LA PRÉVENTION AU CABINET DENTAIRE
Prévention
Marco Erwan MAZEVET* Valentin GARYGA**
*Délégué général, Les Chirurgiens-Dentistes de France.
**Dental Innovation and Translation Hub, Faculty of Dentistry, Oral and Craniofacial Sciences, King’s College London.
***AHU, Faculté d’Odontologie, Université Lyon 1. Service de Consultations et Traitements dentaires, Hospices Civils de Lyon.
****Exercice libéral, Lyon.
Malgré l’évolution des données acquises de la science en prévention et contrôle des maladies de la sphère orale, la dentisterie est au point mort. Dans une publication du Lancet parue en 2019, le constat est sans appel pour le groupe de chercheurs en santé publique dirigé par Richard Watt : « Dans les pays industrialisés, l’approche dominée par le traitement curatif, de plus en plus sophistiquée technologiquement, interventionniste et spécialisée ne permet pas de...
La prévention en dentisterie fait couler beaucoup d’encre. Pas assez prise en charge, difficile à mettre en pratique, pas de personnels dédiés, intéressant peu certains patients, moins rémunératrice… D’aucuns lui trouvent beaucoup de défauts et se trouvent par la même occasion quelques excuses pour ne pas l’intégrer à leur quotidien. Pourtant, les bases scientifiques sont solides et les moyens nécessaires à la mise en pratique sont raisonnables. Cet article revient sur les principaux déterminants de la prévention de la maladie carieuse et des maladies parodontales et livre au praticien des outils utilisables au quotidien pour améliorer la prise en charge préventive de ses patients.
Malgré l’évolution des données acquises de la science en prévention et contrôle des maladies de la sphère orale, la dentisterie est au point mort. Dans une publication du Lancet parue en 2019, le constat est sans appel pour le groupe de chercheurs en santé publique dirigé par Richard Watt : « Dans les pays industrialisés, l’approche dominée par le traitement curatif, de plus en plus sophistiquée technologiquement, interventionniste et spécialisée ne permet pas de résoudre les causes sous-jacentes aux maladies et les inégalités de santé et, dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, les limitations de la dentisterie occidentale atteignent leur paroxysme » [1].
Ce constat sévère fait écho à de nombreuses publications internationales plaidant pour une réorientation des systèmes de santé orale, à l’échelle mondiale. Les actes de prévention - même s’ils bénéficient de solides bases scientifiques - sont encore trop peu conduits en cabinet. En France, 24 millions de soins restaurateurs sont effectués et plus de 6 millions de couronnes sont posées par an, pour moins de 100 000 applications de vernis fluorés, pourtant indiqués dans une majorité de cas. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : le développement professionnel continu, l’accessibilité et la compréhension des recommandations ou, encore, la rémunération des professionnels pour effectuer ces interventions.
Depuis plus de 10 ans, des recommandations pratiques pour la prévention, le diagnostic, le traitement et le contrôle des lésions carieuses ont été produites sous l’égide de la fondation ICDAS (International Caries Detection and Assessment System). Celles-ci sont publiées sous le nom d’ICCMS™ (International Caries Classification and Management System™) et les concepts ont été intégrés dans certains pays en formation initiale et dans les recommandations des autorités de santé. Une version simplifiée, CariesCare International (CCI), a été produite et comporte les 4 étapes minimum à mettre en place en cabinet. Ce guide complet ayant déjà été publié dans une autre revue [2] et la qualité des preuves ayant été évaluée par le système GRADE dans une autre [3], seules les principales conclusions seront évoquées ici.
La détermination du risque carieux individuel est une étape fondamentale qui repose sur l’identification des facteurs de risques externes (figure 1). En fonction de ces facteurs et donc du niveau de risque, différentes solutions de prise en charge sont proposées et la fréquence des rendez-vous de contrôle est adaptée. Des facteurs de risques dits majeurs (en rouge) classent immédiatement le patient en risque élevé. Pour les autres (en noir), un jugement devra être effectué par le praticien entre les facteurs de risques et les facteurs protecteurs. Concernant la nutrition, il y a un déficit majeur de formation en nutrition des étudiants en médecine, partout dans le monde. Le constat s’applique très clairement aussi à notre profession, au moins en France, où les cours de nutrition sont davantage l’exception que la règle. Il faut une approche globale des facteurs de risque communs (sucre, alcool, drogues, tabac) [4].
Ceci peut se faire directement dans le dossier patient, ou via des applications spécialisées telles que l’application MI Dentistry Caries Risk Assesment, disponible gratuitement sur les App Store. Et pourquoi ne pas avoir dans son carnet d’adresses un ou deux nutritionnistes vers qui adresser les patients ?
La détection précoce des lésions carieuses permet d’empêcher leur développement et de prévenir l’apparition de nouvelles lésions. Chaque lésion carieuse doit être définie en fonction de son stade : surface saine, lésion initiale, modérée ou sévère (cavitaire). Il convient aussi de définir si les lésions sont actives (la maladie progresse) ou si elles sont arrêtées (la maladie ne progresse plus). Des radiographies de type bitewing (deux par côté) seront effectuées afin de compléter l’examen visuel. C’est la combinaison de la clinique et de la radiographie qui permet la classification exacte des lésions (figure 2). Il est rappelé que la radiographie panoramique ne constitue pas l’examen complémentaire de référence pour les lésions carieuses.
Cela vous permettra d’objectiver la progression des lésions au fil du temps et de savoir s’il faut intervenir ou non. Malgré la facilité apparente de cette détection, il faut en moyenne deux jours de formation pour un praticien aguerri pour classifier les lésions de manière reproductible. De nombreuses publications et outils en ligne sont référencés sur iccms-web.com pour se former.
L’élaboration du plan de traitement repose sur le risque carieux individuel et sur le stade des lésions. Les traitements les moins invasifs sont préférés. Seules certaines lésions, notamment quand le risque carieux est élevé, devront faire l’objet d’un traitement restaurateur (figure 3). Chez les patients avec un risque faible, les lésions progressent lentement (plusieurs mois, voire années). La progression de certaines lésions peut être stoppée par la maîtrise des facteurs de risque et l’augmentation des facteurs protecteurs.
Patientez-vous avant d’intervenir sur des lésions à des stades précoces ? Pour chaque lésion, la question doit se poser.
Pour une meilleure prévention carieuse, différentes approches ont été validées et doivent être intégrées à la pratique quotidienne, parmi lesquelles :
- l’inactivation des lésions par des vernis fluorés, pour les lésions essentiellement amélaires ;
- les scellements thérapeutiques, qui visent à recouvrir la lésion afin de freiner et d’arrêter sa progression ;
- l’inactivation de lésions, y compris dentinaires, par application de fluorure diamine d’argent (SDF, Silver Diamine Fluoride), généralement réservée aux enfants et aux personnes âgées à cause des colorations induites par les ions argent ;
- le curetage sélectif ;
- les techniques de Hall (couronnes préformées) et d’ATR (Atraumatic Restaurative Treatment, sans anesthésie et sans fraise) (bit.ly/3b6BPLk).
Le traitement ne se limite pas à la réalisation de ces gestes techniques. Il s’appuie également sur la prescription adaptée de topiques fluorés, sur la modification de certains comportements à risque (notamment alimentaires) et sur l’amélioration du contrôle de plaque (cf. infra). La figure 4 propose un aperçu non exhaustif d’un plan de traitement qui s’intéresse aussi bien à la dent qu’au patient.
À titre d’exemple, chaque patient ayant bénéficié d’une restauration à la suite d’une lésion carieuse sévère est à risque élevé. Ainsi, un protocole par vernis fluoré est recommandé pour chacun de ses patients, de même qu’une adaptation du dentifrice (> 1 450 ppm). Quel est votre intervalle de contrôle ? Le communiquez-vous au patient ? Afin de contrôler la progression des lésions, il sera entre 3 mois et 24 mois.
Concernant la prévention des maladies parodontales, il convient en premier lieu de souligner que la nouvelle classification de 2017 (Conférence de consensus de Chicago) nous facilite la tâche. En introduisant la notion de stade et de grade, qualifier la sévérité et la cinétique de la maladie est devenu un réflexe pour nous. En particulier, la définition du stade I de la parodontite (CAL = 1-2 mm, alvéolyse < 15 %) remet à l’esprit l’intérêt d’un diagnostic précoce. À ce stade, le traitement est bien codifié, simple et efficace. Pour le patient, comme pour la solidarité nationale, il est en outre peu onéreux. On parle ici de prévention secondaire.
La prévention primaire de la parodontite repose sur la prévention de la gingivite [5]. En effet, la gingivite et la parodontite sont le continuum d’un même phénomène inflammatoire. Toutes les gingivites n’évolueront pas vers une parodontite mais toutes les parodontites ont débuté avec une gingivite et l’accumulation de plaque dentaire. Et l’évolution de la gingivite en parodontite est ensuite la résultante d’une combinaison de facteurs innés, acquis et environnementaux comme le tabac, le stress ou certaines pathologiques inflammatoires ou métaboliques.
Or, il est possible de modifier ou contrôler certains de ces éléments. Et, dans le cadre de cette démarche préventive, il revient au chirurgien-dentiste d’informer les patients sur les relations entre facteurs de risque et survenue de la parodontite. Ce peut être par l’intermédiaire d’explications orales ou écrites, par des schémas, avec des démonstrations sur macro-modèles ou en bouche, par l’utilisation de vidéos éducatives, etc. Il est également possible de déléguer cela aux assistant (e) s qui travaillent sous notre responsabilité au sein de nos structures, à condition d’avoir organisé en interne la formation nécessaire.
L’adhérence à long terme du patient pour sa routine d’hygiène est essentielle. Elle diminue l’incidence des lésions carieuses [6]. Elle limite également les pertes dentaires aussi bien chez des patients sains [7] que dans le cadre de la thérapeutique parodontale de soutien [8]. L’entretien motivationnel (EM) est une technique de conversation collaborative qui a pour but de faire émerger d’un patient la motivation d’acquérir et de maintenir à long terme une routine bénéfique à sa santé, ici l’hygiène bucco-dentaire. Très sommairement, les pionniers Miller et Rollnick décrivent 4 techniques phares de conversation et de comportement [9] pour guider les cliniciens dans leur application de l’EM. On les retrouve sous les acronymes OARS [10] en anglais et OUVER en français [11] :
- poser des questions OUvertes (Open-ended questions) ;
- Valoriser (Affirmations) ;
- pratiquer l’Écoute réflective (Reflective listening) ;
- Résumer (Summaries).
L’acronyme OUVER est explicité par Lécallier et Michaud [11] (figure 5).
Chez l’adulte, le brossage dentaire biquotidien et le passage quotidien de brossettes interdentaires et/ou de fil dentaire permettent de diminuer considérablement la quantité de plaque dentaire sur et entre les dents [12-14]. Il est nécessaire de conseiller le patient sur la meilleure manière d’améliorer sa méthode.
En pratique : L’approche se fait en 3 étapes : Tell, Show, Do. D’abord, expliquer au patient les tenants et aboutissants du contrôle mécanique de plaque et la méthode qui lui est adaptée. Puis, lui montrer les caractéristiques de la brosse à dents et des brossettes retenues et lui montrer les mouvements. Enfin, réaliser dans sa bouche les étapes qu’on vient de lui expliquer, avant de lui demander de les refaire pour s’assurer qu’il a bien compris et surtout qu’il arrive à bien les reproduire.
Le patient peut réaliser le brossage dentaire à l’aide d’une brosse à dents manuelle comme d’une brosse à dents électrique. Il est établi, avec un niveau de preuve modéré, que les brosses à dents électriques sont plus efficaces que les brosses à dents manuelles pour le retrait de la plaque dentaire, comme pour la réduction de la gingivite [15].
La brosse à dents (manuelle comme électrique) ne permettant que le retrait de moins de 50 % de la plaque dentaire [16], les brossettes interdentaires ont fait la preuve de leur efficacité. Une brossette doit être adaptée exactement à l’espace inter-dentaire d’intérêt, ni trop grande au risque de blesser, ni trop petite au risque d’être inefficace. Son toron en général métallique doit présenter une section assez fine pour permettre d’avoir un nombre de brins important.
En pratique : La brossette idéale doit répondre à l’impératif des « 3F » cher à l’association Parosphère : Frotter, sans Flotter, sans Forcer.
Les brossettes sont à changer quand elles montrent des signes d’usure, par exemple tous les 10-15 jours. Une brossette bien choisie a un effet de 2 à 2,5 mm en infra-gingival [17], soit peu ou prou la dimension physiologique du sillon gingivo-dentaire (figure 6). C’est un élément supplémentaire démontrant la pertinence des brossettes interdentaires dans la prévention de la dysbiose, donc dans la prévention primaire de la parodontite. Plusieurs fabricants ont ainsi mis sur le marché des gammes de brossettes de très petit diamètre, adaptées au parodonte sain.
Rappelons que les deux facteurs de risque vrais de la parodontite sont le tabagisme et le diabète car leur relation avec la parodontite a été démontrée avec un haut niveau de preuve dans des études longitudinales [18]. Il faut donc à nouveau saluer l’évolution apportée par la classification de 2017. En intégrant le tabagisme et le diabète dans l’évaluation du grade de la parodontite, le clinicien dispose d’un cadre favorable à leur prise en compte. La communication de ces éléments au patient est également facilitée puisqu’ils conçoivent tout à fait ces notions de vitesse de progression de la maladie et d’impact direct de leur comportement en santé sur ces facteurs de risque.
L’aide à la cessation tabagique n’est certes pas le cœur de métier du chirurgien-dentiste mais il ne faut pas négliger l’impact positif que nous pouvons avoir avec nos patients sur ce sujet [19] et la possibilité de structurer notre action (figure 7). La démarche minimale à avoir est la démarche AAR (Ask, Advise, Refer) [20, 21]. En pratique, il convient de poser la question du statut tabagique du patient lors de l’anamnèse et de refaire le point aux visites de contrôle. Puis il faut éclairer le patient sur les bénéfices d’un arrêt du tabac (moindre risque de cancer, moindre risque parodontal, meilleures gustation et olfaction, correction d’une haleine désagréable, économies, etc.). Enfin, pour les patients qui le souhaitent, ils peuvent être adressés auprès d’un tabacologue. Il faut souligner le rôle des associations territoriales de tabacologie qui constituent un maillon pertinent et sont proches des patients. Le service public « Tabac Info Service » (numéro de téléphone gratuit 3989 et maintenant aussi une application) est également d’une grande aide aux patients qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas consulter. Le « Mois Sans Tabac », organisé par Santé Publique France en novembre, est l’occasion d’évoquer ce sujet avec les patients et de les insérer dans un défi collectif d’arrêter de fumer pendant 1 mois : les patients qui arrêtent lors de cet effort collectif multiplient par 2 leur chance de sevrage tabagique à 1 an !
En pratique : La démarche minimum à avoir concernant le tabagisme est dite « AAR » : Ask, Advise, Refer (demander, conseiller, adresser).
Trois leviers supplémentaires à activer, en complément des éventuelles prescriptions de substituts nicotiniques : Tabac Info Service, Le Mois Sans Tabac et les associations territoriales d’aide au sevrage.
Le diabète est le second facteur de risque pour la parodontite que nous évoquions. Sa prévalence en France est de plus de 3 millions de personnes (CNAMTS, 2013). Loë en 1993, dans un article fondateur publié dans le journal Diabetes Care, caractérise la parodontite comme la sixième complication du diabète [22]. Si on remet les processus inflammatoires au centre de la question, diabète et parodontite partagent un moteur commun avec une dérégulation des réponses immuno-inflammatoires et une élévation des cytokines pro-inflammatoires [23] (figure 8). Il apparaît donc clair que le diabète et la parodontite participent tous deux d’un état inflammatoire chronique de bas grade.
Un récent rapport commun entre la Fédération européenne de parodontologie et la Fédération internationale du diabète met à disposition des cliniciens un certain nombre de recommandations très utiles pour la prise en charge des patients diabétiques et/ou parodontaux en médecine et en odontologie [24]. Tout d’abord, au moins un examen bucco-dentaire annuel est recommandé, et il faut s’enquérir des derniers résultats du patient pour son hémoglobine glyquée. Chez tous les sujets, la thérapeutique parodontale non chirurgicale doit être conduite et, si elle est couronnée de succès, elle améliore le contrôle glycémique. Trois à 4 mois après traitement, on retrouve de 0,27 à 0,48 point de pourcentage d’amélioration pour l’hémoglobine glyquée [25, 26]. Ceci correspond à l’adjonction d’un deuxième médicament dans la prise en charge du diabète. En revanche, la thérapeutique chirurgicale et l’implantologie sont déconseillées chez le sujet non équilibré jusqu’à correction de l’hyperglycémie. Un point très important concerne également le besoin de réhabilitation globale, avec la nécessité d’insister sur la restauration d’un coefficient masticatoire compatible avec une alimentation de qualité, dont découlera une influence positive sur le contrôle glycémique. Un parallèle peut être établi entre la prévention des maladies parodontales et du diabète (figure 9).
Les différentes approches préventives reposent sur des bases scientifiques solides qui sont souvent méconnues par les praticiens. Cette revue narrative permet un aperçu global d’un corpus de concepts qui visent à être approfondis individuellement. Si ce travail est à effectuer par le praticien, d’autres facteurs systémiques empêchent la réalisation de ces actes en cabinet, par exemple le mode de rémunération. La tarification à l’acte, en particulier en l’absence de valorisation des stratégies suscitées, est actuellement inadaptée en France comme dans la plupart des pays dans le monde. Des réformes structurelles, via des systèmes de rémunération hybrides (rémunérant le praticien à la personne et pour la prévention) sont en cours d’expérimentation ou d’implémentation en Angleterre, au Pays de Galle, en Irlande du Nord, en Scandinavie et en Australie. En France, l’expérimentation EXPRESO débutera fin 2021 en Bretagne et Pays de la Loire pour valoriser la réalisation d’actes préventifs par le praticien, sous forme de forfaits adaptés au risque du patient.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.