CRITÈRES DE CHOIX THÉRAPEUTIQUE DES AGÉNÉSIES DES INCISIVES LATÉRALES MAXILLAIRES
Dossier
*Ancien AHU Faculté d’Odontologie de Bordeaux, Spécialiste qualifié en Orthopédie dento-faciale, Membre titulaire du Collège Européen d’Orthodontie, Titulaire du Certificat d’Excellence en pratique orthodontique (BLSFO), Exercice libéral en Orthodontie, Agen.
**Spécialiste qualifié en Orthopédie dento-faciale, Membre titulaire de la Société Française d’Orthopédie dento-faciale, Exercice salarié en Orthodontie, Blaye.
Ce premier article donne le cadre du problème posé par l’agénésie d’une incisive latérale maxillaire et de facto des 2 incisives latérales maxillaires. L’odontologiste doit choisir la meilleure solution pour le patient en utilisant les dents naturelles ou en réalisant des solutions prothétiques pérennes. Un bilan complet pluridisciplinaire est systématique : il faut associer le patient dans une décision partagée et rechercher la symétrie comme l’élément-clé du résultat esthétique obtenu. Les critères fonctionnels classiques de calage, centrage et guidage sont respectés et répartis en fonction de l’anatomie occlusale des dents concernées et de la solution retenue.
Ce dossier de CLINIC est ciblé sur la démarche thérapeutique face à une situation clinique particulière, celle de l’agénésie des incisives latérales maxillaires. Cet article présente le cadre décisionnel de ces cas souvent complexes à appréhender, en particulier lorsque l’agénésie ne concerne qu’une seule incisive latérale.
Il ne s’agit pas d’avoir une attitude dogmatique avec, d’une part, l’habitude de la réouverture de l’espace et d’une réhabilitation par prothèse et, d’autre part, la fermeture de l’espace avec substitution par la canine en place de l’incisive latérale absente. Une attitude pragmatique cherchera d’abord à considérer le patient comme unique en évaluant, dans son cas précis, les arguments et conditions anatomiques ainsi que le contexte fonctionnel, tout en tenant compte des facteurs liés au patient. Cette démarche thérapeutique permettra d’associer le patient à la décision thérapeutique, ce qui améliorera notablement son niveau de satisfaction [1]. En effet, les conséquences esthétiques et fonctionnelles de l’absence de l’incisive latérale maxillaire sont importantes et demandent de considérer de nombreux éléments qui vont influencer le choix et la conduite du plan de traitement (tableaux 1 et 2).
Lorsque nous faisons référence aux agénésies des incisives latérales supérieures bilatérales, les propositions thérapeutiques sont largement simplifiées pour l’acte décisionnel de l’extraction ou la conservation de l’incisive latérale controlatérale. En effet, les critères de choix d’extraction ou non n’existent plus. De plus, au moment de la découverte de ces dysplasies bilatérales, si le nombre de critères nous fait pencher vers la fermeture des espaces, notre conduite sera si possible préventive, en programmant l’extraction les dents lactéales pour induire l’évolution des canines en mésio-position.
Des situations cliniques sont présentées pour illustrer les critères de choix, les limites et le résultat obtenu.
Dans un passé encore récent, les orthodontistes optaient le plus souvent pour la fermeture des espaces dans le souci d’éviter toute mutilation organique, d’une part, et pour contourner les performances esthétiques imparfaites des restaurations céramo-métalliques, d’autre part. De nos jours, la fiabilité des approches peu invasives, comme la prothèse collée, ou plus invasives, telle la prothèse implanto-portée, semble établie et ouvre des perspectives plus larges de traitement [2].
Si le principe de base d’un plan de traitement pluridisciplinaire est acquis, les mots clés de notre démarche seront l’esthétique, la fonction et le pronostic à long terme.
La primauté de l’entretien clinique reste de mise. Il a pour but d’évaluer la demande du patient ainsi que ses aspirations, notamment esthétiques. Vient ensuite l’examen clinique qui permet d’évaluer les critères anatomiques et fonctionnels. Les deux permettent d’établir successivement le diagnostic, l’identification des alternatives thérapeutiques, le pronostic à long terme de chacune des options envisagées ainsi que l’évaluation des ratios coût/risque/bénéfice de chacune des possibilités [1, 3-5]. Les solutions thérapeutiques proposées doivent tenir compte des facteurs suivants :
– l’espace disponible, pour permettre ou non la pose d’une prothèse dans de bonnes conditions ;
– l’âge du patient et la surveillance de sa croissance à venir, pour imposer souvent une étape supplémentaire de temporisation avant la pose d’un implant ;
– le type de malocclusion mais aussi la dysharmonie dento-maxillaire (DDM), et particulièrement le profil des tissus mous ;
– le volume osseux disponible et le phénotype gingival ;
– enfin, les conditions imposées par les canines et les incisives centrales, qui seront décisives dans ce choix, en considérant d’abord leur forme et leur teinte mais également la forme des racines (proéminence et ligne des collets) et la ligne du sourire (sourire gingival) [1, 5-7].
Le wax-up prévisionnel permet de matérialiser l’aménagement intra-arcade de la denture et de l’occlusion antérieure pour chacune des diverses solutions envisagées [4].
Le traitement orthodontique est souvent un préalable nécessaire à toute solution d’ouverture ou de fermeture de l’espace d’agénésie [4].
La perte ou l’absence d’une incisive latérale maxillaire nécessite donc un bilan complet et un traitement multidisciplinaire, en impliquant in fine le patient et les parents dans une décision thérapeutique partagée. Il convient de considérer en premier lieu la motivation du patient, sa demande esthétique et l’acceptation de la durée du traitement, surtout en cas de temporisation dans l’attente d’une réhabilitation implanto-portée différée en fin de croissance [1].
L’avantage de la fermeture des espaces en substituant l’incisive latérale maxillaire par la canine permet de compenser le déficit dentaire dès l’adolescence. Cet argument est logique dans le cas d’une agénésie bilatérale mais il se discute dans le cas d’une agénésie unilatérale. En outre, la fréquence importante des dysplasies en grain de riz de la dent controlatérale complique le choix cornélien entre deux solutions de compromis :
– soit l’extraction de la dent grain de riz et la substitution bilatérale par les canines ;
– soit la réhabilitation prothétique de la dent riziforme conservée et de la dent absente.
Si l’option thérapeutique de substitution est retenue, elle peut s’accompagner de la coronoplastie de la canine pour la transformer en pseudo-incisive latérale si son anatomie est défavorable et ainsi obtenir un meilleur rendu esthétique [3, 8-11]. L’apport du wax-up est une aide précieuse pour cette évaluation de coronoplastie. La ligne du sourire demande également d’y prêter attention, avec ses corollaires : la présence d’un sourire gingival, de racines proéminentes et de la ligne des collets.
Pour Zachrisson et al. [3] (tableau 1) :
– diagnostic précoce de l’agénésie ;
– fin de traitement chez l’adolescent jeune ;
– stabilité esthétique et fonctionnelle à long terme ;
– améliorations possibles en association avec les possibilités de la dentisterie esthétique.
Dans les cas de dysmorphoses squelettiques de classe III ou d’hypoplasie maxillaire, la gestion des mécaniques d’ancrages et de mésialisation des secteurs latéraux est délicate et demande de considérer plutôt une solution de réouverture de l’espace d’agénésie.
La taille, la forme et la teinte des canines en position d’incisives latérales posent le plus souvent des problèmes d’intégration esthétique au niveau de la ligne du sourire et du sourire dynamique.
Zachrisson et al. [3] ont détaillé les critères d’intégration de la dentisterie esthétique dans les fermetures d’espaces en cas d’agénésies d’incisives latérales : contrôles de torques appropriés des canines, rotation des prémolaires mésialées, éclaircissement, facettes vestibulaires collées sur les canines, égression des canines et ingression des prémolaires pour retrouver des contours gingivaux marginaux, facettes ou composites sur les prémolaires, allongements coronaires chirurgicaux mineurs et, enfin, évaluation et éventuellement restauration de la taille des incisives centrales parfois diminuées dans ces cas [12, 13].
Dans le rapport de la Angle Society of Europe, il est bien précisé de ne pas envisager de traitement lorsque le patient n’a pas exprimé de demande et que son apparence esthétique est acceptable [14].
En ce qui concerne la teinte, l’éclaircissement ne s’impose qu’au-delà de deux teintes d’écart [5]. L’importance du wax-up pour évaluer la réduction amélaire canine est soulignée par Kokich et al. [5, 8]. Le positionnement des bracketts se fera en fonction du wax-up. Nous insistons sur le respect de l’espace biologique cervical des canines dont la largeur au collet peut être importante et ainsi limiter l’importance de cette réduction amélaire proximale. De même, une canine en substitution de dimension vestibulo-palatine trop importante demande une trop grande réduction amélaire pour obtenir une bonne intégration esthétique et fonctionnelle. L’idéal est de réaliser la réduction amélaire des canines après leur nivellement, pour mieux appréhender les quantités de retouches prévues sur le wax-up, obtenir des formes plus symétriques entre les deux canines et les adapter à la taille ainsi qu’à la forme des incisives centrales [1] (figure 1).
Il convient cependant de noter que le remodelage des canines (et des incisives centrales) ne doit pas être systématique. En effet, il doit être décidé au départ du traitement orthodontique, en fonction de la situation clinique mais en accord avec l’adhésion du patient (et des parents le cas échéant). La recherche de la symétrie est un élément décisif dans le résultat esthétique obtenu (figure 2).
Dans le cas où l’option thérapeutique de substitution est retenue, si la gestion de la malocclusion ne demande pas d’extractions mandibulaires, la relation occlusale molaire obtenue en fin de traitement orthodontique est une classe II thérapeutique. Si l’on considère la fonction canine comme une étape vers la fonction de groupe, il revient ainsi à l’orthodontiste de permettre un dégagement latéral de la mandibule sur la cuspide vestibulaire de la première prémolaire maxillaire, soit par un mouvement de torque, soit par un meulage adapté de la cuspide palatine [2]. L’objectif est de libérer le trajet de la cuspide palatine molaire (figure 3). Le Gall a bien détaillé les réglages fins au niveau des trajets de guidages des canines en substitution ainsi qu’au niveau des prémolaires maxillaires [15].
Les études n’ont pas montré de différences significatives de prévalence de signes et de symptômes de DTM dans le cas de solution orthodontique avec fermeture d’espace par rapport à celle avec remplacement prothétique [3]. En conclusion, il n’y a pas d’évidence scientifique supportant le fait que la relation de classe I canine soit la meilleure solution thérapeutique dans le cas d’agénésies d’incisives latérales [3].
En résumé, l’objectif des finitions occlusales dans cette situation clinique cherche à obtenir des fonctions classiques de calage, centrage et guidage. La fonction de guidage est plutôt symétrique, sans interférence postérieure et sans verrouillage antérieur ; pas de prématurité occlusale (pas de contact molaire en position guidée entre ORC-OIM). La fonction groupe est possible.
Les patients sont majoritairement satisfaits malgré les complications inesthétiques. L’étude de Armbruster et al. [16, 17] met en lumière un décalage important entre l’évaluation professionnelle et celle des patients. Les professionnels dentaires devraient essayer de modérer leurs opinions personnelles au moment de recommander des options de traitement pour les agénésies des incisives latérales maxillaires car des divergences existent entre le résultat de traitement jugé plus esthétique et le plus susceptible d’être recommandé [16-18]. Zachrisson et al. [3] relèvent un fait intéressant dans leurs études de 2005 : parmi les professionnels qui préféraient le remplacement restaurateur, certains ont répondu qu’ils fermeraient l’espace à l’aide des canines sur leur propre enfant.
Ces observations soulignent, d’une part, la difficulté d’un résultat esthétique à long terme et, d’autre part, la valeur subjective de l’esthétique.
Dans ce cas, l’alternative se pose entre un bridge (collé/cantilever/conventionnel) ou une couronne implanto-portée. Le choix se porte sur l’option la moins invasive qui satisfait les objectifs esthétiques et fonctionnels attendus. L’orthodontiste doit connaître le plan de traitement prothétique retenu pour placer les axes dentaires de manière adaptée, afin de faciliter la pose envisagée de l’implant et la réalisation de la prothèse [1] (figure 4), quitte à reprendre une phase orthodontique complémentaire si le délai entre la finalisation de l’orthodontie et la pose de l’implant entraîne la convergence des racines.
Pour les restaurations prothétiques fixées, il faut quand même déterminer l’espace prothétique et réaliser un wax-up de diagnostic, en fonction de la taille des incisives centrales et de l’incisive latérale controlatérale. Si cette dernière a une certaine forme de nanisme, elle demande également la mise en œuvre d’une solution prothétique (facette, couronne).
La solution du bridge collé ou du bridge cantilever est souvent utilisée en contention et temporisation entre la fin du traitement orthodontique et l’âge optimal pour placer un implant. Il permet le maintien esthétique avec le respect des principes minimal invasive. Il est recommandé de poser le bridge collé de temporisation avant le débaguage orthodontique pour permettre un meilleur ajustage avec le moins d’épaisseur de collage possible et, ainsi, un meilleur pronostic de stabilité. L’orthodontiste devra également prévoir un espace palatin suffisant sur la dent support du bridge cantilever et l’intégrer dans son évaluation des surfaces de guidage antérieur [1].
Il faut rappeler que la zone des incisives latérales maxillaires est sous la dépendance de la croissance modelante ou appositionnelle. En effet, cette zone se remodèle en soustraction et cela peut se poursuivre bien après l’âge de 20 ans. Des complications peuvent ainsi se produire autour des couronnes implanto-portées, par des processus adaptatifs (croissance, éruption, usure, para-fonction, redressement incisif). En moyenne, il est recommandé de différer la pose de l’implant au minimum après 20 ans chez les filles et après 25 ans chez les garçons. La temporisation à l’aide des bridges collés/cantilever permet de différer beaucoup plus tardivement la pose de l’implant et, ainsi, d’améliorer un résultat pérenne en minimisant ce risque lié à la croissance tardive (figure 5).
La situation de la ligne du sourire et celle de la courbure de la lèvre supérieure font partie des principaux éléments d’attention dans tout plan de traitement orthodontique. La proportion de dent/gencive visible lors de l’expression du sourire dynamique obéit certes à des règles mais demande à être individualisée en fonction notamment de la demande du patient et des limites morphologiques et thérapeutiques. Pour obtenir davantage d’éléments sur la complexité de l’évaluation de la ligne du sourire et sur ses variations anatomiques, le lecteur est invité à consulter les travaux de Paris et Faucher [19] et de Muller [20].
En cas de réouverture de l’espace d’agénésie pour une réhabilitation implanto-portée, cette ligne du sourire demande également à être considérée, en particulier dans une vision à long terme, lorsque la jonction cervicale avec l’implant risque parfois de devenir visible et disgracieuse. Ce qui n’est pas le cas dans la situation de fermeture de l’espace d’agénésie.
Une alternative de compromis peut être intéressante lorsque l’anatomie des canines se prête à une solution de substitution et que la gestion de l’encombrement d’arcade demande quand même la pose d’implants. Les implants peuvent être placés dans une zone latérale prémolaire de l’arcade, pour des raisons tant esthétiques que parodontales, avec un meilleur volume osseux pour le site receveur [21] (figures 6 et 7, tableau 2).
Le respect de l’espace biologique demande de conserver des distances cervicales minimales entre l’implant et la dent adjacente. Le choix se porte souvent sur des implants de faible diamètre ou de platform switching design.
Chez l’adulte, il est préférable dans la mesure du possible de placer l’implant durant la phase orthodontique, de manière à permettre des finitions orthodontiques optimales [14].
Il sera parfois bénéfique d’aménager l’espace implantaire par greffe osseuse vestibulaire et, surtout, par apport de tissu conjonctif enfoui.
Le phénotype gingival du patient ainsi que la hauteur et l’épaisseur de la papille interdentaire sont des éléments très importants pour le succès à long terme de toutes ces alternatives thérapeutiques, ce qui confirme la nécessité d’une approche pluridisciplinaire de ces patients complexes à appréhender [14].
L’odontologiste doit choisir la meilleure solution pour le patient considéré soit en utilisant les dents naturelles dans la zone esthétique, soit par la réalisation de solutions prothétiques pérennes. Ce choix tient compte de la ligne du sourire, évaluée en fonction dynamique et considérée à long terme.
Un bilan complet pluridisciplinaire est systématique : il faut associer le patient dans une décision partagée et rechercher la symétrie comme l’élément-clé du résultat esthétique obtenu.
Les critères fonctionnels classiques de calage, centrage et guidage sont respectés et répartis en fonction de l’anatomie occlusale des dents concernées et de la solution retenue [1].
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.