LES CANCERS LINGUAUX : UNE URGENCE ABSOLUE
Pathologie
Buccale
Anne-Gaëlle CHAUX* Anne-Laure EJEIL**
*PU-PH, UFR d’Odontologie, Université de Nantes.
**Qualifiée en Chirurgie orale.
***MCU-PH, Université de Paris Cité, Hôpital Bretonneau Paris (AP-HP).
****Qualifiée en Chirurgie orale.
Les cancers des voies aérodigestives supérieures (VADS) englobent les cancers des lèvres, de la bouche (cavité orale), du pharynx (cancers LBP) et du larynx.
Malheureusement, la localisation « langue » n’est pas individualisée dans les chiffres épidémiologiques nationaux. En effet, dans la classification des localisations des cancers, la langue mobile fait partie des cancers de la cavité orale tandis que la base de la langue fait partie des cancers de l’oropharynx [
Avec le plancher buccal, la langue fait partie des sites dits « à risque » pour les cancers oraux. Ces cancers sont souvent détectés tardivement car ils sont pris par les patients pour des aphtes ou des blessures et sont peu accessibles au regard lorsqu’ils sont situés sur la face ventrale de la langue.
Dans 90 % des cas, ces cancers sont des carcinomes épidermoïdes. Les facteurs de risque sont similaires à ceux retrouvés dans les autres localisations orales excepté au niveau de la base de la langue où le papilloma virus humain (HPV) peut être mis en cause. La plupart du temps, le carcinome épidermoïde de la langue se manifeste cliniquement par une ulcération souvent non douloureuse qui ne guérit pas.
L’objectif de cet article est de présenter les caractéristiques du cancer de la langue afin de favoriser leur dépistage et de réduire au minimum leur délai de prise en charge dans les services spécialisés.
Les cancers des voies aérodigestives supérieures (VADS) englobent les cancers des lèvres, de la bouche (cavité orale), du pharynx (cancers LBP) et du larynx.
Malheureusement, la localisation « langue » n’est pas individualisée dans les chiffres épidémiologiques nationaux. En effet, dans la classification des localisations des cancers, la langue mobile fait partie des cancers de la cavité orale tandis que la base de la langue fait partie des cancers de l’oropharynx [1]. Dans les diverses études, la langue semble être un site à risque avec le plancher buccal.
La langue partage avec les autres localisations orales des cancers les mêmes facteurs de risque sauf pour la base de la langue et les amygdales linguales, où les cancers induits par les papillomas virus humains (HPV) sont fréquents. Une spécificité est également à noter concernant l’âge des patients (généralement beaucoup plus jeunes) atteints par les carcinomes épidermoïdes de la langue.
Dans cet article, nous décrivons l’épidémiologie de ces cancers, les facteurs de risque ainsi que les formes cliniques et abordons succinctement la prise en charge. L’objectif principal est de permettre une détection précoce afin d’éviter une chirurgie délabrante et un pronostic sombre.
Le cancer de la cavité orale se place au 8e rang des cancers au niveau mondial. En France, on dénombre 16 000 nouveaux cancers de la cavité buccale par an (Institut National du Cancer, 2018).
Les derniers chiffres publiés par le réseau FRANCIM regroupant les sites lèvres, bouche, pharynx montrent une augmentation du nombre annuel de cas des cancers chez la femme et une baisse chez l’homme [2]. Concernant la bouche (qui regroupe la langue mobile, les gencives, le plancher, le palais et le voile, le vestibule et les autres muqueuses), le taux d’incidence est en forte augmentation chez la femme et en nette diminution chez l’homme avec un âge médian de 62 ans chez l’homme et de 66 ans chez la femme [2].
Aux États-Unis [3], le cancer de la langue représenterait 1 % des cancers diagnostiqués par an. Selon ces mêmes données, il serait plus fréquent chez l’homme que chez la femme et toucherait plus fréquemment les hommes blancs de moins de 45 ans [4].
Une étude rétrospective bi-centrique [5] portant sur des patients traités pour des cancers des voies aéro-digestives supérieures (VADS) et HPV, entre 2004 et 2016, montre que les patients âgés de moins de 40 ans ont une nette propension à avoir des cancers de la langue (62,7 %) et qu’ils sont plus nombreux à ne pas fumer par rapport aux patients plus âgés alors que, historiquement, le cancer de la langue est un cancer de l’homme âgé avec un taux de survie à 5 ans de moins de 60 %.
Selon une étude épidémiologique de Jia Hui et al. réalisée à partir des registres de cancers de 22 pays différents avec une cohorte importante de 80 000 patients [5], l’incidence des cancers de la langue a augmenté de 0,4 à 3,3 % par an avec une incidence plus importante chez les patients de moins de 45 ans. De nombreuses autre études avaient déjà fait ce constat avec un taux de survie plus élevé par rapport aux patients plus âgés [6, 7].
Cette même étude révèle des disparités de sexe selon les pays avec une incidence chez les femmes plus marquée en Australie, Bulgarie et Irlande et inversement dans les 19 autres pays.
Comme pour les autres localisations orales du carcinome épidermoïde, les facteurs de risque les plus connus sont le tabac et l’alcool, responsables de 75 % des cancers de la tête et du cou [8]. Mais 15 à 20 % des patients atteints ne sont pas exposés à ces facteurs. De plus, chez les patients jeunes, le rôle du tabac et de l’alcool n’est pas totalement élucidé du fait du peu de temps d’exposition [8]. De nombreux auteurs ont alors suggéré l’influence d’autres facteurs carcinogènes tels que la génétique, l’alimentation ou des agents viraux.
Le tabac est un carcinogène reconnu des muqueuses orales, qu’il soit fumé (cigarette, pipe, cigare) ou chiqué (chique de Bétel ou noix d’Arec). Le risque de développement de cancer augmente avec la durée d’exposition [9]. Les campagnes anti-tabac ont lentement fait diminuer l’incidence des cancers buccaux.
Une des méthodes utilisées lors du sevrage tabagique est l’utilisation de la cigarette électronique (ou e-cigarette). Une revue de la littérature parue en 2019 [10] suggère un rôle cancérigène potentiel de la cigarette électronique sur les cellules en culture. Les goûts aromatisés et notamment mentholés seraient plus nocifs que les liquides sans arôme in vitro [10].
L’alcool est un carcinogène reconnu de nombreux cancers et notamment des cancers des VADS. Son principal métabolite, l’acétaldéhyde, ainsi que les dérivés réactifs de l’oxygène sont susceptibles d’induire des lésions de l’ADN. Des études cas-témoins ont montré son implication dans les cancers de cavité orale chez des sujets non fumeurs avec une relation effet/dose et un risque fortement augmenté pour les consommations supérieures à 40 g/j [11]. D’autres études montrent quant à elles que l’alcool ne serait impliqué dans la genèse de cancer des VADS que lorsqu’il est associé au tabac. Néanmoins, l’alcool entraîne une atrophie des muqueuses et augmente leur perméabilité, permettant une pénétration facilitée des autres carcinogènes [12].
L’association du tabac et d’alcool est de loin le facteur de risque principal. Ils ont un effet synergique et multiplicateur sur le développement des cancers de la cavité orale. Ils entraînent des mutations de la protéine P53, protéine largement impliquée dans les cancers des VADS.
Le papillomavirus est un des facteurs reconnus des cancers, notamment du col de l’utérus. L’infection par HPV serait à l’origine des cancers de l’oropharynx et de la base de la langue (figure 1), des amygdales linguales (figure 2) dans plus de 40 % des cas et notamment HPV de type 16, ce qui ne semble pas établit pour le cancer de la langue (en tout cas pour la langue mobile) [13].
Face à la recrudescence des cancers de la langue chez de jeunes patients n’ayant aucun antécédant de facteurs de risque (figure 3), les scientifiques se sont tournés vers la recherche d’une cause génétique. Il semblerait que la composition immunosuppressive du micro-environnement de ces tumeurs soit modifiée par rapport à ces mêmes tumeurs chez les patients plus âgés mais aussi que les cellules tumorales exprimeraient un taux plus élevé de PD-L1 (Programmed Death Ligand 1) [14] et de la protéine kinase C alpha [15], ce qui expliquerait en partie les formes plus agressives de ces tumeurs chez les patients jeunes et la proportion plus importante de métastases ganglionnaires avec un mauvais pronostic.
La présence de lésions à risque de transformation (ou à potentiel de transformation) reste également un facteur de risque de cancers, quelle que soit la localisation orale des tumeurs. Les trois principales retrouvées au niveau de la langue sont la kératose tabagique, la kératose idiopathique et le lichen plan oral (figure 4). L’OMS s’accorde à dire que les cancers oraux se développent dans la plupart des cas sur des lésions à risque de transformation [16].
La génétique et l’épigénétique semblent être impliquées dans le développement des cancers oraux [12, 17, 18]. Les patients atteints de la maladie de Fanconi, maladie génétique autosomique récessive, ont une plus grande susceptibilité à développer des cancers buccaux [19]. Mais plusieurs études suggèrent également l’existence d’une « susceptibilité » individuelle aux carcinomes des VADS [20].
Enfin, le rôle de l’immunodépression doit être discuté. Chez la souris, il a été montré que celle-ci pourrait accélérer l’évolution de la maladie cancéreuse et la progression métastatique, mais pas la survenue du cancer en lui-même [21].
Une étude clinique sur des patients immunodéficients (transplantés ou VIH positifs) a montré que l’augmentation du risque de carcinome épidermoïde dans cette population était non significative [22].
Dans 90 % des cas, les cancers de la langue sont des carcinomes épidermoïdes. Les formes cliniques ne diffèrent pas de celles observées dans les autres localisations. La partie mobile est plus souvent atteinte que la base de la langue. Le diagnostic semble plus précoce pour la partie mobile (stades 1 et 2) par rapport à la base de la langue (stades 3 et 4) [16].
Les symptômes sont variables, allant de la simple gêne à une odynophagie, une déviation de la langue à la protraction, une modification de la voix et une douleur [16, 17].
Les deux formes les plus fréquentes sont la forme ulcéro-bourgeonnante (figure 5) et la forme ulcérée (figures 6 et 7) même si toutes les autres formes cliniques sont possibles : forme bourgeonnante, en nappe, fissuraire (figure 8), verruqueuse (figure 9) ou infiltrée.
L’objectif principal du traitement des cancers de la langue est d’éradiquer la masse tumorale tout en maintenant une certaine qualité de vie. La thérapeutique de choix du traitement des cancers de la langue mobile reste la chirurgie. Même si la curiethérapie trouve toute sa place dans cette localisation pour les tumeurs de petite taille selon la classification TNM - classification qui prend en compte la taille de la tumeur (T), la présence d’adénopathies (N : Node) et de métastases (M) : T1 (tumeur ≤ 2 cm dans sa plus grande dimension) ou T2 (tumeur dont la plus grande dimension est comprise entre 2 et 4 cm) -, elle reste peu utilisée. La glossectomie partielle avec des marges carcinologiques saines permet la plupart du temps de préserver la fonction comme l’élocution et la déglutition. La glossectomie peut être plus ou moins étendue, marginale ou de la pointe de langue ; elle s’adapte au volume tumoral initial ainsi qu’à l’extension de la tumeur [23]. Pour les glossectomies plus larges, la chirurgie reconstructrice (par lambeau antébrachial ou par lambeau antérolatéral de cuisse) permet de retrouver une mobilité et une morphologie linguales compatibles avec une fonction satisfaisante [24]. À cette chirurgie, et en fonction de la présence ou non d’adénopathie ou de facteurs de gravité, une radiothérapie concomitante post-opératoire ou palliative est réalisée [25]. Celle-ci pourra être également proposée en cas de cancer de l’oropharynx HPV-16 positif soit de façon exclusive, soit en post-opératoire.
Le curage ganglionnaire est indiqué en cas de métastases ganglionnaires, souvent associé à de la radiothérapie. Le risque de métastase est proportionnel au stade tumoral lors du diagnostic. Plus il est élevé, plus le risque d’atteinte ganglionnaire est probable. Les cancers de la langue étant très lymphophiles, le curage ganglionnaire est quasiment systématique. Si l’atteinte est médiane, il sera souvent bilatéral.
La chimiothérapie est généralement réservée aux cancers localement avancés ou à des stades plus disséminés ou encore à risque de dissémination élevé. Elle peut être utilisée en tant que traitement néoadjuvant, avant la chirurgie, permettant ainsi de diminuer la taille de la lésion afin d’éviter une chirurgie trop délabrante et de traiter de probables métastases infra-centimétriques et donc non détectées [26].
La rééducation orthophonique a également un rôle important dans la restauration de la qualité de vie des patients [27].
La surveillance est régulière après traitement afin de détecter les récidives. Elle est d’abord trimestrielle, puis semestrielle et enfin annuelle.
• La langue et le plancher oral sont des sites à risque de malignité pour le carcinome épidermoïde.
• L’examen minutieux de la langue et du plancher buccal doit être systématique même chez le sujet ne présentant aucun facteur de risque.
• La découverte d’une lésion linguale nécessite une surveillance et une biopsie en cas de non-résolution de celle-ci en une quinzaine de jours après un traitement adapté.
• La prise en charge précoce des cancers de la langue permet un meilleur pronostic et une meilleure qualité de vie des patients.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.