Prothèse
Amovible
Pierre LE BARS* Alain KOUADIO AYEPA** Justin KOFFI N’GORAN***
*Faculté de Chirurgie dentaire, Hôpital de Nantes.
**UFR d’Odonto-Stomatologie, Université Félix Houphouët Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire.
L’insertion dans la cavité buccale d’une prothèse amovible baignée de salive constitue un environnement idéal favorisant le développement dynamique des biofilms. En quelques minutes, de nombreux micro-organismes procaryotes se fixent directement aux surfaces prothétiques, tandis que des cellules eucaryotes planctoniques comme Candida spp. jouent un rôle majeur durant cette colonisation. Ainsi, cet assemblage entre Candida spp. et plusieurs bactéries forme un mycofilm...
Une prothèse amovible, tout en améliorant la santé et la qualité de la vie des patients édentés, représente un support pour les micro-organismes sous la forme d’un biofilm. Chez 15 à 70 % des patients appareillés, une stomatite prothétique (SP) se développe. Cette pathologie de la muqueuse buccale, d’origine infectieuse et d’étiologie plurifactorielle, implique le champignon Candida albicans sous la forme d’un mycofilm favorisant l’apparition de formes chroniques difficiles à traiter. La complexité de ce biofilm résulte en partie des interactions entre une surface biotique, la muqueuse buccale, et une surface abiotique, la base prothétique. En présence d’une stomatite prothétique, au contact de la base prothétique et de la muqueuse, les cellules bactériennes et les organismes eucaryotes au sein d’une matrice constituent une plaque microbienne encore peu étudiée. Cet article analyse la complexité de ce mycofilm en présence d’une stomatite prothétique.
L’insertion dans la cavité buccale d’une prothèse amovible baignée de salive constitue un environnement idéal favorisant le développement dynamique des biofilms. En quelques minutes, de nombreux micro-organismes procaryotes se fixent directement aux surfaces prothétiques, tandis que des cellules eucaryotes planctoniques comme Candida spp. jouent un rôle majeur durant cette colonisation. Ainsi, cet assemblage entre Candida spp. et plusieurs bactéries forme un mycofilm mixte où règne divers antagonismes et des interactions synergiques. La présence de ce mycofilm prothétique au sein d’un espace limité comme la cavité buccale suffit pour diminuer la diversité bactérienne et déséquilibrer la composition du microbiote oral (dysbiose).
Depuis son origine, la cavité buccale de l’homme a été colonisée par des micro-organismes résidants, comprenant des bactéries, des archées, des virus et des organismes eucaryotes, collectivement décrits sous la dénomination du « microbiote ».
Cette communauté microbienne, sous la forme planctonique ou de biofilms, est l’un des habitats les plus densément peuplés du corps humain contenant environ 6 milliards de bactéries (1012) (bactériome) et potentiellement 35 fois plus de virus (virome). La présence du mycobiome (levures et moisissures) est inconstante, environ 1 patient sur 5 (50 genres détectés), et représente moins de 1 % de la totalité du microbiome chez un patient sain [1].
Les micro-organismes sous la forme de biofilm se regroupent et interagissent pour former une entité multicellulaire dont la cohésion est assurée par une matrice (SPE : substances polymériques extracellulaires). Cette structure matricielle favorise la protection, facilite l’adhésion et la stabilisation et fournit les éléments nutritifs aux micro-organismes.
La présence d’une prothèse amovible dans la cavité buccale diminue le débit salivaire et l’oxygénation vers les tissus sous-jacents, créant un micro-environnement acide et anaérobie qui accélère la prolifération des levures et des bactéries. Ainsi est favorisée la formation des plaques microbiennes prothétiques qui sont des biofilms constitués d’une mince couche de micro-organismes pouvant adhérer aux différents matériaux constitutifs (résine, alliage métallique, céramique). Ces biofilms cohabitent avec les conditions et l’environnement prothétique (figure 1).
La formation d’un biofilm polymicrobien résulte d’un processus dynamique. Le début du développement d’un nouveau biofilm commence par l’enrobage de la surface prothétique par une pellicule. En quelques secondes, cette pellicule se forme par déposition des molécules dérivées de l’hôte, contenant des mucines, des protéines et des agglutinines. Les « premiers colonisateurs » d’origine planctonique reconnaissent le film pelliculaire et peuvent ainsi se fixer à la surface de la prothèse. Ils comprennent principalement des streptocoques et plusieurs bâtonnets Gram positifs. Durant le passage de l’état planctonique flottant à l’état sessile, les micro-organismes commencent à changer radicalement leurs expressions génétiques et protéiques (figure 2). Les « colonisateurs dits tardifs » utilisent les « colonisateurs précoces » pour adhérer au biofilm [2].
Les colonisateurs précoces et tardifs expriment un phénotype de biofilm et commencent à sécréter des substances polymériques extracellulaires (SPE), qui fournissent une stabilité physique et une protection contre le flux salivaire et d’autres forces dans la cavité buccale. La SPE facilite les échanges entre les micro-organismes grâce à des réseaux de communication moléculaires : le quorum sensing (QS, dialogues et coopération entre les micro-organismes).
Cette forme de vie communautaire permet des échanges nutritionnels et facilite les échanges génétiques horizontaux de fragments d’ADN entre les cellules. À partir d’une certaine concentration, les molécules du QS peuvent activer des gènes responsables de la production de facteurs de virulence et transformer certaines bactéries initialement commensales en pathogènes. Ainsi en contrôlant la communication entre les bactéries, le QS module la croissance de la colonie et la formation du biofilm.
En outre, une réciprocité dynamique entre les différentes cellules et la matrice du biofilm, via un réseau moléculaire complexe et interconnecté, conditionne le fonctionnement monocellulaire et multicellulaire. Au fur et à mesure de la croissance du biofilm, les bactéries s’organisent en micro-colonies ou unités structurales et fonctionnelles, séparées par une matrice polysaccharidique et ses canaux aqueux.
En présence d’une prothèse amovible dans la cavité buccale, le débit salivaire diminue. Entre intrados et extrados, la prothèse crée deux environnements microbiens hautement compétitifs pour l’espace et les nutriments. Des biofilms se forment à différentes interfaces : solide/salive et solide/salive/muqueuse. La formation des biofilms permet aux micro-organismes concurrents de maximiser la surface colonisée. Les bactéries, les champignons et les virus sont capables de s’adapter aux changements environnementaux de la cavité buccale en modifiant leurs expressions géniques [3].
La complexité du biofilm à l’interface entre la muqueuse palatine et l’intrados d’une prothèse amovible résulte du contact entre deux surfaces : l’une biotique et l’autre abiotique.
Elle est composée d’un épithélium (recouvert d’une couche de mucine) reposant sur une membrane basale et soutenu par un tissu conjonctif. Cet épithélium constitue normalement une barrière physique rendant impossible la pénétration tissulaire du microbiote symbiotique.
La membrane basale (issue de la matrice extra-cellulaire, MEC), située à la jonction entre l’épithélium et le tissu conjonctif sous-jacent, constitue une interface susceptible de réagir aux signaux physiques et chimiques générés par le contact d’une prothèse amovible avec la muqueuse palatine (figure 3). En présence d’une stomatite prothétique, un microbiote dysbiotique peut pénétrer l’épithélium et atteindre la membrane basale.
Parmi les composants de la MEC, les laminines, les différents collagènes et la fibronectine sont souvent la cible des micro-organismes. Ces derniers participent à l’adhésion et à la formation des biofilms en favorisant l’invasion des micro-organismes. La fixation d’agents pathogènes microbiens à la matrice extra-cellulaire des tissus de l’hôte est facilitée par plusieurs protéines de surface appelées adhésines. Celles-ci sont spécifiques du collagène, de la fibronectine et de la laminine. Elles concernent un large éventail de micro-organismes : Streptococcus, Staphylococcus, Pseudomonas, Porphyromonas, Candida, Aspergillus, virus.
Elle est représentée par la base prothétique et elle est recouverte rapidement (en quelques minutes), au contact de la salive, par un biofilm composé de micro-organismes et d’une matrice (SPE). Cette dernière peut varier considérablement en fonction des différents types de micro-organismes présents, des pressions locales (salive, hygiène, mastication), des caractéristiques du matériau (porosité, hydrophobie) et des défenses de l’hôte [4].
Cette adaptation complexe couplée à la structure du biofilm participe à la résistance des micro-organismes vis-à-vis des antiseptiques [5].
La composition du microbiote buccal d’un patient appareillé dépend en grande partie de la diversité bactérienne (80 %), mais aussi de l’état général de l’hôte régulé par son système immunitaire.
Chez ces patients, la prévalence de Candida, considéré comme un organisme opportuniste, varie entre 60-100 % [6]. Candida albicans est fréquemment associé à une stomatite prothétique (SP) mais d’autres espèces fungiques comme C. glabrata, C. tropicalis, C. krusei, C. parapsilosis et C. dubliniensis peuvent également contribuer au développement de cette infection [6].
Candida se présente sous la forme de deux phénotypes : la forme planctonique (cellules libres) ou la forme sessile (biofilms). Le phénotype sessile favorise le développement de souches sur une matrice à base de polymères. Cette dernière confère une protection contre la réponse immunitaire de l’hôte et empêche la diffusion de médicaments antimicrobiens. Pour ces raisons, les infections en relation avec les mycofilms restent difficiles à diagnostiquer et à traiter [7].
La prolifération de la population fungique au sein du biofilm prothétique conduit à une diminution de la diversité bactérienne et influence la composition du microbiote buccal. Cela entraîne des perturbations de l’équilibre entre les bactéries commensales (dysbiose) et des interactions avec le système immunitaire de l’hôte. Ainsi s’explique le passage de l’état sain vers un état pathologique à l’intérieur d’un espace limité comme la cavité buccale. À son début, cette dysbiose ne se traduit pas forcément par des signes cliniquement décelables, ce qui complique le traitement [8].
Le mycofilm se développe dans un environnement favorable à la co-agrégation entre C. albicans et des espèces bactériennes. Rapidement, sous l’influence de conditions particulières (température de 37 °C, présence de la salive), l’environnement acide prévaut en regard de l’intrados de la base prothétique au contact de la muqueuse palatine, favorisant la croissance des Streptococci et des Candida spp. [9].
En outre, grâce à plusieurs systèmes de détection, la présence d’agents pathogènes sur les surfaces des muqueuses est activée sous la dépendance de l’immunité innée. Concernant C. albicans considéré comme un commensal, on pense qu’il existe un seuil qui est toléré par l’hôte. Celui-ci doit maintenir l’homéostasie entre les cellules commensales, non pathogènes, de C. albicans et celles présentant un potentiel invasif.
De plus, il est maintenant largement admis que nombre de bactéries adhèrent à C. albicans à l’état d’hyphes. L’étude des biofilms mixtes C. albicans/bactéries, bien qu’à ses débuts, a déjà révélé des synergies imprévues qui compliquent le traitement des biofilms. Le genre Candida, sous sa forme d’hyphes ou de pseudo-hyphes, est associé à la virulence, à la prolifération et au développement des mycofilms [10] (figure 4).
Le développement du mycofilm basé sur C. albicans suit les mêmes étapes, mais plus lentement, que celui du biofilm bactérien. On distingue l’adhésion initiale à la surface prothétique suivie de l’évolution vers un biofilm mature et, parallèlement, la formation d’une matrice extracellulaire. Ce cycle s’achève par un mécanisme de dispersion (figure 5). L’identification de nombreux produits géniques marque chacune des étapes de ce cycle [11].
L’architecture du mycofilm incluant C. albicans comporte un treillis favorisant le développement des bactéries. De nombreuses espèces de streptocoques – S. mutans, S. gordonii, S. oralis, S. sanguinis – et Fusobacterium en suspension présentent des affinités élevées pour C. albicans, tandis que S. salivarius inhibe la croissance de C. albicans. D’autres Candida participent à l’architecture du biofilm comme C. kefyr, C. glabrata, C. dubliniensis et C. tropicalis. La représentation schématique d’un mycofilm à la surface d’une prothèse amovible montre l’imbrication entre ces différents micro-organismes [12] (figure 6).
Les implications cliniques de la co-agrégation entre les hyphes de C. albicans et les cocci oraux ont pour conséquence d’augmenter la biomasse polymicrobienne et conduisent à une tolérance accrue du biofilm vis-à-vis des agents antimicrobiens [12]. Des analyses microbiennes (taxonomies) à l’échelle des classes montrent que la colonisation par Candida est corrélée avec les lactobacilles [13] et les fusobactéries [14].
Il semble en fait que l’existence d’interactions spécifiques entre C. albicans et Fusobacterium nucleatum ou les lactobacilles favorise un mode de vie commensal plutôt que pathogène en présence des cellules de l’hôte. Ceci est confirmé par l’étude rapportée sur le microbiome buccal associé aux prothèses [15]. Ces auteurs ont observé une possible corrélation positive pour Atopobium parvulum, souche HOT-097 de Lachnospiraceae sp., Veillonella atypica, sur des échantillons de prothèses dentaires contenant Candida, tandis que la souche HOT-212 de Leptotrichia sp. n’était pas présente dans les échantillons contenant Candida. Nous remarquons ce fait, tout en soulignant notre ignorance sur l’interaction entre ces espèces et Candida.
À l’intérieur de l’écosystème du mycofilm, chaque espèce microbienne produit des métabolites, des signaux moléculaires et des toxines pouvant influencer la physiologie des autres micro-organismes. L’étude de ces métabolites (métabolome) nous renseigne sur la croissance polymicrobienne au sein du biofilm. Ainsi, des synergies sont possibles. Les organismes co-existants peuvent influencer les performances des uns et des autres par des moyens métaboliques. Des micro-organismes physiquement séparés peuvent échanger des signaux chimiques et des métabolites [15]. Cette synergie s’exprime par l’influence de C. albicans sur la transcription génomique de S. mutans ; réciproquement, S. mutans facilite l’adhésion de C. albicans et fournit des produits de dégradation du saccharose pour une utilisation fongique. S. mutans peut aussi influencer les gènes fongiques associés à la filamentation et aux protéases [16].
C. albicans est 20 fois plus susceptible d’être identifié à la surface des prothèses amovibles en présence d’une stomatite prothétique, par rapport aux patients appareillés exempts de cette pathologie [7]. De plus, les données microbiologiques disponibles sur la composition du biofilm associé à une prothèse amovible en présence d’une stomatite estiment qu’au moins 10 fois plus de bactéries que de levures colonisent la surface des prothèses amovibles.
Grâce aux nouveaux moyens d’investigation, plusieurs études ont permis d’entrevoir la diversité et la quantité de la population bactérienne résidant dans le biofilm de la base prothétique, de la muqueuse palatine et de la langue. La taxonomie microbienne phylogénétique a pu être affinée à l’échelle du genre, en précisant les familles et les genres [17] et, récemment, en identifiant les espèces, les sous-espèces et les oligotypes spécifiques des habitats [18, 19].
Plusieurs paramètres influencent la variation de la composition du microbiote prothétique. Quand on considère ce microbiote à l’échelle des espèces bactériennes, la proportion relative des différentes espèces bactériennes varie considérablement entre les sites examinés et entre les patients. Les 25 espèces les plus courantes en abondance constituent 85 % de la totalité des bactéries ; concernant la muqueuse palatine en présence d’une stomatite, cette proportion peut atteindre 98 % [19].
Le mécanisme des interactions entre les cellules eucaryotes et la base prothétique est essentiel pour comprendre le développement de la stomatite prothétique [18, 19]. L’espace de 200-300 µm séparant l’intrados de la prothèse et l’épithélium de la muqueuse palatine est le siège d’un remodelage constant entre les deux surfaces (abiotique et biotique). La présence des micro-organismes dans cet espace contribue à restructurer dynamiquement ce micro-environnement. (figure 7). Par ailleurs, ces micro-organismes et leurs sécrétions peuvent être à l’origine de la résistance aux médicaments en limitant la pénétration des antifongiques et des antibiotiques [20].
Le déséquilibre entre les différents domaines microbiologiques (eucaryote et procaryote) entraîne une baisse de la diversité du microbiote salivaire, en faveur des Streptococci et des Lactobacilli, mais aussi la disparition de certains genres à l’intérieur des classes Fusobacteria et Bacteroidia. Une corrélation négative est ainsi établie entre la charge candidosique et le profil bactérien salivaire.
La préservation de la santé de la cavité buccale est nécessaire pour maintenir la diversité du microbiote buccal. La baisse de cette diversité résultant du développement de la population candidosique colonisant les prothèses amovibles implique une adaptation du système immunitaire [8]. Incorporés dans le biofilm prothétique, les pathogènes peuvent résister à différentes thérapeutiques et rendre inefficaces plusieurs traitements antimicrobiens [21]. En présence de patients à risque, comme le diabétique, l’insuffisant respiratoire ou cardiaque ou encore l’immunodéprimé, cette résistance devient un problème de santé publique [22].
L’état de santé bucco-prothétique est dépendant de l’équilibre optimal entre le microbiote oral et le système immunitaire de l’hôte. L’état sain maintient la diversité du microbiote buccal. Une réduction de cette diversité en présence d’un mycofilm prothétique peut modifier la réponse du système immunitaire de l’hôte, entraînant le passage vers un état pathologique. Durant cette phase, les symptômes de la SP ne sont pas toujours cliniquement décelables ; seuls des biomarqueurs biologiques comme des protéines salivaires (anhydrase carbonique 6, cystatine C et cystatine SN) pourraient diagnostiquer précocement cette pathologie.
In vivo, l’analyse de la plaque microbienne en présence d’une prothèse amovible concerne les bactéries, les virus et des organismes eucaryotes, principalement sous la forme de communautés agrégées appelées mycofilms. Ce mode de coexistence multicellulaire facilite l’accès pour les micro-organismes aux nutriments et augmente leur résistance vis-à-vis des agressions extérieures. Cette capacité des micro-organismes à s’organiser en biofilms concerne aussi bien les pathogènes que les commensaux qui constituent nos microbiotes.
Pour traiter la stomatite prothétique, plusieurs stratégies thérapeutiques sont proposées mais sans établir un consensus. Les connaissances récentes sur la formation et le maintien des mycofilms à la surface d’une prothèse amovible laissent entrevoir une approche thérapeutique innovante et efficace. À cette fin, une analyse globale des micro-organismes en présence d’une prothèse amovible et non la recherche spécifique d’un pathogène donné se justifie, notamment dans une approche préventive ou curative de cette pathologie chez les patients âgés ou à risque. Des approches thérapeutiques adaptées à la spécificité des mycofilms prothétiques seront proposées dans un prochain article.
Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.