INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET MÉDECINE BUCCO-DENTAIRE, QUELLES PERSPECTIVES AU QUOTIDIEN ?
Innovation
Marc WAKIM* Solène VO QUANG COSTANTINI**
*CES de Parodontologie. Attaché à l’hôpital Rothschild, Paris. Exercice Libéral, Bourg-La-Reine.
**Chirurgienne stomatologue. Ancien AHU, faculté de Paris-Diderot. CEO ASC Conseil & Hack Your Care. Exercice libéral, Paris.
L’intelligence artificielle (IA) s’invite dans notre quotidien. Présente dans nos traductions, publicités et voitures autonomes, elle est également actrice de la médecine des 4P : prédictive, préventive, personnalisée et participative. En odontologie, l’IA facilitera notre pratique en tant qu’outil d’aide à la détection de lésions, pour l’analyse radiographique en orthodontie et la reconnaissance implantaire. Voici les clés pour mieux la...
Notre génération est marquée par un tournant majeur dans l’innovation grâce à l’intelligence artificielle (IA). L’IA est un outil dont les premières traces remontent aux années 1950 avec Alan Turing dans la revue Mind où se pose la question de savoir si la machine possède une conscience. Celle-ci évolue par la suite en un système expert, permettant de réaliser des tâches suppléant l’intelligence humaine dans une optique de gain d’efficience au quotidien. Depuis, les usages se diversifient et particulièrement dans le milieu médical. En effet, du fait de sa nature, elle peut soutenir nos professionnels de santé là où le temps et la précision sont limités par les capacités humaines. Dans le cadre de cet article de vulgarisation, nous vous proposons de découvrir l’IA, par quels moyens son utilisation en médecine bucco-dentaire peut révolutionner notre quotidien et pourquoi il est important de former les générations actuelles et futures à ces notions. Nous en profiterons pour ouvrir le sujet sur des réflexions d’ordre éthique (notion de garantie humaine) et philosophique la concernant.
L’intelligence artificielle (IA) s’invite dans notre quotidien. Présente dans nos traductions, publicités et voitures autonomes, elle est également actrice de la médecine des 4P : prédictive, préventive, personnalisée et participative. En odontologie, l’IA facilitera notre pratique en tant qu’outil d’aide à la détection de lésions, pour l’analyse radiographique en orthodontie et la reconnaissance implantaire. Voici les clés pour mieux la comprendre.
Qu’est-ce que l’IA ? Développée au milieu du XXe siècle, l’IA est citée pour la première fois en 1956 lors de la conférence de Dartmouth par McCarthy. Depuis, elle n’a cessé d’évoluer en profitant de l’avènement d’internet. En 2018, Cédric Villani, professeur de mathématique et député de l’Essonne, était en charge d’une mission de conseil gouvernemental afin de « donner un sens à l’IA » [1]. Il l’a définie comme étant toutes les technologies permettant de résoudre des problèmes que l’on pensait réservés à l’intelligence humaine. Depuis, la publication d’un Livre Blanc en 2020 [2] a mis l’IA au cœur des débats européens, discutant de son avenir.
Construite à partir d’algorithmes sur le principe de l’apprentissage automatique communément nommé Machine Learning [3], elle se nourrit des données que nous produisons chaque jour. Ainsi, l’IA est une technologie qui apprend et peut exécuter des tâches auxquelles elle n’était pas destinée au préalable. On lui décrit plusieurs apprentissages.
• L’apprentissage supervisé [4] consiste à développer un algorithme dans un but précis. Par exemple, nous souhaitons permettre à la machine de différencier une incisive d’une molaire sur des images. Pour ce faire, à partir d’un jeu d’images test, nous aidons la machine à caractériser son objectif jusqu’au moment où celle-ci y arrive par elle-même sur de nouvelles images [5] (figure 1).
• L’apprentissage non supervisé, à l’inverse, ne présente pas un objectif précis. En reprenant le même exemple à partir d’un échantillon plus important, l’IA permet de réaliser des regroupements selon des similarités discernant les incisives d’un côté et les molaires de l’autre. Cette méthode permet de prétraiter des volumes de données quand ceux-ci sont trop importants pour la personne humaine (figure 2).
Depuis la fin des années 1990, une version plus élaborée du Machine Learning a été développée : le Deep Learning (DL) [6] ou apprentissage profond. Conçu non plus sur le principe de base des algorithmes, ce modèle s’articule autour d’un réseau de neurones artificiels s’inspirant du système nerveux humain. Concrètement, on schématise son fonctionnement en plusieurs couches.
La première couche consiste à traiter chaque pixel de l’image individuellement, puis ces résultats vont interagir ensemble de façon à croiser les informations sur autant de couches que nécessaire pour aboutir au résultat final. Quoiqu’il en soit, l’algorithme doit s’entraîner avant de pouvoir donner un résultat fiable (figure 3).
Depuis les années 2000, l’IA s’impose en médecine. Reconnue pour sa fiabilité et sa rapidité d’exécution, elle intéresse différentes spécialités. En cardiologie, Arterys, une société créée en 2007 aux États-Unis, s’oriente sur le dépistage précoce des insuffisances cardiaques du nourrisson à l’aide du Deep Learning (DL). Depuis, elle a élargi sa cible à la population générale [7] et à d’autres domaines tels que la neurologie, la néphrologie et la pneumologie, réduisant le temps d’analyse des clichés radiographiques de moitié environ.
Néanmoins, l’application médicale vedette dans le monde de l’IA reste l’oncologie. En effet, grâce au DL, le cancer du sein peut être dépisté précocement dans un délai de 3 à 5 années avant l’apparition de signes cliniquement détectables [8]. Ces données résultent d’une étude réalisée chez 39 571 femmes de 2009 à 2012 sur près de 88 994 mammographies. Plusieurs modèles de DL ont été utilisés : un exclusif aux facteurs de risque (FR) de développer un cancer, un sur l’imagerie et un croisant les FR avec l’âge.
En dermatologie, l’IA utilise des photographies et montre des résultats prometteurs. L’étude du Han [9] publiée en 2020 a évalué l’efficacité de l’IA dans le dépistage de maladies cutanées. Sur un panel de 220 680 images présentant 174 maladies cutanées, l’IA a permis d’en diagnostiquer près de 134 et de proposer un traitement initial.
Dans notre exercice quotidien en odontologie, nous sommes amenés à assurer différents rôles : clinicien d’une part et radiologue d’autre part, du fait du nombre de clichés que nous réalisons et que nous devons interpréter. Le Deep Learning apparaît alors comme un outil idéal pour améliorer l’efficacité du soin des patients.
Avant de se déployer dans l’odontologie en général, l’IA a d’abord été employée en orthodontie. Dans le but de rendre les diagnostics orthodontiques plus précis, une équipe d’orthodontistes s’est réunie en 2001, créant la société Orca Dental AI pour concevoir une technologie nommée CephX. Fonctionnant sur le modèle du Machine Learning, CephX réalise une analyse automatique des clichés céphalométriques et CBCT (figure 4), ce qui permet aux praticiens de se concentrer sur les soins plutôt que sur ces analyses d’imagerie.
Depuis, l’IA a été employée non plus seulement pour le diagnostic orthodontique mais pour faciliter le suivi des traitements et optimiser leurs résultats. À l’aide d’un logiciel de reconnaissance d’images extra et endo-buccales tel que Dental Monitoring® (figure 5), le suivi à distance du patient devient possible tout en restant fiable, alertant l’orthodontiste précocement lors des déplacements dentaires anormaux, des décollements de brakets et des problèmes d’hygiène buccale [10]. Dans le cadre de notre exercice omnipratique, l’efficacité du Deep Learning a été démontrée avec significativité en Corée au travers de l’étude de Lee et al. de 2018 [11] sur la détection et le diagnostic de lésions carieuses. Au sein du service dentaire de l’hôpital universitaire de Daejeon, 3 000 radiographies rétro-alvéolaires ont été traitées de janvier 2016 à décembre 2017 par Inception V3, un algorithme d’IA conçu par Google, dont 2 400 clichés pour la phase d’apprentissage de l’algorithme et 600 pour la phase test (figure 6).
Si cette étude permet d’indiquer de façon binaire sur des clichés radiographiques si oui ou non la dent présente une lésion carieuse, Orca Dental AI peut la localiser précisément à l’aide de marquages comme le montre l’exemple de la figure 7.
Nous sommes également amenés à interpréter des imageries volumétriques à faisceau conique (CBCT). Ces clichés souvent complexes mais utiles nous servent à planifier nos soins (choix de l’abord chirurgical, planification implantaire…) ou à faire des diagnostics (fracture, lésion…). Cependant, pour pouvoir interpréter ces données il faut d’abord calibrer tous les référentiels tels que :
- le positionnement du nerf alvéolaire inferieur (figure 8) ;
- le marquage des arcades maxillaire et mandibulaire, etc.
Cela peut prendre un certain temps pour le praticien alors que l’IA peut le faire de façon automatique (figure 9). C’est ce que propose également Orca AI dans son panel d’actions.
Depuis peu, l’intérêt de l’IA grandit auprès de ces professions et un dépassement des limites ne cesse de se faire. En effet, dans le cadre de la chirurgie orthognathique, l’IA peut être employée à tous les maillons de la chaîne de traitement.
• Imagerie d’abord : amélioration de la méthode d’acquisition, d’une part, et de l’interprétation (en tant qu’aide au diagnostic), d’autre part.
• Planification du traitement dans sa conception afin de permettre une communication plus aisée entre le chirurgien maxillo-facial et l’orthodontiste à l’aide d’outils de visualisation numérique personnalisés.
• Conception de dispositif médicaux sur mesure.
• Suivi précis du patient dans le temps [12].
Depuis peu, des revues de littératures ont pu être publiées à ce sujet en odontologie, ce qui ne pouvait pas être possible auparavant pour cause d’un manque de données suffisantes. Pour exemple, la revue de littérature du département d’odontologie de l’Université nationale de Pusan et de Séoul, écrite par Hwang et al. et publiée dans la revue Imaging Science in Dentistry en 2019 [13], a mis en évidence une tendance croissante du nombre de publications rapportées aux usages de l’IA en odontologie. Elle a ainsi pu montrer une nette évolution de ce nombre passant de 2 articles en 2016, à 9 en 2017 à 14 publiés en 2018. Par ailleurs, un article de revue de L’Académie coréenne d’implantologie orale et maxillo-faciale co-écrit par Kang en septembre 2020 s’est attaché à décrire l’ensemble des usages de l’IA ainsi que son fonctionnement sur des notions plus mathématiques. Cette revue regroupe près de 62 articles dans leur analyse, distinguant les « usages » de l’IA dans le domaine de l’odontologie en catégories et sous-catégories que nous reprenons dans le tableau 1 [14].
Avec des résultats aussi prometteurs, fiables et précis, l’IA a commencé à montrer qu’elle a toute sa place dans notre quotidien d’odontologiste moderne. Ainsi, il existe des perspectives d’évolutions dans de nombreuses disciplines telles que l’implantologie, la parodontologie mais également en occlusodontie. Pour cette dernière, l’IA épaulera par exemple les praticiens dans le diagnostic et le traitement des douleurs oro-faciales, et notamment des désordres temporo-mandibulaires (DTM) qui peuvent être complexes à diagnostiquer.
Cette difficulté est liée à une étiologie multifactorielle regroupant des paramètres physiologiques et psychosociaux comme le stress, l’âge, le sexe, la génétique, le contexte socio-culturel… [15]. L’IA aura donc pour objectif majeur de faciliter ces diagnostics complexes afin de mieux les traiter. Il est impératif de ne pas se laisser distancer par l’avancée technologique de notre génération aux dépens des méthodes traditionnelles. Il est maintenant évident que ces nouvelles technologies, dont l’IA fait partie, doivent prendre place dans notre quotidien pour nous assister aussi bien dans notre exercice courant que sur les bancs de l’université. Cela implique la nécessité de former les soignants d’aujourd’hui et de demain à ces nouvelles disciplines, telle la science des données, afin de pouvoir mieux les appréhender et les appliquer au quotidien. Ces données sont vouées à augmenter à l’avenir : nous n’en sommes qu’aux prémices de leurs usages en odontologie et de nombreux projets sont à développer. Il existe aujourd’hui des outils français - tel Cleverdoc, une plateforme d’aide à la réalisation d’algorithme d’IA sur imagerie sans avoir à coder - qui peuvent permettre à tout praticien curieux de réaliser de beaux projets de recherche clinique tout en valorisant nos cerveaux sur la scène internationale.
Enfin, pour ouvrir sur quelques réflexions, qu’en est-il et qu’en sera-t-il des limites de l’IA ? Faudrait-il lui tendre la main ou plutôt la craindre ? Que deviendrait le chirurgien-dentiste si l’IA le remplaçait lors des soins ? Tant de questions sans pour autant de réponses claires entretenant l’appréhension aussi bien chez les patients que chez les soignants. Pour autant, c’est en 2021 qu’apparaît en France un projet de loi relatif à la bioéthique, ayant pour objectif de réguler ces problématiques éthiques.
Dans ce projet de loi apparaît un principe précurseur sur l’échelle internationale de « Garantie humaine », garantie devant être la clé de voûte des limites de l’IA dont l’objectif est de préserver « la maîtrise finale du professionnel de santé » comme l’indique l’avis 129 du Comité consultatif national d’éthique. Il est d’autant plus impératif de garder ce contrôle afin de conserver une certaine résilience. Certes, l’IA est une solution fabuleuse dans notre quotidien mais elle ne doit pas pour autant nous rendre dépendant.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.