LA LANGUE : COMPLEXE, CRUCIALE ET MÉCONNUE - Clinic n° 09 du 01/09/2022
 

Clinic n° 09 du 01/09/2022

 

Anatomie

Marie MERCURIO*   Raphaël TETREAU**   Cindy FRANÇOIS***   Guillaume CAPTIER****   Jacques-Henri TORRES*****   Sarah MILLOT******  


*Ancien AHU en prothèse, Faculté d’Odontologie de Lyon. Exercice libéral, Lyon.
**PH, Service de Radiologie, Centre de lutte contre le cancer Montpellier.
***PH, Service d’Odontologie, CHU Montpellier.
****PU-PH, Chef de service de Chirurgie pédiatrique orthopédique et plastique, CHU Montpellier. Laboratoire d’Anatomie de Montpellier, Université de Montpellier.
*****PU-PH, Responsable de l’UAM de Chirurgie orale, CHU Montpellier.
******MCU-PH, UAM de Chirurgie orale, CHU Montpellier.

Masse musculaire puissante de la cavité orale, la langue est au cœur des préoccupations de notre spécialité. Son anatomie est complexe : un agencement intriqué de fibres musculaires intrinsèques et extrinsèques conférant une mobilité fine, en harmonie avec un réseau neuro-vasculaire riche. Cet organe musculaire est en lien direct avec des structures osseuses : la mandibule, l’os hyoïde et également la base du crâne par l’intermédiaire du processus styloïde de l’os...


Résumé

La langue est un organe musculo membraneux au carrefour de nos différentes spécialités en lien avec des fonctions clés comme la parole, la mastication, la croissance faciale… Son anatomie est complexe, assez peu étudiée chez l’homme, pourtant sa connaissance est un prérequis indispensable pour tout clinicien spécialiste de la bouche. En effet, la mobilité, la posture, la fonction linguale seront examinées pour chacun de nos patients. La langue est également le siège de pathologies dont le diagnostic et la prise en charge nécessitent la compréhension de la constitution de cet organe.

Au niveau musculaire, elle est organisée autour du septum lingual ; son innervation riche fait intervenir 5 paires de nerfs crâniens et sa vascularisation est sous la dépendance de l’artère linguale. Ces éléments anatomiques représentent des obstacles à protéger et doivent guider nos techniques chirurgicales.

Masse musculaire puissante de la cavité orale, la langue est au cœur des préoccupations de notre spécialité. Son anatomie est complexe : un agencement intriqué de fibres musculaires intrinsèques et extrinsèques conférant une mobilité fine, en harmonie avec un réseau neuro-vasculaire riche. Cet organe musculaire est en lien direct avec des structures osseuses : la mandibule, l’os hyoïde et également la base du crâne par l’intermédiaire du processus styloïde de l’os temporal.

La langue intéresse chacune de nos disciplines : prothèse, chirurgie et médecine orales, occlusodontie, odontologie pédiatrique, orthopédie dento-faciale. Plus largement, elle est bien sûr au carrefour de spécialités : ORL, pneumologie, orthophonie, oncologie, chirurgie maxillo-faciale, dermatologie… À chacun de nos examens cliniques, la langue est explorée pour sa mobilité, son volume, ses variations anatomiques, ses pathologies, sa posture. Elle représente un obstacle anatomique majeur à protéger lors de nos chirurgies et de nos gestes. Organe visible en lien avec l’extérieur, elle sera souvent auto-examinée par les patients et source d’inquiétude. La langue est cruciale pour la déglutition, la mastication, la gustation, la parole, la morphogenèse des arcades dentaires et, malgré tous ses rôles clés, il existe un grand décalage entre son importance et notre maigre compréhension de son anatomie et de ses fonctions [1]. En effet, les altérations de la fonction et/ou de la posture linguale participent notamment à l’apparition de dysphagies, des syndromes d’apnées et hypopnées du sommeil et à la genèse de dysmorphoses (béances par exemple). Qu’il s’agisse du maintien de l’intégrité de sa fonction, de sa rééducation, du traitement de ses pathologies, la connaissance de la langue permet un formidable travail transversal entre de nombreuses spécialités.

MORPHOLOGIE GÉNÉRALE

La langue possède une grande partie mobile, visible, qui fait saillie dans la cavité orale - le corps de la langue - et une partie fixée cachée dans le plancher oral sous la portion mobile - la racine de la langue. Ces deux parties ont des caractéristiques et des origines embryologiques différentes (figure 1).

Langue mobile ou corps de la langue

Face dorsale

Le corps de la langue est constitué de 2 segments : un segment oral et un segment pharyngien séparés par le sillon terminal en forme de V dessiné par les papilles caliciformes, papilles gustatives les plus volumineuses (figure 2a).

Dans le segment oral, la muqueuse de la face dorsale est robuste, épaisse, associée à la fonction gustative par les papilles. On retrouve 4 sortes de papilles au sein de l’épithélium lingual dorsal. En postérieur, les 9 à 11 papilles caliciformes (figure 2b) et les 2 papilles foliées sur le bord de la langue (figure 2c). Sur toute la face antérieure, les papilles fongiformes sont plus petites et très nombreuses. Les papilles correspondent à des spécialisations épithéliales qui accueillent les bourgeons du goût, agrégations de 30 à 100 cellules réceptrices neuro-épithéliales [2]. Enfin, les papilles filiformes qui occupent le même territoire sont des papilles tactiles et non gustatives (figure 2d).

En arrière du sillon terminal, c’est la partie pharyngienne du dos de la langue recouverte par une muqueuse peu adhérente soulevée par des amas folliculaires : ce sont les amygdales linguales développées chez l’enfant et qui disparaissent à l’âge adulte.

Face ventrale ou sublinguale

Cette face est recouverte d’une muqueuse fine translucide laissant apparaître les veines linguales profondes. Cette face est soulevée sur la ligne médiane par un repli muqueux, le frein lingual, pour lequel aujourd’hui encore il n’y pas de définition claire anatomique (figures 3a et 3b). Très récemment, l’équipe de Mills a, grâce à des dissections, pu définir ce frein comme une structure dynamique tridimensionnelle formée de tissus conjonctifs dont la morphologie est variable, constituant un véritable fascia s’étendant sur le plancher buccal (figure 3c). Ce frein qui présente différentes configurations constitue une balance entre mobilité et stabilité linguale [3]. De part et d’autre de la partie inférieure du frein s’ouvrent sur le plancher buccal les plis sublinguaux et les caroncules sublinguales, canaux excréteurs des glandes sublinguales et submandibulaires (figure 3c).

La Société française de Pédiatrie a publié, en 2021, un communiqué de presse cosigné par de nombreuses sociétés savantes pour alerter sur l’augmentation de pratiques de frénotomie linguale du nourrisson en post-séjour maternité devant des difficultés d’allaitement [4].

Des recommandations existent quant à cette option thérapeutique impliquant des enjeux de santé du nourrisson et de l’enfant et pointent le peu de littérature à ce sujet [5]. Chez l’enfant, le traitement chirurgical de l’ankyloglossie doit répondre à une démarche diagnostique scientifique et être discuté entre spécialistes de la cavité orale (figure 3d) (voir l’article de Bayet et Daoudi p. 674).

Base de la langue ou racine

Par sa face dorsale elle est unie à l’épiglotte par les 3 replis glosso-épiglottiques. Cette partie assez figée et fixe est épaisse et se fixe sur l’os hyoïde et sur la mandibule. La racine de la langue est une masse musculaire large constituée des muscles génioglosse, hyoglosse et longitudinaux inférieurs qui montent dans la portion mobile.

ARCHITECTURE MUSCULAIRE

Toute la musculature de la langue est organisée autour du squelette ostéo-fibreux constitué de l’os hyoïde, de la membrane hyoglossienne et du septum lingual [6] (figure 4). Ces différentes zones d’insertion expliquent la grande variabilité des mouvements de langue dans les 3 dimensions de l’espace. La langue est un hydrostat musculaire, c’est-à-dire un muscle qui, pour tout changement de forme, conserve son volume en condition physiologique.

La langue est composée de 8 muscles pairs et 1 muscle impair, disposés autour du septum lingual. Il est courant de les décrire en deux groupes en fonction de leurs insertions osseuses et de leur action. Cette description est classique et à visée pédagogique car ces muscles ne sont pas indépendants et ont une configuration complexe [7]. En effet, les fibres se chevauchent et forment un treillis tridimensionnel dont l’organisation se fait en unités fonctionnelles qui peuvent agir séparément ou en coopérant (figure 5).

Muscles extrinsèques

Ils ont des insertions sur la mandibule, l’os hyoïde ou le processus styloïde. Leur action est la mobilité de la langue : protraction, élévation, abaissement, rétrusion. Ils sont représentés par :

- le muscle génioglosse, le plus volumineux, qui naît des épines mentonnières de la mandibule pour se diriger en éventail dans la masse de la langue. Quelques fibres se terminent sur l’os hyoïde. Ce muscle est impliqué notamment dans les syndromes d’apnées et d’hypopnées du sommeil [8] ;

- le muscle hyoglosse, véritable masse quadrilatère représentant la partie postéro-latérale de la langue tendue de l’os hyoïde en direction antérieure et en haut, qui naît de l’os hyoïde et se dirige en haut pour se fixer au travers du stylo-glosse sur les bords de la langue. Son rôle est rétropulseur de la langue quand elle est à l’extérieur et il a un rôle d’abaissement ;

- le muscle stylo-glosse, qui naît du processus styloïde et se dirige antérieurement et en bas pour se terminer dans la masse du muscle hyoglosse et sur les bords latéraux de la langue. Son rôle est également rétropulseur et élévateur de la pointe et des bords de la langue ;

- le muscle palatoglosse, appartenant également au palais mou, qui naît de la charpente fibreuse du palais et se dirige dans les arcs palatoglosse pour se terminer sur la partie latérale de la base de langue en fusionnant avec le stylo-glosse.

Muscles intrinsèques

Ils naissent au sein de la langue et leur contraction induit un changement de forme sans modification du volume de la langue (élargissement, aplatissement, courbure de la langue). Ils sont représentés par le muscle longitudinal supérieur (seul muscle impair) de la langue et les muscles longitudinal inférieur, transverse et vertical de la langue.

Ces muscles sont identifiables sur différentes coupes par IRM (imagerie par résonance magnétique) (figures 6 et 7).

L’illustration de cette mobilité linguale est très explicite sur la vidéo d’une équipe allemande de l’université de Fribourg (bit.ly/3Ad53FU). Cette équipe étudie la parole et les phénomènes de résonance de chanteurs d’opéra. Grâce à l’IRM tridimensionnelle dynamique, ils mettent en évidence l’extrême mobilité de la langue [9].

VASCULARISATION

La vascularisation de la langue est principalement assurée par une branche de l’artère carotide externe : l’artère linguale et ses branches (figure 8). Son trajet est sinueux, permettant de s’adapter à la mobilité de la langue, et peut passer d’une longueur de 8,5 cm quand elle plissée à 17,6 cm quand elle est déplissée.

Elle chemine en dedans du muscle hyoglosse en donnant une collatérale, l’artère dorsale de la langue, qui se dirige vers le tiers postérieur du dos de la langue. C’est l’artère responsable de la vascularisation de la base de langue.

Ensuite, l’artère linguale se dirige vers l’avant et donne l’artère sublinguale au bord inférieur du muscle hyoglosse. Elle se dirige en avant entre les muscles génioglosse et mylohyoïdien vers la glande sublinguale qu’elle vascularise. Puis elle se termine en perforant la corticale linguale du corps de la mandibule.

L’artère linguale donne ensuite sa branche terminale, l’artère linguale profonde de la langue, qui poursuit le trajet initial de l’artère linguale et se dirige en haut sur la face ventrale de la langue.

L’artère linguale et ses branches sont en situation profonde et sont donc relativement protégées lors de blessures ou de gestes chirurgicaux.

De façon très accessoire, la racine de la langue est vascularisée par l’artère palatine ascendante (collatérale de l’artère faciale) et par l’artère pharyngienne ascendante (collatérale de l’artère carotide externe).

En ce qui concerne le drainage veineux, il est réalisé par le biais des veines linguales profondes, principalement, et des veines linguales superficielles qui sont rejointes par la veine sublinguale pour aboutir dans un tronc unique, le tronc thyro-linguo-facial. Le drainage lymphatique de l’apex lingual se fait au niveau des nœuds sub-mentonniers et le drainage du corps de la langue rejoint les nœuds sub-mandibulaires, sous-digastriques et jugulaires internes, formant un réseau richement anastomosé.

INNERVATION

L’innervation de la langue, particulièrement riche, fait intervenir 5 paires de nerfs crâniens. Cette innervation est motrice, sensorielle et sensitive [10, 11].

Innervation motrice

Elle est assurée par le nerf hypoglosse (XII) pour l’ensemble des muscles de la langue à l’exception du muscle palatoglosse, innervé par la partie vagale du plexus pharyngien (X) et parfois par le nerf glossopharyngien (IX). Le trajet du nerf hypoglosse décrit une courbe à concavité antéro-supérieure, débutant au sein d’un noyau somitique bulbaire ; il émerge du crâne par le canal de l’hypoglosse.

Innervation sensitive

Elle est assurée par 3 branches nerveuses :

- le nerf lingual, branche du nerf mandibulaire, assure l’innervation sensitive en avant du sillon terminal. Après son trajet au collet des 8 mandibulaires, le nerf lingual plonge dans la langue sur la face ventrale, immédiatement sous la muqueuse linguale, pour se terminer dans la pointe de la langue (figure 9). Sa situation superficielle représente un obstacle anatomique majeur à protéger lors des interventions sur la face ventrale de la langue, notamment les biopsies et les frénotomies. Les incisions doivent tenir compte de cette position immédiatement sous-muqueuse du nerf lingual qui peut être lésé. En revanche, il n’y a pas d’obstacles anatomiques majeurs (ni nerveux ni artériels) concernant les interventions sur la face dorsale ;

- le nerf glossopharyngien (IX) assure l’innervation sensitive du tiers postérieur de la langue (en arrière du sillon terminal) ;

- le nerf laryngé supérieur issu du nerf vague (X) est responsable de l’innervation sensitive de la base de la langue dans la région épiglottique.

Innervation sensorielle

Elle passe successivement par le nerf lingual, la corde du tympan et le nerf facial. En arrière du sillon terminal, c’est le nerf glosso-pharyngien et les rameaux du nerf vague qui assurent l’innervation sensitive et sensorielle, en connexion dans le noyau solitaire avec les neurofibres motrices des muscles de la mimique, de la déglutition et de la mastication. Enfin, le nerf lingual, branche du nerf mandibulaire, permet la conduction de la sensibilité générale, extéroceptive, tactile fine, thermo-algésique et protopathique de la langue.

CONCLUSION

Cette anatomie complexe de la langue nécessite d’être parfaitement connue des disciplines de notre spécialité. Elle est en effet le prérequis, d’une part, au diagnostic de troubles de la fonction, des variations physiologiques et pathologiques et, d’autre part, au choix des interventions et gestes sur la langue, le tout décrit dans les articles à suivre de ce numéro.

Remerciement

Les auteurs remercient sincèrement ceux qui ont fait don de leur corps à la science afin de permettre la recherche anatomique.

Liens d’intérêts

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.

BIBLIOGRAPHIE

  • 1. Sanders I, Mu L. A 3-dimensional atlas of human tongue muscles. Anat Rec 2013 ;296 : 1102-1114.
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  • 3. Mills N, Pransky SM, Geddes, Mirjalili S. What is a tongue tie ? Defining the anatomy of the in situ lingual frenulum. Clin Anat 2019 ;32 : 749-761.
  • 4. LeFort Y, Evans A, Livingstone V, et al. Academy of Breastfeeding Medicine position statement on ankyloglossia in breastfeeding dyads. Breastfeed Med 2021 ;16 :278-281.
  • 5. Messner AH, Walsh J, Rosenfeld RM, et al. Clinical Consensus Statement : Ankyloglossia in Children. Otolaryngol Head Neck Surg 2020 ; 162 (5) :597-611.
  • 6. Grégoire R, Oberlin S. Précis d’anatomie. Paris : JC Baillière Édition, 1973.
  • 7. Sakamoto Y. Structural arrangement of the intrinsic muscles of the tongue and their relationships with the extrinsic muscles. Surg Radiol Anat 2018 ;40 :681-688.
  • 8. Cori JM, O’Donoghue FJ, Jordan AS. Sleeping tongue : Current perspectives of genioglossus control in healthy individuals and patients with obstructive sleep apnea. Nat Sci Sleep 2018 ; 10 :169-179.
  • 9. Echternach M, Burdumy M. Institute of Musician’s Medecine. Freiburg University Medical Center, Germany [www.youtube.com/watch?v=TpCF-05VEKk]
  • 10. Gaudy JF. Anatomie clinique, 2e édition. Paris : Éditions CdP, 2007.
  • 11. Norton NS. Netter. Précis d’anatomie clinique de la tête et du cou. Paris : Masson 2009.