LA DENT DÉPULPÉE EST-ELLE RÉELLEMENT PLUS FRAGILE ?
Dossier
François REITZER* Philippe GAST** Davide MANCINO***
*MCU-PH en Odontologie conservatrice et Endodontie, Chargé d’enseignement au DU d’Esthétique du sourire et au DU de Micro-endodontie clinique, Laboratoire INSERM UMR-S 1121 Biomatériaux et Bio-ingénierie, Strasbourg.
**Exercice privé à Schœneck.
***MCU-PH en Odontologie conservatrice et Endodontie, Responsable du DU de Micro-endodontie clinique, Laboratoire INSERM UMR-S 1121 Biomatériaux et Bio-ingénierie, Strasbourg.
Lorsque le chirurgien-dentiste envisage de réaliser une restauration coronaire d’usage sur dent dépulpée, il part souvent du principe que la dent est fragilisée par la thérapeutique endodontique et a tendance à reléguer les principes d’économie tissulaire au second plan.
Or, existe-t-il des fondements scientifiques pour appuyer cette thèse ou cela relève-t-il de la pure croyance ? C’est ce que nous chercherons à vérifier dans cet article.
La dénomination « dent dépulpée » est un terme générique couramment employé, qui ne précise pas la procédure endodontique réalisée ni la perte des tissus minéralisés coronaires ni la thérapeutique de restauration d’usage envisagée par le praticien. Il est important d’évaluer ces différents paramètres pour comprendre l’impact de la perte tissulaire liée à la pathologie initiale mais également à la procédure de traitement endodontique et à celle de la réhabilitation coronaire.
L’exérèse du tissu pulpaire entraîne tout d’abord une diminution de la proprioception avec perte du contrôle neurosensoriel de protection [1]. La principale conséquence est le risque d’exercer des forces plus élevées lors de la mastication, augmentant ainsi les risques de fracture [2]. Au-delà de la perturbation de la proprioception, la dentine d’une dent dépulpée subit une réduction de ses propriétés mécaniques [3]. Cela peut s’expliquer par différents paramètres.
La déshydratation de la dentine après élimination du parenchyme pulpaire est un argument souvent mis en avant pour étayer la thèse de la fragilisation de l’organe dentaire. Une dent dépulpée perd sa fraction d’eau libre intra-dentinaire mais elle ne perd pas sa fraction d’eau liée, d’une part, aux cristaux d’apatite de la phase inorganique et, d’autre part, aux protéines de la matrice collagénique et non collagénique de la phase organique [4]. Si de nombreuses études réalisées, exclusivement in vitro, ne montrent pas de différence significative de résistance mécanique en traction et en compression entre une dent hydratée et une dent déshydratée, qu’elle soit pulpée ou non [5, 6], d’autres études montrent que la perte d’eau libre à elle seule pourrait être responsable d’une fragilisation de la dent [7], influençant la réponse contrainte/déformation de la dentine. Le paramètre qui devrait être mesuré n’est pas la résistance mais la ténacité, c’est-à-dire la capacité d’un matériau à absorber l’énergie sans se fracturer. C’est le véritable indicateur de la capacité d’un matériau à résister à la rupture [7]. La perte d’eau libre d’une dent dépulpée compromet donc la rigidité, la ténacité et la viscoélasticité de la dentine [8].
Le tissu pulpaire d’une dent vitale est composé de cellules et de fibres noyées dans la matrice extracellulaire et la teneur totale en eau de la pulpe est supérieure à 90 %. Dans une dent vitale, une pression physiologique intra-pulpaire de 10 à 28 mmHg pousse constamment le fluide pulpaire vers l’extérieur le long des canicules dentinaires [9]. Si la perte du tissu pulpaire riche en eau semble, selon une revue de la littérature, avoir une faible incidence sur l’hydratation de la dentine [6], d’autres articles scientifiques affirment le contraire : la perte du tissu pulpaire riche en eau contribuerait à la réduction de l’intégrité mécanique des dents dépulpées [7, 8, 10]. L’absence de consensus nous pousse à penser que, bien que la diminution des propriétés mécaniques soit un état de fait, les modifications restent faibles et cela explique l’absence de différences significatives de certaines études.
Au niveau histologique, l’émail, fortement minéralisé, n’est pas altéré d’un point de vue qualitatif par le traitement endodontique. La dentine peut en revanche être modifiée, notamment au niveau de son réseau de collagène [11]. L’amplitude des modifications souvent décrites est directement à corréler aux matériels et matériaux utilisés pour réaliser le traitement endodontique et la restauration corono-radiculaire d’usage [12].
De même qu’il existe une multitude de possibilités pour restaurer une perte de tissu coronaire, il est aujourd’hui impossible de n’évoquer qu’une seule thérapeutique endodontique.
L’endodontie ne se limite pas aux traitements et retraitements endodontiques réalisés par voie orthograde sur dents matures. Il existe en effet un ensemble de situations cliniques qui nécessitent une approche spécifique, comme les procédures de préservation de la vitalité pulpaire (coiffage pulpaire, pulpotomie) [13], le traitement des dents immatures nécrosées, le traitement des perforations et des résorptions ainsi que les traitements endodontiques chirurgicaux avec obturation par voie rétrograde. L’objectif principal de toute thérapeutique, qu’elle soit coronaire ou radiculaire, est de préserver au maximum la vitalité pulpaire mais également les différents constituants de l’organe dentaire dans le respect du gradient thérapeutique [14].
Lorsque la biopulpectomie reste indiquée, les nombreuses étapes nécessaires pour la mener à bien sont toutes à considérer afin de préserver au maximum l’intégrité des tissus dentaires.
La cavité d’accès tout d’abord est l’une des étapes clés, si ce n’est la plus importante, quand on évoque la préservation tissulaire. Les études les plus récentes semblent établir que, indépendamment de la perte de substance dentaire, le rôle de la cavité d’accès est le principal facteur de fragilisation de la dent dépulpée [15, 16].
Elle doit être localisée avec précision et suffisante pour accéder à l’intégralité des canaux radiculaires (figures 1 et 2). Une connaissance de l’anatomie endodontique est de ce fait importante pour éviter de mutiler et donc de fragiliser inutilement la dent. Il ne faut pas pour autant tomber dans l’extrême inverse en réalisant des cavités d’accès insuffisantes ne permettant pas de désinfecter et d’obturer le réseau endo-canalaire de manière satisfaisante [17].
L’alésage canalaire à l’aide d’instruments mécanisés impacte également la résistance mécanique de la dent [18], mais dans une moindre proportion [15]. Le diamètre apical et la conicité des instruments utilisés sont directement à corréler à la quantité de dentine para-canalaire présente. La forme ovalaire des canaux associée à des parois dentinaires plus fines expliquent en partie le risque accru de fracture sur une prémolaire par rapport à une canine. Qu’il s’agisse d’une séquence utilisée en rotation continue ou en réciprocité, toutes deux peuvent être à l’origine d’apparition de défauts dentaires comme des microcracks, dont la probabilité d’apparition augmente avec les diamètres apicaux des instruments utilisés [19].
L’irrigation canalaire est indispensable pour permettre la lubrification des instruments lors de la mise en forme canalaire, l’antisepsie et l’élimination de la boue dentinaire présente sur les parois. Or, l’utilisation de ces irrigants à de fortes concentrations et de façon prolongée réduit la résistance à la flexion de la dent, son module d’élasticité ainsi que la micro-dureté de surface [18], ce qui peut impacter négativement la résistance mécanique de la dent.
La technique d’obturation ainsi que le matériau d’obturation choisis jouent également un rôle notable. Les matériaux ayant un module d’élasticité proche de celui de la dentine seraient à privilégier même s’ils sont souvent délaissés au profit de matériaux non adhérents, plus simples à désobturer [18]. La réalisation d’une condensation latérale à froid sur des racines fines augmenterait également le risque de fracture par rapport aux techniques d’obturations axiales à chaud [20]. Même si les études sont encore peu nombreuses, l’utilisation de ciment à base de silicate de calcium semble prometteuse quant à l’augmentation de la résistance mécanique des dents dépulpées [21].
De plus, malgré tous les efforts réalisés par les cliniciens pour la mise en forme, le nettoyage, la désinfection et l’obturation du système canalaire, l’élimination complète des biofilms bactériens pathogènes est illusoire [22]. L’activité collagénolytique induite par les bactéries peut entraîner une détérioration des propriétés mécaniques telles que la résistance et la ténacité de la dentine [7, 23].
S’il existe des facteurs de risque qui ne peuvent pas être contrôlés, comme le caractère immature d’une dent, la présence de résorption radiculaire ou la complexité de l’anatomie radiculaire, la connaissance des facteurs de risque liés à la thérapeutique endodontique peut permettre de minimiser les risques. Cette thérapeutique endodontique ne peut en aucun cas être réalisée de manière isolée et doit systématiquement être associée à une restauration coronaire efficace.
Les approches modernes de préservation de la vitalité pulpaire coronaire ou radiculaire permettent, dans certaines situations cliniques bien précises, d’éviter l’alésage mécanique et chimique des canaux et limitent donc, dans une certaine mesure, le risque de fragilisation de la dent. Néanmoins, même en cas de pulpotomie, il est important de souligner l’importance d’une préparation minimalement invasive de la cavité d’accès afin de préserver les propriétés mécaniques de la dent [24, 25]. Il est tout aussi manifeste que la perte de tissu coronaire, qu’elle soit d’origine pathologique (carie, fracture) ou thérapeutique (critères de préparation), est l’un des facteurs principaux expliquant la fragilité d’une dent. La perte de certaines structures anatomiques coronaires, telles que les crêtes marginales ou le pont d’émail agissant comme des haubans, fragilise considérablement la dent d’un point de vue biomécanique [16, 26].
Il est également admis qu’une dent dépulpée possède souvent une perte de tissus dentaire coronaire importante, associée à une cavité d’accès plus ou moins volumineuse (mais toujours profonde), bordée par des parois résiduelles plus ou moins fines (figure 3). Ce type de configuration tend à augmenter la déflection cuspidienne lors de la sollicitation occlusale de la dent [27].
Même pour des pertes tissulaires relativement modérées, le taux d’échec annuel pour des restaurations directes en composite est plus important pour les dents dépulpées que pour des dents vitales [28]. Si l’épaisseur des parois résiduelles est souvent énoncée comme le point clé déterminant la résistance mécanique de la dent, la profondeur de la cavité est tout aussi déterminante [29]. Lorsqu’une restauration indirecte est indiquée, le recouvrement cuspidien est donc un moyen permettant de minimiser le risque de fracture des parois résiduelles induite par des contraintes en flexion. Si le recouvrement des parois trop fines semble logique pour la plupart des praticiens, ils sont toutefois souvent plus réticents à opter pour un recouvrement cuspidien global faisant valoir les principes biologiques d’économie tissulaire (figures 4 à 6).
Or, de nombreux auteurs recommandent de réaliser un recouvrement cuspidien global lors de la restauration d’une dent dépulpée ayant perdu ses deux crêtes marginales [30-32] afin d’améliorer la protection et d’éviter la fracture des parois résiduelles (figure 7). Cela permet également une meilleure distribution des forces au sein du matériau et des tissus résiduels pendant la mastication [33, 34].
À l’heure où les techniques de restauration indirectes collées de type overlay deviennent la référence pour restaurer la dent dépulpée, la mise en place d’ancrages radiculaires est de moins en moins indiquée et réservée à des situations cliniques de délabrement extrême, du moins pour les molaires. La mise en place d’un tenon, même fibré, peut également fragiliser la dent car la préparation dentinaire, indispensable à la mise en place du tenon, amincit les parois radiculaires [35].
La quantité de la structure dentaire résiduelle reste le paramètre le plus important à prendre en compte pour donner un pronostic de survie de la dent sur l’arcade [36].
Au-delà de la nature du tenon (métallique, fibré…), il convient également de considérer l’influence du moyen d’assemblage de ce dernier sur l’intégrité de la dentine radiculaire. Le ciment de scellement intra-canalaire, qu’il s’agisse d’un ciment oxyde de zinc ou de certaines colles auto-mordançantes au pH acide, provoque de surcroît une dégradation du collagène dentinaire [11]. Comme évoqué précédemment, cette dégradation du collagène dentinaire peut influer directement sur la résistance mécanique de la dent [7].
La dent dépulpée est bel et bien plus fragile qu’une dent vitale car, en plus de présenter très fréquemment un degré de délabrement coronaire plus important, la préparation de la cavité d’accès, les modifications biologiques ainsi que l’utilisation d’irrigants et de médications intra-canalaires peuvent influencer la résistance et la ténacité de la dent et in fine être responsables de sa fracture. Bien maîtriser chaque étape lors de la réalisation du traitement endodontique et bien identifier les facteurs de risque contrôlables permet de minimiser les effets négatifs d’une telle procédure sur la résistance mécanique de la dent.
Enfin, privilégier des thérapeutiques de restaurations coronaires minimalement invasives, souvent adhésives, permet de minimiser la fragilisation de la dent induite par la préparation.
À l’heure actuelle, aucun matériau disponible ne permet de répondre aussi bien aux exigences fonctionnelles de la bouche que les tissus dentaires ; leur préservation est donc capitale.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.