système de tri numérique afin de diminuer ces délais, en identifiant le degré d’urgence dès l’arrivée dans le service. Nous rapportons ici l’expérience de sa mise en place au printemps 2020.

CONTEXTE

En Île-de-France, la seule structure assurant la permanence de soins (PDS) odontologiques dans le secteur public en continu, jour et nuit 7 j/7 et 365 j/an, est le service de médecine bucco-dentaire de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, qui accueille les urgences bucco-dentaires (UBD). Les flux de patients sont particulièrement importants, ce qui entraîne des délais d’attente moyens de 3 h 30 qui peuvent facilement doubler, notamment pendant les périodes de vacances scolaires.

Dans notre service, comme dans d’autres structures françaises [1], les critères habituels de priorisation sont ceux des urgences sévères (traumatismes, hémorragies, tuméfactions de la face). Ils prennent en compte l’âge (enfant ou patient âgé), l’altération de l’état général et la grossesse. Ces éléments sont évalués à l’inscription aux urgences mais ne permettent pas d’identifier les urgences plus relatives. Par ailleurs, contrairement aux services d’accueil des urgences (SAU) de médecine, le tri est effectué par des aides-soignantes en charge de l’inscription et non par une infirmière organisatrice de l’accueil (IOA) [2].

En Écosse, un système a été mis en place depuis 2001 qui permet d’aider à la décision clinique de coordination et de gestion des urgences bucco-dentaires [3]. Ce service national, dit « Service dentaire d’urgence écossais » (SEDS), intègre un numéro d’appel unique depuis tout le territoire. Le système est fondé sur le tri et l’orientation des patients ; il est assuré par des infirmiers dentaires spécialisés qui évaluent et classent la demande de prise en charge selon 3 classes : soins d’extrême urgence, soins urgents et soins de routine ou conseils. En fonction de ce classement, le patient reçoit des soins dans l’heure, dans les 24 heures ou dans la semaine qui suit. Le patient est orienté vers la structure la plus proche de son domicile et la plus adaptée à son problème ; seules les urgences sévères sont admissibles à une prise en charge rapide. En Australie et au Canada, des systèmes de tri et de priorisation des urgences se sont également développés pour des raisons relativement similaires [4, 5]. Ce système s’avère très efficace mais nécessite une coopération avec la PDS de ville qui n’est pas développée à l’heure actuelle en France en dehors du dimanche, et uniquement en journée.

Les leçons à tirer de ces exemples d’outils de tri à travers le monde sont les suivantes :

– nécessité d’un personnel dédié, formé au tri ;

– nécessité d’arbres décisionnels et d’outils numériques [6].

DÉVELOPPEMENT D’UN OUTIL NUMÉRIQUE DE TRI DES URGENCES

Le projet, que nous avons baptisé DentalTree, avait pour objectif de développer un outil numérique pour catégoriser les urgences sévères, modérées et relatives, afin de prioriser la prise en charge aux UBD du service.

Nous avons proposé à la société Termel© d’adapter son application d’orientation diagnostique appelé Oraalgo© dans l’objectif de trier la gravité des urgences. Oraalgo© a en effet été développé à partir d’algorithmes fondés sur des questions/ réponses, permettant d’établir un pré-diagnostic et de proposer des conseils en fonction de la situation, en attendant la prise en charge du praticien, sans aucun lien avec un contexte d’urgence bucco-dentaire.

En collaboration avec l’AP-HP, nous avons proposé de rattacher des critères de sévérité classés en rouge (prise en charge urgente dans les heures suivantes), en orange (prise en charge dans la journée ou les jours suivants) et en vert (pas d’urgence ou relative) aux situations globales cliniques prédéfinies de l’outil (figure 1). Au total, 98 diagnostics (cellulite, gingivite, pulpite, péricoronarite, perte d’un élément prothétique, carie, etc.) sont proposés par les algorithmes d’Oraalgo© : 10 correspondent à des UBD rouges, 18 à des UBD oranges et les 70 autres à des UBD vertes (figure 2). Selon des travaux précédemment réalisés aux UBD de la Pitié-Salpêtrière, un peu moins d’un tiers des patients consultant présente une urgence que l’on peut qualifier de sévère ; il nous paraissait donc intéressant de prendre en compte toutes les possibilités diagnostiques, y compris les situations d’urgences parfois relatives, voire non urgentes.

Nous avons ensuite réalisé, sur une petite cohorte de 54 patients dans le cadre d’une étude pilote, des tests de performance (sensibilité et spécificité de l’outil), afin d’évaluer la concordance diagnostique entre la situation clinique donnée par l’application en salle d’attente et le diagnostic après consultation par un senior des urgences. Les résultats préliminaires ont montré une bonne performance de l’outil non encore optimisé, avec des taux de sensibilité et de spécificité supérieurs à 70 % [7].

RETOUR DE L’EXPÉRIENCE COVIDENT : MISE EN PLACE DE L’OUTIL DENTALTREE EN DISTANCIEL

Dans la suite de l’étude pilote, nous avons mis à disposition l’outil Dental-Tree lors du déploiement de la plateforme de régulation des UBD COVIDent, ouverte du 31 mars au 10 mai 2020 dans le service de Médecine bucco-dentaire de la Pitié-Salpêtrière du fait de la fermeture des cabinets de ville lors de la pandémie COVID-19 et du confinement.

L’objectif était double :

– limiter un afflux majeur de patients dans cette période à haut risque de propagation virale, en identifiant les patients nécessitant une prise en charge dans les 24 heures ;

– réguler au mieux les UBD sévères en les répartissant sur les six services d’odontologie de l’AP-HP, sachant que le site Pitié-Salpêtrière était saturé, ou en ville lorsque cela était possible (en collaboration avec le conseil régional de l’ordre des chirurgiens-dentistes d’Ile-de-France).

En effet, contrairement aux praticiens de garde gérés par le conseil de l’ordre dont l’accès est soumis à une régulation préalable, l’accès aux services des urgences à l’hôpital est libre. Une campagne d’information a alors été réalisée auprès du grand public, via différentes vidéos accessibles sur les réseaux sociaux et YouTube, et affichée sur le site web de l’AP-HP (figures 3 et 4), incitant les patients à contacter leur conseil départemental de l’ordre, sans se rendre d’emblée aux urgences ou seulement après les avoir contactés au préalable par téléphone, ou via l’application DentalTree accessible sur le site web des UBD de la Pitié-Salpêtrière (figure 5). Dans les deux cas, une téléconsultation avec possibilité de prescription médicamenteuse était proposée aux patients COVIDent d’urgence orange ; les urgences rouges étaient d’emblée réorientées dans un des services (ou vers le conseil de l’ordre des chirurgiens-dentistes le cas échéant) ; les urgences vertes recevaient des conseils et étaient priées de ne pas se rendre aux urgences (figure 5).

Un des avantages de l’application était que le formulaire était disponible en continu en dehors des heures d’ouverture du standard, sans risque de saturation, et que le patient recevait par mail en retour une information personnalisée précisant le degré de sévérité de l’urgence, la suite à donner en fonction de la situation (rappel pour téléconsultation ou prise en charge sur place) ainsi que des conseils spécifiques en lien avec le diagnostic présumé.

Nous avons ensuite analysé les registres des appels téléphoniques et des formulaires Oraalgo© concernant notamment la sévérité des UBD, l’âge et le sexe des patients, le département d’origine. Nous avons également comparé le diagnostic de téléconsultation et celui apporté par Oraalgo© lorsque cela était possible afin de comparer la performance de l’outil en distanciel avec celle évaluée lors de l’étude pilote en présentiel. Enfin, pendant la même période, mais sans lien avec la plateforme, nous avons mis en place une étude appelée URGDent qui s’est intéressée aux types de sévérité des urgences observées au sein du service des urgences pendant cette période et qui a été récemment publiée [8].

Les résultats présentés sont issus de ces différentes analyses. Au total, malgré la limitation des possibilités de prise en charge et la régulation mise en place, plus de 10 000 passages ont été enregistrés durant cette période (figure 6) dans nos 6 services de l’AP-HP. Par ailleurs, en parallèle, 2 148 formulaires et 3 563 appels téléphoniques ont été traités (figure 7), avec une orientation soit vers une téléconsultation pour une prescription éventuelle dans 1 607 cas, soit vers un praticien de garde en ville ou vers un des 6 services hospitaliers.

Les profils des patients étaient les mêmes : sex-ratio de 1, 50 % des patients entre 26 et 45 ans, 25 % entre 46 et 65 ans ; le département d’origine des patients était relativement semblable incluant 30 à 40 % de parisiens (figures 8 et 9).

Concernant la sévérité des UBD, on notait qu’environ 25 % des patients en distanciel consultaient pour des urgences sévères, que ce soit par téléphone ou via le formulaire, mais que le taux d’urgence relative était de 41 % via Oraalgo© contre 28 % par téléphone. Au sein du service, l’étude réalisée en parallèle a permis d’évaluer le taux d’urgence relative en présentiel (verte) à 2 %, pouvant suggérer que notre système de tri avait permis de réguler efficacement les patients puisqu’une étude préalable réalisée avant la COVID mettait en évidence un taux d’urgence relative proche de 14 %. Concernant la performance de l’outil numérique dans le contexte des téléconsultations, nous avons pu établir une fiabilité diagnostique de 96 % chez les patients en urgence sévère et modérée, dans un échantillon de 91 patients.

Ainsi, le tri effectué dans cette période par téléphone et l’utilisation du formulaire ont permis d’accueillir au mieux les patients et de répondre à leurs besoins en dépit de conditions difficiles (EPI en nombre limité, afflux important de patients depuis toute l’Île-de-France). Pour les patients consultant en présentiel, le taux de satisfaction, évalué entre 0 et 10, était de 9,3 ± 0,06 dans cette période, avec une perception de la qualité des soins médicaux estimée en moyenne à 9,5 ± 0,06. Le principal élément d’insatisfaction était pour 12 % des patients le temps d’attente, qui était en moyenne de 127 min ± 3,55 (de 10 min à 430 min) [8].

Concernant l’évaluation de la satisfaction du formulaire Oraalgo© en distanciel, de nombreux patients ont estimé que l’outil leur avait apporté une solution positive au moment où ils en avaient besoin et que cela les avait rassurés. Le motif d’insatisfaction le plus fréquemment retrouvé était que l’outil ne permettait pas de définir un créneau de rendez-vous.

CONCLUSION

À l’instar de la profonde mutation numérique que subit le monde actuel, la e-santé, incluant la m-santé (mobile santé ou m-Heath en anglais d’après l’Organisation Mondiale de la Santé), est en constante évolution [9]. De profonds remaniements sont à l’œuvre au sein de notre profession, dans des domaines divers incluant la prise de rendez-vous en ligne, le partage des dossiers patient entre professionnels de santé, l’éclosion d’applications de santé à destination des praticiens et des patients, le développement de la télémédecine et de la télé-dentisterie. Ce dernier point a été incontestablement accéléré par la crise COVID et l’on peut noter que les pratiques médicales habituelles ne sont pas supplantées mais plutôt complétées par cette approche à distance.

Nous avons pu identifier les points d’amélioration de l’application lors de l’adaptation d’Oraalgo© à une utilisation de triage des UBD en présentiel. L’outil a été adapté à cette indication en éliminant notamment des questions n’ayant pas d’impact sur le tri et pouvant rallonger le temps de réponse au formulaire. L’objectif est dorénavant d’utiliser l’outil dans la salle d’attente des urgences du service, afin de réorienter rapidement les patients en situation d’urgence relative et les patients pouvant être pris en charge en ville. Ceci devrait contribuer à améliorer la qualité des soins pour les patients nécessitant une prise en charge hospitalière dans des délais raisonnables. L’accès aux UBD se fera dorénavant après avoir répondu au formulaire accessible via un QR code à partir d’un smartphone ou à défaut en utilisant des bornes informatiques exclusivement destinées à cet effet en salle d’attente (obtention d’un financement de l’AP-HP dans le cadre du fond « après » 2021). Enfin, cet outil pourrait permettre un tri d’amont, comme en Écosse, permettant de sélectionner au préalable les patients admissibles aux urgences hospitalières, notamment la nuit et le week-end.

BIBLIOGRAPHIE

  • 1. Pegon-Machat E, Decerle N, Tubert-Jeannin S. Construction et évaluation d’un outil d’orientation des patients vers une unité d’urgence odontologique. Santé Publique (Paris) 2015;27:79-88.
  • 2. Le triage en structure d’urgence. Recommandations formalisées d’experts. SFMU, 2013. [www.sfmu.org/upload/referentielsSFMU/rfe_ triage2013.pdf]
  • 3. Scottish Dental Clinical Effectiveness Programm. [www.sdcep.org.uk/published-guidance/ acute-dental-problems/]
  • 4. PonnusamyA, Monty R, Alam N, Kruger E, Tennant M. Three year retrospective analysis of computer-assisted emergency dental triage in Tasmania, Australia. Rural Remote Health 2013;13:2353.
  • 5. Elkum NB, Barrett C, Al-Omran H. Canadian emergency department triage and acuity scale: Implementation in a tertiary care center in Saudi Arabia. BMC Emerg Med 2011;11:3. [doi.org/10.1186/1471-227X-11-3]
  • 6. Verzantvoort NCM, Teunis T, Verheij TJM, van der Velden AW. Self-triage for acute primary care via a smartphone application: Practical, safe and efficient? PLoS ONE 2018;13:e0199284. [doi.org/10.1371/journal.pone.0199284]
  • 7. Assaraf L. Évaluation de la performance diagnostique de l’outil Oraalgo. au sein de la plateforme COVIDent : étude de cohorte lors de la pandémie SARS-COV2. Thèse, 2021.
  • 8. Rodriguez I, Zaluski D, Jodelet PA, Lescaille G, Toledo R, Boucher Y. Effectiveness and patient satisfaction of dental emergencies in Pitié Salpêtrière Hospital, Paris, during the COVID 19 pandemic. J Dent Anesth Pain Med 2022;22: 255-266.
  • 9. Al Dahdah M. mHealth : l’information de santé ubique ? Le Temps des médias 2014;23:52.65. [doi.org/10.3917/tdm.023.0052]

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.